Chapitre 12

— Pourquoi c'est comme ça ? Tu crois qu'on est punis ? me demande Hortense en agrippant mon bras et en balayant la salle du regard.

Je lui réponds avec un haussement d'épaules, ne sachant pas quoi lui dire. Anxieuse, je jette un œil autour de moi, les tables et les bancs ont été poussés contre les murs de chaque côté du réfectoire et toutes les personnes travaillant ici sont réunies sur l'estrade à l'autre bout de la pièce.

— Pourquoi ils nous ont demandé de quitter la classe maintenant ? continue Hortense toujours aussi inquiète. Il est même pas encore onze heures. Et pourquoi les tables sont comme ça ? Ça veut dire qu'on ne mange pas ?

Le son paniqué dans sa voix, fait grandir la crainte en moi, m'empêchant de prononcer un mot.

— Quelqu'un a dû faire une bêtise et la directrice cherche le coupable, intervient soudain Adeline en s'approchant de nous.

— Et si elle ne le trouve pas ? Alors elle va tous nous punir ? demande-t-elle d'une voix tremblante.

Je la sens raffermir sa prise sur mon bras, me faisant presque mal. Pour essayer de la faire lâcher mon membre qui va bientôt être privé de sang, je pose une main sur la sienne. Je la regarde dans les yeux, en prenant une grande inspiration pour ne pas avoir moi aussi la voix qui tremble et être la plus rassurante possible pour cacher ma propre angoisse, je murmure :

— On n'a rien fait nous, donc on ne risque rien...

Hortense ne dit rien, elle se contente de me regarder quelques secondes dans les yeux, avant de lâcher mon bras pour essuyer ses yeux qui se sont embués de larmes.

— Tu es sûr ? Je ne veux pas être punie, moi...

— Mais quelle peureuse celle-là, s'écrie soudain Gaëtan en tapant dans le dos de Hortense.

— Eh vraiment t'as peur de tout, toi, enchaîne Julien en se mettant à droite d'Adeline.

D'un coup d'épaule, Hortense dégage de la main de Gaëtan avant de venir s'installer entre moi et Adeline. En se retournant elle lance un regard noir aux deux garçons, en grognant :

— Je ne suis pas une peureuse.

Ils pouffent de rire.

— Oh non bien sûr, t'es même la plus courageuse de l'orphelinat, se moque Gaétan en donnant un coup de coude complice à Julien.

— Mais oui, t'as pas vue c'est elle qui a fait fuir les chiens sauvages qui avaient réussi à passer le portail !

— Elle ne fait pas du tout partie de filles qui sont parties en courant pour aller pleurer dans les bras d'Annie !

— C'est bon arrêter, vous êtes lourd, soupire Adeline en levant les yeux aux ciels, clairement agacé qu'ils se moquent ainsi de Hortense.

Mais ça ne fait pas taire les garçons, qui continuent à se moquer de Hortense. Cette dernière baisse la tête, honteuse. La voir ainsi me fait un pincement au cœur, je n'aime pas voir mes amis comme ça. Alors je passe un bras autour de ses épaules pour la soutenir.

— Elle n'est pas la seule à avoir peur en plus, dis-je en essayant d'avoir une voix qui se veut assurée.

— Oui, continue Adeline qui avait elle aussi mit sa main sur la taille de Hortense, c'est normal d'avoir peur, moi non plus je veux pas être punis !

— Moi non plus, murmuré-je en la regardant dans les yeux.

Les garçons s'arrêtent net de rire en nous regardant chacune notre tour. Voyant qu'on fait bloquer, Gaëtan lève les yeux aux ciels avant de déclarer d'une voix lasse :

— Oh vous n'êtes pas drôle, les filles.

— On rigolait, soupire Julien. Ce n'était pas méchant.

Alors qu'Adeline s'apprête à répliquer, la porte principale du réfectoire s'ouvrir dans un grincement. En une fraction de second toute les personnes présentes dans la pièce se figent tel des statues de marbres. Même les mouches semblent s'être arrêtées de voler. Tout le monde sait, sans même avoir besoin de regarder, qui vient d'entrer.

