Chapitre 1

Un jour, je serai heureuse, j'en suis sûre.

Aujourd'hui encore, je suis accoudée sur le rebord d'une des grandes fenêtres de l'ancien dortoir des filles. Malgré la froideur ambiante, l'odeur de moisissure et les pelotes de poussière qui se baladent au gré des courants d'air, j'aime cet endroit, je m'y sens en sécurité. Depuis que la directrice de l'orphelinat a décidé de regrouper toutes les filles dans la chambre principale, arguant qu'il est inutile de dépenser de l'argent pour chauffer une pièce superflue, ce dortoir est laissé à l'abandon et plus personne n'y vient jamais.

Ici, je suis tranquille, je peux rêver, laisser mon imagination vagabonder et m'emmener plus loin que l'horizon, sans être jugée, ni raillée. Ici, je peux être moi-même. La seule personne qui m'y rejoint parfois, c'est Mathilde, ma grande sœur. Même sans être du même sang, elle veille sur moi depuis toujours. Elle est mon phare dans la nuit, le rayon de soleil dans la tempête. Lorsqu'elle est avec moi, mon cœur se remplit de joie. Mais aujourd'hui, je suis seule avec mes pensées. Je suis seule avec le rêve qui m'habite depuis aussi longtemps que je me souvienne : celui d'avoir des parents.

Je soupire tristement en laissant reposer ma tête dans ma main gauche. De la droite, je parcours du bout des doigts la grosse fissure sur la vitre en fasse de moi, avant de laisser retomber mon bras sur le bois rongé par l'humidité. Dans la poussière, je dessine deux bonshommes en bâton, l'un avec une robe, l'autre en pantalon. Maman et papa.

Le regard perdu dans le vaste ciel ombragé, je m'envole. Je vais dans une magnifique maison en pierre et au volet bleu. Elle n'a ni carreau cassé, ni lit rouillé, ni toiture qui fuit. Non, elle est grande, belle et accueillante, avec des fleurs de toutes les couleurs qui recouvrent l'immense jardin qui l'entoure.

Mon papa est le plus fort et le plus intelligent de tous les hommes et ma maman, la plus douce et gentille des femmes. Bien sûr, Mathilde est là, toujours près de moi. Et en plus, nous avons deux grands frères et une toute petite sœur encore bébé.

Ensemble, nous passons nos journées à jouer dehors, nous crions et rions aux éclats jusqu'à la nuit tombée. Ensuite, nous partageons tous ensemble un repas préparé avec amour par maman. Viande, montagne de pomme de terre au beurre, sauce et gros gâteau en dessert, tellement de choses à manger qu'on sort de table sans avoir faim !

Enfin, après une histoire de papa et des bisous de maman, je vais me coucher dans un grand lit moelleux et chaud où je peux me tourner sans avoir peur de tomber, ou je...

— Élia !

La voix forte et grinçante de Mme Métivier, la directrice de l'orphelinat, me fait sursauter. La bulle de bonheur qui m'enveloppait s'éclate en mille morceaux, me ramenant durement à la réalité. Voyant le soleil décliner derrière les nuages, mon cœur s'accélère en comprenant que je suis en retard pour le repas. Le souffle coupé, je me tourne vers la vieille horloge en bois au fond de la pièce pour vérifier. Mes yeux s'écarquillent en se remplissant d'eau, ma respiration devient frénétique et mes jambes faiblissent sous mon poids.

Dix-neuf heures quatre ! Cela fait quatre minutes que je devais être à table avec les autres. Quatre minutes, que tous m'attendent pour manger. Quatre longues minutes où la sorcière a pu imaginer comment elle allait pouvoir me punir.

Je me redresse en essuyant mes mains poussiéreuses sur ma robe blanche, déjà salie par les corvées d'aujourd'hui. En moins d'une seconde, je sors de la pièce en courant, referme la porte et m'engouffre dans le couloir qui mène aux escaliers. Dans la précipitation, je manque de glisser sur l'un des tapis dans le passage, mais je me rattrape de justesse au mur à ma gauche. Avant d'arriver dans le champ de vision de la directrice, je m'arrête pour reprendre mon souffle. Je remplis mes poumons d'air en fermant fortement les yeux pour me donner le courage d'affronter la sorcière, avant de me positionner en haut des escaliers.