D'un pas lent, elle avance à travers la pièce silencieuse. Ses talons claquent à chacun de ses pas et sa longue robe noire balaye le sol carrelé. Telle une reine rentrant dans son palais devant ses sujets, elle marche la tête haute, le dos droit et les mains jointes au niveau de son ventre, elle ne daigne même pas poser un regard sur nous, elle fixe le font de la salle, où se trouve les autres adultes. L'expression dure et froide de son visage est égale à l'apparence qu'elle renvoie. À son passage, tous les enfants s'écartent, tête baissée, avant même qu'elle ait besoin de dire un mot. Le temps semble être ralenti, chaque pas lent et régulier résonne dans ma tête, tel le tic-tac d'une horloge qui annoncerait la fin de ma vie.

Quand enfin elle arrive à la petite estrade, elle n'accorde même pas un regard aux adultes.

— Mes chers enfants, commence la directrice d'une voix forte, comme vous le savez nous sommes le samedi 11 novembre 1922 et vous savez tous ce que ces jours signifie...

L'Armistice, songé-je. Comment oublié ce jour où la Grande Guerre s'est enfin terminée. Je n'avais que quatre ans, pourtant je me souviens très bien de la joie qui avait envahi tout le monde. De la fenêtre de notre dortoir nous pouvions voir, dans le ciel, les feux d'artifice lancés depuis le village. Nous entendions leurs clameurs malgré la distance. Partout c'était la fête, sauf ici. Au sein de l'orphelinat, le calme et le silence étaient de mise, même en ce jour de fête. La directrice avait interdit à qui compte de célébrer ce jour, adulte comme enfants, personne ne pouvait ne serait-ce que sourire sous peine de lourde sanction. Certains grands intrépides osaient murmurer qu'elle n'avait pas de cœur, et je pense qu'ils ont raison.

— Il y a quatre ans, jour pour jour, continue la vieille femme en haussant légèrement la voix, l'armistice a été signé mettant fin à la Grande guerre. Mais aujourd'hui est un jour particulier, contrairement aux autres années, le glas des églises et les salves de canon seront remplacés par deux minutes de silence, une pour les morts, l'autre pour les survivants. Dorénavant le moment où l'Armistice est entré en vigueur, la onzième heure du onzième jour du onzième mois, il y aura pendant un bref instant de deux minutes une suspension complète de toutes nos activités normales, afin que, dans une immobilité parfaite, les pensées de chacun puissent se concentrer sur le souvenir respectueux des morts glorieux.

La sorcière se tait un instant et baisse légèrement la tête. Après quelques secondes, elle relève les yeux, prends une grande inspiration et déclare d'une voix assurée :

— Cette minute de silence dédié aux morts n'est pas seulement pour les soldats, mais aussi pour les civils. Elle est pour toutes les personnes ayant perdu la vie au cours, où dû aux conséquences, de la guerre. Car vous, mes chers enfants, vous savez plus que quiconque que cette guerre n'a épargnés personne, ni les femmes et ni les enfants. Oui, la guerre a pris des pères, des maris, des frères, des fils... Mais elle a aussi emporté des mères, des sœurs, des filles et d'innombrables enfants innocents... Nous ne devons pas les oublier. Cette minute est destinée aux morts, alors n'en oublions aucun.

Sur ces mots, bon nombre d'enfants, ainsi que les adultes baissèrent les yeux ou détournèrent le regard, essayant de cacher leurs larmes qui commencent à couler sur leurs joues, attristées par cette dure réalité. La sorcière soupire à son tour, avant de reprendre rapidement une inspiration pour continuer.

— Mes chers enfants, quand onze heures sonnera, j'exige le plus grand silence et, ensemble, nous nous recueillerons pour honorer leurs mémoires et honoré celle de toutes les personnes qui ont survécu à cette période sombre.

Après ces derniers mots, la directrice se tait, les yeux fixés sur la vieille horloge à pendule en bois foncé. Aussitôt un silence écrasant s'empare de l'endroit, seul le tic-tac de l'aiguille annonçant les secondes qui s'écoulent résonne dans la pièce et vient casser ce calme étouffant. Personne ne parle, personne ne bouge, pas même les plus petits, tout le monde reste statique, attendant silencieusement que onze heures sonnent.

Au fur et à mesure que les secondes s'écoulent, les tic-tac me semblent de plus en plus forts, presque assourdissants, ma respiration vient se calquer sur ce rythme lent et constant.

Soudain, un bruit assourdissant résonne fortement à travers la pièce, me faisant sursauter de surprise : le premier coup annonçant onze heures vient de retentir. Instinctivement, je jette un œil à la directrice pour savoir ce qu'il faut faire maintenant, mais elle ne dit rien, elle se contente de baisser la tête en fermant les yeux, l'air grave. Mon regard se tourne vers le reste des adultes, qui l'imitent sans un mot. Je comprends aussitôt que la première minute de silence vient de commencer. Du coin de l'œil, je vois les autres enfants qui m'entourent faire de même.

Silencieusement, je les imite, courbant la nuque pour me recueillir.

La première chose qui me vient en tête c'est le visage de mes parents, tel que je les imagine. Ma mère, une femme courageuse avec de longs cheveux bouclés et mon père, un brave soldat ayant perdu la vie à la guerre avant ma naissance... Même si je ne sais pas s'ils sont morts ou en vie, je préfère imaginer qu'ils sont décédés, sinon pourquoi m'auraient-ils laissé dans cet endroit ?

Naturellement, mes pensées vont aussi à tous ces soldats qui sont morts pour nous, pour la France, si ces hommes courageux n'étaient pas partis combattre, je ne serais peut-être pas là aujourd'hui... Seigneur Dieu prenez soin de ces valeureux soldats qui nous ont tous sauvés, ce sont tous des héros, sans exception. Merci à eux, on ne les oubliera jamais, ils seront à jamais dans nos cœurs. Seigneur, prenez soin aussi de tous les civils qui y ont perdu la vie... Et veillez sur nous aussi, nous, les survivants, s'il vous plaît...

Soudain, j'entends une fille à côté de moi en train de se retenir de renifler. Je relève légèrement la tête pour la voir ; d'une main tremblante elle tente d'essuyer les larmes qui coulent sur ses joues et de l'autre elle tient fermement sa petite sœur par l'épaule. La plus jeune, qui n'a que quelques mois de moins que moi, serre la taille de sa sœur en enfouissant sa tête dans sa robe. C'est Renée et Sidonie, je ne les aime pas trop, parce qu'elles sont méchantes parfois avec les autres, surtout Renée, mais les voir comme ça me fait mal aux cœurs. Je ne connais pas vraiment comment leurs parents sont morts, je sais juste qu'elles habitaient à Reims avec toutes leurs familles quand la ville a été bombardée pendant la Grande Guerre. Et qu'après ça, elles étaient orphelines et ont été emmenées ici, même si je ne sais pas trop pourquoi. Renée était assez grande pour se rappeler de tout, je ne peux qu'imaginer la douleur qu'elle ressent.

Sans relever la tête, je peux voir Julien, juste devant elles. Il ne fait aucun son, pourtant je peux voir ses épaules se relever et se baisser légèrement par des petites secousses. Je sens mes yeux se remplir d'eau en le voyant ainsi, sans avoir à lui demander je sais à quoi il pense : à son père. Il passe son temps a nous en parler, à raconter les exploits de son père, le héros. Ça doit lui faire tellement mal de repenser à lui dans ce moment...

Tout autour de moi, j'entends d'autres enfants renifler ou sangloter, mon cœur serre en imaginant la douleur qu'ils doivent ressentir, si la guerre n'était pas apparue, ils auraient toujours une famille...

Je baisse alors la tête et ferme les yeux et me mets à pensée à toutes les familles des enfants que je connais.

— Bien, déclare soudainement la sorcière, les deux minutes se sont écoulées.

Elle reprit une grande respiration tout en se redressant afin d'être bien droite et repris d'une voix détachée.

— Exceptionnellement, le déjeuner sera servi à onze heures et demie. Vous avez donc exactement vingt-huit minutes pour remettre les tables et les bancs à leurs places, mettre le couvert et vous lavez les mains avant de passer à table. Et je ne veux aucuns retards ! Est-ce bien compris ? grogne-t-elle avec sévérité.