Elle est là, au pied des marches, droite comme un piquet et les mains sur les hanches. Son visage est crispé par la colère. Ses yeux noirs de vipère me fixent sans relâche tandis que je descends lentement la vingtaine de marches qui nous sépare. Le regard baissé, mes doigts froissant ma robe et mes jambes prêtes à se dérober sous moi à cause des tremblements, je me rapproche d'elle. Il est dix-neuf heures quatre, j'ai quatre minutes de retard. Il est interdit de faire attendre la directrice, c'est dans les règles, je le sais, mais je n'ai pas fait attention. C'est de ma faute.

Je m'arrête au pied des escaliers, à quelques centimètres d'elle. Les veines de son cou ressortent beaucoup plus que d'ordinaire sur sa peau blanchâtre. Lorsque mon regard croise le sien, un frisson d'horreur traverse mon corps. Mes membres se mettent à trembler et mon cœur bat à tout rompre, je baisse la tête en priant pour qu'elle ne me fasse pas de mal.

— Élia, sais-tu quelle heure il est ? demande-t-elle durement.

— Ou-

— Silence ! Je ne veux pas entendre un seul mot venant de ta bouche, petite impertinente ! Tu es en retard pour le souper ! Ne sais-tu pas que le repas est servi à dix-neuf heures pile ?

Je dodeline la tête. Oui, bien sûr que je le sais...

— Et ne sais-tu pas lire l'heure ? Serais-tu une demeurée, Élia ?

Je secoue la tête en la baissant plus bas encore. J'inspire et expire rapidement pour empêcher mes larmes de couler.

— Bien, continue-t-elle après m'avoir observée un moment, tu conviendras que tu mérites une punition, n'est-ce pas ?

Un frisson d'effroi traverse ma colonne vertébrale, ma vision commence à se brouiller à cause de l'eau qui remplit mes yeux en pensant à tout ce que ce mot peut engendrer.

— Oui, Madame la directrice, murmuré-je d'une voix tremblante et cassée par les sanglots dans ma gorge.

— Tu ne seras plus autorisé à manger de la journée pendant quatre jours. Un jour par minute de retard. Tu as compris ?

Je hoche la tête sans un mot, mais Intérieurement, je soupire de soulagement. Même si la faim me tiraille déjà, je m'attendais à une punition bien pire.

Lorsque je l'entends faire demi-tour en direction du réfectoire, je décide de faire de même et de remonter vers le dortoir.

— Eh bien, que fais-tu, petite sotte ?

Je me retourne et découvre Madame Métivier, sur le pas de la porte du réfectoire. Dans la confusion, je relève la tête pour la regarder dans les yeux, cherchant une réponse. Voyant mon air ahuri, la sorcière me sourit d'un air moqueur.

— Tu ne pensais quand même pas pouvoir monter dans la chambre pour dormir ou faire, je ne sais quoi, tout de même ? Tu ne vas peut-être pas te sustenter ce soir, ni les jours suivants, mais tu n'es pas exemptée pour autant de ta présence à table. Alors maintenant, à ta place !

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine et ma vision se brouille à nouveau. La tête baissée, j'essuie une larme qui s'échappe de mes yeux en exécutant son ordre. Lorsque je passe à côté de la directrice, elle pose sa main sur mon épaule. Mon sang se glace, ma respiration se bloque dans ma gorge et je me tends à ce contact indésirable. D'une légère pression de la paume, elle me fait rentrer dans la vaste pièce, plongée dans le silence, malgré la centaine de personnes qui s'y trouvent. Seul le bruit de nos chaussures sur la pierre brise le calme pesant.

Ensemble, nous marchons entre les deux grandes tables où sont déjà assis tous mes camarades. Évidemment, mon entrée avec la directrice, en plus de mon retard, ne passe pas inaperçue et tous me dévisagent sans un mot. Rouge de honte et les yeux débordant de larmes, j'enfouis ma tête entre mes épaules pour me faire la plus petite et discrète possible. Du coin de l'œil, je jette un regard à Mathilde pour essayer d'avoir son soutien, mais le sien est rivé sur la directrice, la dévisageant avec colère.