— Oui, Madame la Directrice, répondons-nous tous à l'unisson, avant de nous disperser.

Dans cette vaste pièce, seuls le bruit des pas se dispersant et des quelques murmures résonnent, personne ne parle, tout le monde se contente d'obéir à la directrice dans le plus grands des silences.

Et pendant que la plupart se dirigent, vers les meubles pour les remettre en place, d'autres s'isolaient un peu pour finir d'essuyer les restes de larmes séchées sur leurs joues.

Alors que je m'apprêtais à exécuter les ordres de la sorcière en me dirigeant vers un des bancs, je vis Hortense sortir de la salle à manger, des traces de larmes brillant sur ses joues rouges, suivie de près par Denise. Dans l'incompréhension, je me tourne vers Adeline qui se trouve à deux pas de moi, et sans dire un mot on se dirige toutes vers la sortie pour consoler Hortense.

Une fois dehors, on voit Hortense assise sur les marches, en train de tirer des mèches d'une de ses tresses, riant doucement à ce que lui murmure Denise, assise juste à côté d'elle. En nous entendant approcher, elle relève la tête en essuyant rapidement ses yeux avant de se lever avec un grand sourire.

— J'avais trop chaud dans la salle c'est pour ça que je suis partie.

Vue l'air essoufflé qu'elle mime et les joue pourpres, on aurait pu croire qu'elle dit vrai, mais ses yeux rougis par les larmes la trahissent.

Cependant, aucune de nous ne fait de remarque, on se contente de lui sourire et d'acquiescer.

— Bon, on devrait y retourner, ce n'est pas gentil de laisser les autres tout faire, dit-elle en montrant la salle à manger.

Alors que nous sommes sur le point d'y aller, Gaétan et Julien – qui a retrouvé un air moqué sur le visage, toute trace de tristesse ayant disparu – apparaissent devant nous.

— Bah alors on tire au flanc ? se moque Gaétan.

— Ce n'est pas très gentil, renchéri Julien.

— Et vous qu'est-ce que vous faites là, alors ? demande Adeline en levant les yeux aux ciels. Vous aussi ne vous faites rien !

Gaétan s'approche d'elle en posant son coude sur son épaule d'une manière nonchalante.

— Ah mais non très cher, nous, on vérifie que tout le monde fait bien son travail, c'est notre rôle !

— Votre rôle ? rit Adeline en s'extirpant du contact du brun.

— Oui, tout à fait, on vous a vue sortir, donc on vous a suivi pour vérifier que vous ne vous égarez pas ! continue Julien en nous faisant un grand sourire forcé l'air innocent.

— « Que vous ne vous égarez pas » ? Vous pensez que vous êtes des bergers et nous des moutons ou quoi ? crache Hortense, qui intervient pour la première fois, avant de soupirer fortement.

Alors que Gaétan s'apprête à faire une autre remarque, il s'arrête net en voyant le visage d'Hortense. Un sourire moqueur se dessine sur ses lèvres alors qu'il s'approche de Julien pour lui donner un coup de coude.

— Eh, t'as vue le bébé, là ?

— Je ne suis pas un bébé ! s'offusque Hortense, vexée par le ton moqueur employé par Gaétan.

— Ah bon alors pourquoi tu pleures sans raison, hein ?

— Arrête, Gaétan ! s'interpose Adeline.

— Oui, ce n'est pas drôle. Surtout pas aujourd'hui... marmonné-je, énervée qu'il s'en prenne ainsi à mon amie.

En temps normal, leurs blagues et moqueries idiotes ne me touches pas, on sait tous qu'ils ont toujours été comme ça. D'habitude on les ignore, mais pas en ce jour précis, pas alors que c'est justement ce moment qui a rappelé des souvenirs douloureux à Hortense et que c'est à cause de ça qu'elle a craqué, elle qui d'habitude ne fait que sourire.

Gaétan pouffe de rire en comprenant ce que je sous-entends.

— À cause de la minute de silence ? Vraiment ?

Nous le foudroyant toutes du regard, essayant de lui faire comprendre qu'il faut qu'il se taise. Mais il n'en fit rien et à la place il pouffe à nouveau de rire et va donner un coup d'épaule à Julien, qui lui reste silencieux.

— Oh mais ça sert à rien de pleurer comme ça, ils sont morts depuis longtemps, ils s'en fichent eux.

— Gaétan ! s'écrie soudain Denise, ne cachant pas sa colère dans sa voix. Comment oses-tu dires quelque chose pareil ?

Gaétan paru d'abord surpris de voir la grande lui parler sur ce ton, mais rapidement un nouveau sourire moqueur étire ses lèvres.

— Quoi ? C'est vrai, dit-il en haussant les épaules de manière désinvolte, on s'en fiche, c'est qu'une cérémonie idiote.

Le visage de Denise se crispe en entendant ses mots, l'air on ne peut plus sérieux, elle serre fortement le mouchoir qu'elle tient dans les mains en fronçant les sourcils, ses joues prirent une teinte rouge, alors qu'elle essaie tant bien que mal de garder sa colère en elle. Elle bouillonne littéralement, les jointures de sa main deviennent blanches à cause de la force dont elle sert le point et sa respiration devient de plus en plus rapide, comme si elle tente de se retenir de la frapper. Même si je sais très bien que jamais elle ne ferait une chose pareille, à ce moment précis, j'ai quelques doutes. C'est la première fois que je la vois ainsi, elle me fait presque peur comme ça, j'ai l'impression qu'elle va exploser ou alors fondre en larme et s'écrouler.

— Et puis, continue Gaétan, c'est que les fillettes qui ont pleuré, hein Julien.

Il cherche un soutien de la part de son acolyte, mais pour la première fois Julien ne le soutient pas. Au contraire il s'écarte de lui, les yeux remplis de larme, mais Gaétan ne le remarque pas et continue à rire.

— Ça fait des années hein, 'faut passer à autre chose, ils reviendront jamais, ils sont morts ! Cette journée est débile de toute manière...

Mais est-il complètement bête ? Ne voit-il pas que ces mots blessent ? Que Hortense s'est remise à pleurer ? Que Denise est sur le point de craquer ? Et même que son ami, son frère comme il le dit lui-même, à détourner le regard pour ne pas qu'on voie qu'il a les larmes aux yeux ? D'habitude ces blagues sont lourdes et un peu vexantes, mais là c'est juste méchant et ça ne fait rire que lui !

Gaétan continue à rire doucement comme si de rien était.

Ce fut la goûte de trop, sans que personne ne s'y attendent, Denise s'approche de lui, lève sa main et le gifle.

— Ne dis plus jamais quelque chose comme ça ! gronde Denise, énervée et à bout.

Mais même si sa voix était un grondement sourd et brutal, comme un coup de tonnerre, on peut déceler de sa voix une cassure à la fin, comme si sa voix s'était brisée.

Gaétan mit lentement sa main sur sa joue rougie, choqué par le geste de la grande fille. Nous étions tous choqués, c'est la première fois que Denise lève la main sur un autre enfant. La première fois qu'elle s'énerve à ce point sur quelqu'un d'ailleurs... Soudain le visage de Denise se déforme sous la stupeur, comme si elle venait juste de se rendre compte de l'acte qu'elle venait de faire.

Avant que quiconque dise un mot, Denise part en courant en direction du dortoir, les yeux débordant de larme.

Pendant plusieurs secondes, nous restons bouche bée, incapables de réaliser ce qu'il vient de se passer.

— Où est passée Denise ?

Je sursaute en entendant la voix. Il me faut un instant avant de retrouver mes esprits et regarder la personne qui vient de nous rejoindre. Je relève la tête pour voir Louise approcher de notre petit groupe près des escaliers. Elle nous sourit gentiment, attendant qu'on lui réponde, mais personne n'ose prendre la parole, ni ne sait vraiment quoi lui dire.

— Vous savez où est Denise ? réitère Louise en fonçant légèrement les sourcils d'incompréhension en voyant qu'on ne répondait pas. Je pensais l'avoir vue sortir de la salle à manger avec Hortense pendant que j'étais avec les autres petits... Eh bien, vous êtes devenu muet ? Ma question n'est pourtant pas très compliquée, rit-elle légèrement, mal à l'aise.