Une fois devant ma place, la directrice me lâche et je m'assois rapidement pendant que de son côté elle va s'installer à la table des adultes qui se trouve au fond de la pièce, sur une petite estrade. Le poids des regards des autres enfants s'évanouit lorsque la sorcière donne l'ordre de dire les bénédicités avant de dîner.

Alors que tout le monde commence à manger dans un silence glacial, je fixe l'assiette vide en face de moi. Du coin de l'œil, j'observe avec envie les autres avaler leurs soupes aux poireaux. La maigre pomme de terre et le bout de pain de ce midi ne m'ont pas rempli le ventre et avec toutes les corvées qu'on a fait aujourd'hui, il ne me reste plus rien en réserve. Même cette soupe qui n'a que le goût et la consistance de l'eau me donne envie. En me remémorant ces quatre jours qui m'attendent, mon estomac se tord de douleur.

Je ferme fortement les yeux pour chasser cette mauvaise pensée, avant de les rouvrir. Non, ça aurait pu être pire. Elle aurait pu... Mon sang se glace en pensant à toutes les autres punitions possibles. Être privée de nourriture, c'est la sanction la plus douce qu'elle pouvait m'infliger.

Fixée sur mon assiette, ma vision devient floue. Tout autour de moi disparaît et laisse place à une immense table, garnie de diverses nourritures, aussi succulentes les unes que les autres. Mon assiette déborde de choses qui ont l'air délectables et que j'ai toujours rêvé de manger.

Une délicieuse odeur de viande grillée et de marron chaud me monte jusqu'aux narines. Et le crépitement de la peau grillée et dorée du poulet me fait saliver. Les yeux écarquillés de bonheur, je me mords la lèvre en découvrant tous ces plats qui me sont interdits. Les fruits éparpillés sur la table ressemblent à un arc-en-ciel qui étincelle de mille couleurs. Les légumes forment comme des nuages appétissants autour des viandes pour les embellir. Et de magnifique vase blanc garnie de rose, tulipe et jasmin donnent à ce banquet une allure de fête.

Après avoir contemplé ce spectacle réjouissant, j'attrape avec avidité un morceau de jambon devant moi et le croque à pleines dents, le goût de l'odeur envahit ma bouche et le jus chaud coule dans ma gorge me faisant sourire bêtement. C'est tellement bon que j'en prends une autre. Alors que je m'apprête à entamer la deuxième, je sens du mouvement à côté de moi.

Je mets quelques secondes à sortir de mon état de somnolence. Une fois mes esprits retrouvés, je remarque que les filles qui m'entourent se sont toutes levées et commencent à débarrasser leur assiette. Le repas est terminé. Je jette un coup d'œil à la mienne. Toujours vide. Évidemment. Je soupire tristement en me levant, je l'attrape avec mes couverts et me dirige avec les autres vers un grand bac prêt de la porte qui mène à la cuisine. Les filles qui sont de corvée de vaisselle le descendront une fois que tous auront fini pour tout laver et ranger.

Une fois de retour dans le dortoir, après m'être débarbouillée et changée en tenue de nuit, je m'assois sur mon lit et balaye la pièce du regard pour tenter d'apercevoir Mathilde. Autour de moi, les autres filles finissent de se changer et commencent à se coucher dans leurs lits. Certaines osent même chuchoter entre elles, malgré la surveillante postée à droite comme un soldat à l'entrée de la chambre.

Soudain, mon visage s'illumine quand je vois ma sœur arriver vers moi. Elle me fait un signe en souriant avant de pousser la fille devant elle pour passer. À cause des lits au milieu de la pièce, il n'y a presque plus de place pour marcher. Le mien se trouve contre le mur à gauche, en face de la fenêtre, juste à côté de celui de ma grande sœur.

— Élia, chuchote Mathilde en s'asseyant sur mon lit.

Elle me serre dans ses bras quelques secondes, avant de me regarder tristement et de soupirer :

— Je suis désolée, si on avait eu du pain ce soir, je l'aurais volé pour toi, mais...