Soudain, elle remarque la joue rougit de Gaétan et les yeux embrumé de larme de Julien et Hortense. Elle fronce alors ses sourcils plus sérieusement, avant de se radoucir pour nous demander ce qu'il s'est passé et où est Denise, car il lui semble étrange que Denise nous est laissée dans cet état.

— El-Elle est partie dans le dortoir je crois... réponds-je d'une petite voix.

— Pourquoi ça ?

Je lève un regard peiné vers elle, mais ne réponds rien.

— On ne sait pas, intervient soudain Adeline, mais elle est partie après avoir giflé Gaétan...

— Quoi ? s'écrie Louise inquiète en se redressant pour faire face à Adeline. C'est impossible. Elle ne ferait jamais ça !

Étonnée, la grande se tourne aussitôt vers Gaétan. En regardant sa joue encore rouge, son visage prit une expression furtive de surprise avant de se transformer en colère. Elle fronce les sourcils en regardant le garçon droit dans les yeux.

— Qu'est-ce que tu as dit, Gaétan ? Qu'est-ce que tu as encore sorti pour que mettre Denise dans cet état ? Jamais elle n'aurait pu faire une chose pareille, à moins que tu aies dit quelque chose de vraiment grave. Alors dis-moi !

La voix dure de Louise sort Gaétan de sa torpeur et le fit sursauter de surprise. C'est la première fois qu'on entend Louise parler sur un tel ton, d'habitude sa voix est douce et rassurante, l'exact opposé de maintenant.

Gaétan secoue légèrement la tête pour reprendre ses épris, avant de passer une main dans ses cheveux rebelles et dire d'un air faussement assuré :

— Rien de mal, ce n'est pas ma faute si les filles sont si sensibles.

— C'est faux, s'écrie Adeline derrière moi, tu as dit qu'il faut passer à autre chose, que ça servait à rien de penser à eux car ils reviendront jamais, et qu'ils sont morts de toute façon !

— Tu as aussi dit que cette journée était débile, intervient Hortense un sanglot se coinçant dans sa gorge à la fin de sa phrase.

En entendant ces mots, Louise écarquille les yeux choqués.

— Pardon ?

Elle se retourne aussitôt vers Gaétan pour lui faire face, une expression indéchiffrable sur le visage.

— Pourquoi as-tu dis ça ? Qu'est-ce qu'il t'es passé par la tête pour dire une chose pareille ?

— Bah..., commence Gaétan plus du tout assuré, c'est vrai... Enfin-

Le coupant dans sa phrase, Louise, d'une mine sérieuse qu'on ne lui connaissait pas, l'attrape par le bras et l'entraîne un peu plus loin avec elle.

Malgré qu'ils se soient éloigné de quelques mètres, on peut très bien les entendre, étant donner que l'entrée ou nous nous trouvons n'est pas très vaste et que l'orphelinat soit plonger dans son silence habituel - excepté les bruits de chaises et de bancs que l'on tire sur le sol, ainsi que de légers murmures, provenant du réfectoire. Sans détourner le regard de mes amis partis s'installer sur les marches en bois - Adeline consolant Hortense et Julien étant plus à l'écart le visage tourné vers le mur pour cacher son chagrin - je tends l'oreille vers Louise et Gaétan, ma curiosité l'emportant sur la petite voix en moi qui me dit que ce n'est pas bien d'écouter aux portes.

— Gaétan, commence Louise d'une voix basse, pourquoi as-tu dis ça ? Qu'est-ce qu'il t'est passé par la tête ?

Le garçon ne répond rien, alors après quelques secondes, la grande enchaîne, agacé :

— Tu te rends compte de la gravité de tes mots ? Du mal que tu as fait ? Comment peux-tu dire qu'il faut passer à autre chose ? Que c'est "débile"?

— Car c'est vrai, dit doucement Gaétan la voix tremblante.

— Quoi ?