— T'inquiètes pas ce n'est pas grave, la rassuré-je en souriant, et puis je n'ai pas faim en plus, je te jure.

— Tu mens.

Avant que je n'aie eu le temps de répliquer, elle enchaîne soudainement, les sourcils froncés et le regard sérieux :

— Elle t'a tapée ? Dis-moi honnêtement, elle t'a fait du mal ?

Je secoue la tête. Elle arque un sourcil dubitatif, mais voyant mon air sincère, elle acquiesce :

— D'accord, mais si c'est pas vrai, je te jure, je vais aller lui mettre mon poing dans la figure !

Je pouffe de rire, avant de rapidement mettre ma main sur ma bouche pour étouffer le son et vérifier que la surveillante ne m'a pas entendu.

— Ça va, chuchoté-je en me tournant vers mon amie, je te promets.

— Je t'aime, petite sœur, murmure-t-elle au creux de mon oreille.

Je la serre plus fort encore, avant de la lâcher pour nous mettre au lit.

Les lumières se sont éteintes depuis longtemps déjà, toutes les autres filles se sont endormies, mais moi, je n'y arrive pas. Je me tourne et me retourne dans mon lit, tiraillée par la faim. Ça va passer, ça va passer, me répété-je inlassablement. C'est toujours ainsi, au début, on a tellement faim que ça nous fait mal, mais après ça passe et c'est comme si on avait mangé. Il faut juste attendre.

Allongée sur mon lit, la tête posée sur l'oreiller, je détourne les yeux des étoiles pour regarder Mathilde. Elle dort paisiblement, ses longs cheveux lisses et foncés s'étalant sur son oreiller. La lueur de la lune se reflétant sur sa peau blanche, lui donne l'air d'un ange. En la voyant ainsi, on a du mal à croire que c'est une vraie casse-cou qui n'a peur de rien, ni même de la sorcière. Et malgré toutes les punitions qu'elle a endurées, ça ne l'a jamais empêché de désobéir de nouveau et de me protéger quoi qu'il lui en coûte. Mais c'est normal, c'est ma grande sœur.

Je soupire en me remettant sur le dos, les mains derrière la tête pour observer les étoiles à travers les carreaux sales de la grande fenêtre. Soudain, j'entends quelqu'un se lever à côté de moi. Je me relève alors sur mes coudes pour la voir.

— Mathilde ? l'interpellé-je en fronçant les sourcils, surprise.

Elle se retourne rapidement en mettant un doigt sur sa bouche pour m'ordonner de me taire.

— Tu dors pas ? demande-t-elle en chuchotant.

— Toi non plus.

— J'attendais que les autres dorment... Toi aussi, tu devrais dormir, tu vas être fatiguée demain.

Je secoue la tête avant de murmurer :

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Je vais te chercher à manger.

— Quoi ? Ou ça ?

— Bah à la cuisine.

J'écarquille les yeux de surprise et de peur.

— Non, tu vas être punie ! Et j'ai plus faim, je te jure !

— Tu mens, murmure mon amie en plissant les yeux, je le vois.

Je secoue la tête.

— Non je-

— En tout cas, me coupe Mathilde en se mettant debout, moi, j'ai faim, donc j'irai.

Quand je la vois se retourner pour partir sur la pointe des pieds, mon cœur s'emballe. Quitter le dortoir dans la nuit est interdit et voler de la nourriture, c'est encore pire. Si on la surprend, elle finira au cachot, ou pire ! Elle ne peut pas faire ça ! Je ne veux pas qu'elle soit punie par ma faute, c'est arrivé tellement de fois que je n'arrive plus à les compter et je veux plus que ça arrive. Il faut que je la protège à mon tour.

Je prends trois grandes inspirations pour calmer mon cœur prêt à sortir de ma poitrine et m'élance vers Mathilde sans pouvoir contrôler mon geste.

— Attends, m'écrié-je en quittant mon lit.

Mon amie se retourne en fronçant les sourcils, pendant que certaines filles qui l'entoure grognent dans leurs sommeils. Réalisant que j'ai parlé trop fort, je murmure :

— Attends, je... Je viens avec toi.

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