Au ton brusque et soudain de sa voix, j'ai eu l'impression qu'elle allait lui donner elle aussi une gifle, surprise je tourne légèrement la tête pour les observer du coin de l'œil, et au vu de la réaction de Gaétan, lui aussi l'a cru. Il a fait un pas en arrière en sursautant, plaçant légèrement ses mains devant son torse, en défense, prêt à les lever sur son visage en cas de besoin.

En voyant sa réaction, Louise s'adoucit et repris d'un ton plus calme et posé.

— Imagine que l'on te disait ça à toi, de tes parents, de ta grand-mère... Cela te ferait plaisir ? Surtout en cette journée dédier à eux et à toutes les autres victimes ?

— Je m'en ficherais, répond le brun d'un ton sec. Et mes parents ils sont morts bien avant la guerre, comme ma grand-mère ! 'Y pas de journée pour penser à eux et c'est normal, car ils sont morts ! Ça sert à quoi de penser aux morts ?

— À ne pas les oublier... réponds simplement la grande.

Gaétan soupir fortement à cette affirmation.

— Gaétan, cette journée... Cette journée n'est pas seulement là pour penser aux disparus, mais surtout pour leur rendre hommage. Ces hommes se sont battus pour la France, on ne doit jamais l'oublier. Ils ont donné leurs vies pour que, toi, moi et tous les autres survivants, nous puissions continuer à vivre... Et aussi pour rendre hommage à toutes les personnes qui y ont perdu la vie, pas que les soldats, car c'est important de penser aux disparus, Gaétan.

Gaétan renâcle.

— C'est la vérité, peu importe ce que tu en penses. Nous avons tous quelqu'un à qui pensé, qui n'est plus là à cause de cette guerre, al-

— Non, pas moi, crache-t-il soudain, je connais personne qui soit mort pendant la guerre, personne !

— Comme moi, je te signale. Pourtant je ne pense pas que ce soit inutile.

— C'est pas la même chose.

Louise paraît troublée par ses mots, elle ouvre aussitôt la bouche pour répliquer, mais aucun mot ne sort. À la place, elle prend une grande inspiration et dit d'une voix calme :

— Tu ne connais peut-être personne qui est mort à cause de la guerre, mais tu connais des gens qui l'ont connu.

Elle se tourne en la direction de Julien, toujours recroquevillé sur les marches, les joues brillantes. En voyant son ami ainsi, quelque chose semble se briser en lui, il n'avait pas remarqué avant que ces mots avaient fait mal à Julien, ce n'est pas ce qu'il désirait.

— J-je ne pensait... Je ne voulais pas...

— Tu ne voulais pas leur faire du mal, c'est ça ?

Gaétan secoue la tête l'air perdu.

— Louise...

La voix de Gaétan se brise sur ce simple mot, on peut sentir dans sa voix des sanglots qu'il essaye de maintenir en lui.

— Tu crois que je leur ai fait vraiment du mal ?

Louise hoche la tête tristement.

— Je ne voulais vraiment pas, tu sais... Je pensais... Je voulais... Je-je... bégaye le brun en se retenant de pleurer.

Le voir ainsi et entendre la détresse dans sa voix le fait mal au cœur, au fond Gaétan est gentil, même quand il se moque, il ne le fait jamais de manière à nous blesser intentionnellement, il ne se rend pas compte... Je relève la tête vers les autres, eux aussi ont entendu Gaétan et eux aussi ressentent la même chose que moi, à ce moment précis, plus personne ne lui en veut... Ou juste un peu.

— Tu voulais juste leur changer les idées, faire de l'humour, comme à ton habitude, murmure la grande, comme une évidence.

Gaétan hoche la tête, mordant sa lèvre pour retenir ses larmes et les sanglots qui menace de franchir la barrière de ses lèvres.

Il prend une grande inspiration avant de demander d'une voix tremblante :

— Qu'est-ce que je peux faire ?

— Demander pardon, c'est bien pour commencer... Et puis, tu verras ce qu'ils te diront.

— Et Denise ? Tu crois qu'elle me pardonnera ?

La fin du dernier mot fut engloutie dans un dernier sanglot.

— J'en suis sûr, dit-elle tendrement.

Quand Gaétan revient vers nous, nous faisons semblant de ne rien avoir écouté de leurs conversations, Adeline engage rapidement un sujet de conversation comme si de rien était.

— Julien, commence maladroitement Gaétan en se mettant devant son ami, je... Je suis désolé, pour... Enfin, j'ai... Ce n'était pas... Je ne voulais pas...

Le voir bégayé de la sorte nous fit sourire. Il est plutôt amusant de le voir si incertain dans ses mots, lui qui est toujours le premier à fanfaronner.

— C'était pas vrai, finit-il pas lâcher dans un souffle. Tout ce que j'ai dit... C'est pas idiot et...

— C'est bon, marmonne Julien un sourire en coin, t'inquiète pas, je ne t'en veux pas. Et puis, ajout-il en essuyant une dernière larme qui perlait au coin de son œil, mon père était un vrai héros, on n'a pas besoin d'une journée spécial pour s'en rappeler ! Il a sauvé la vie de centaines de personnes, donc je suis sûr que beaucoup pensent à lui, il ne sera jamais oublié, même sans cette journée.

Il rit légèrement en tapant amicalement le bras de Gaétan, qui lui rend son sourire à moitié gêne mais aussi heureux de voir que son frère ne lui en veut pas.

Puis il se tourne vers Hortense toujours assise sur les marches en train de jouer avec indifférence avec une de ses nattes.

— Hortense, je suis-

— C'est bon, le coupe-t-elle en se relevant, c'est rien. Et puis, c'est la grippe espagnole qui a tué mes parents et mes sœurs, donc c'est pas vraiment la même chose...

Même si elle dit ça, je sais qu'elle ne lui pardonne pas, pas complètement du moins, elle ne peut pas. Mais j'ai l'impression que ça fait du bien à Gaétan de le penser, il lui fait un signe de tête reconnaissant, son visage montrant qu'il est vraiment désolé.

Alors que nous nous apprêtons à retourner dans le réfectoire, je vois Louise, le visage inquiet, se diriger rapidement vers les escaliers. Elle va sûrement voir Denise, songé-je, j'espère qu'elle va bien... Au moment où elle grimpe la moitié des escaliers, Annie apparaît devant elle l'air dépassé. Voulant savoir ce qu'il se passe, je reste en retrait pour les écouter.

— Oh, Louise ! J'ai besoin de ton aide ! supplie Annie en empoignant les bras de Louise.

— Oui, mais c'est que je dois-

— Ça peut attendre. J'ai vraiment besoin de toi s'il te plaît : la nourrice, c'est senti mal après la minute de silence, elle est sortie et toutes les surveillantes sont parties avec elle la réconforter. Je me retrouve toute seule avec tous les bébés à nourrirent et il faut que dans quinze minutes je serve aussi le repas des grands, sauf que je n'aurais jamais le temps ! S'il te plaît, il faut que tu m'aides, supplie-t-elle en secouant légèrement Louise dans la panique.

Louise semble vraiment embêtée, tiraillé entre aller aider Annie et aller voir comment Denise va.

Mais avant qu'elle n'ait le temps de dire quoi que ce soit, Annie continue comme si elle avait anticipé ce que la plus jeune allait dire.

— Je ne peux demander à personne d'autre, Denise est introuvable, aucune autre grande ne le ferait et je vois vraiment la directrice donner le biberon à un bébé ! Il faut que ce soit toi, s'il te plaît, Louise, j'ai besoin de toi !

Peinée Louise finit pas accepter à contrecœur, laissant Annie la tirée vers l'étage, jetant un dernier coup d'œil au couloir qui mène au dortoir des filles avant de s'engouffrer dans celui des nourrissons.

Mes premières pensées viennent pour Denise, elle va rester toute seule alors ? Personne ne va aller la voir ? Elle va rester seule avec son chagrin ? Non ce n'est pas possible, elle ne devrait pas. Quand on n'est pas bien, elle vient toujours nous voir, elle ne nous laisse jamais seul... C'est elle qui m'a dit qu'on ne laisse pas quelqu'un seul quand il est malheureux. Je décide donc d'y aller à la place de Louise, pour au moins m'assurer que Denise va bien. Elle a toujours été là pour moi, à présent, c'est à moi de l'être pour elle. 

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