BONUS 1
Juste une petite fille pour affronter le monde.
29 août, 21h 07
Cher journal,
Tout d'abord je devrais peut-être te dresser une liste des choses que j'aime. Au cas où je te perde et qu'on cherche une Elisa Drake dans le monde, on saurait que c'est moi.
Parce que j'espère qu'il n'y a pas d'autres Elisa Drake qui ont les mêmes goûts que moi. Ce serait si... triste. Une même identité pour deux personnes. Une copie intérieure. Une double personne.
Certaines personnes adoreraient avoir un double. Une autre personnalité qui leur ressemble, et sur laquelle ils peuvent compter quand ils ont en marre. Serait-ce de l'esclavagisme ? Ou juste de la paresse ?
Je pense que d'autres penseraient que je fait preuve d'orgueil : "Je ne veux pas de double, je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un comme moi car je suis unique. Je me sens unique."
Ces personnes se voilent la face : qui ne fait pas preuve d'égoïsme de nos jours ? Qui n'est pas égocentrique ? L'on pense toujours à soi avant de penser aux autres. Et je ne dis pas cela en blâmant. Qui blâmerait une chose que tout le monde fait, y compris lui, si ce n'est que la mauvaise fois incarnée ?
Non, je dis cela car c'est un fait et même peut-être une... qualité ? Oui, penser à soi avant les autres est une qualité. Retrouvée dans notre système morale, mais une qualité qui nous a fait évoluer avant tout. Délaisser les plus faibles a permis aux plus forts de se développer au temps des hommes préhistoriques.
Donc voilà ma liste des choses que j'aime :
- les livres
- l'odeur de la cave de ma maison
- l'odeur de l'hiver, sec et froid
- l'équitation
- par déduction, les chevaux
- la poésie (Mais pas trop triste)
- la télévision (Mais que les films en noir et blanc)
- la neige
- l'hiver
- la nature
- la ville, de nuit et sans pollution (quasi impossible, tu dis ?)
- le mot "salsifi"
- le mot "fourvoyer"
- le ciel
- la montagne
- le chocolat chaud en montagne
Et je pourrai continuer longtemps mais tu en aurais marre.
Je fais aussi de l'équitation depuis près de onze ans. C'est mon père qui a voulu que j'en fasse.
"Pour me changer les idées" selon lui.
Je pense qu'il n'a toujours pas compris que ce n'est pas l'équitation qui va me faire oublier la mort de ma sœur.
Tiens, c'est bizarre. Quand je dis "sœur", je n'ai même plus d'image concrète de ce que cela pû être pour moi.
Ça me fait peur.
Je me souviens de Séléné, de ses habitudes, de sa robe préférée, la rose, qui avait une coupe parfaite et qu'elle mettait aussi parce qu'elle ne l'avait pas acheté dans une boutique de créateur mais juste dans une boutique bon marché.
Je me souviens.
À chaque fois qu'elle la mettais pour une soirée mondaine.
Et que les gens la félicitaient pour sa tenue.
Et qu'elle rétorquait que c'était du Dior, avant de voir la tête ravie des autres avant de rajouter que en fait non, pas du tout, elle venait de Primark.
C'était une jolie robe, mais les gens se détournaient aussitôt.
Je m'en fiche du capitalisme, ou du libéralisme, ou des deux. Je ne sais même pas si ça a un rapport.
Mais il est quand même stupide de se dégoûter d'une robe sous prétexte qu'elle n'a coûté que 19, 49£.
Je me souviens de tellement de choses à son sujet !
Par exemple, un jour, nous étions allé nous promener toutes les deux dans la forêt de Thornwood, non loin de Southwarm.
On ne disait rien.
Pourquoi aurait-il fallut dire quelque chose ? Le silence nous allait bien.
Silencieuse discussion au milieu des chênes, tu me regardes.
L'automne n'est presque pas là, mais les feuilles rougissent déjà.
Serait-ce parce que tu n'es plus ici, cet instant me paraît magique.
Comme si nous nous comprenions sans souffler mot.
Séléné était plus qu'une sœur pour moi, vois-tu cher journal.
C'était un modèle, une amie, une confidente.
Et je l'ai perdu.
Et je ne sais toujours pas comment.
Tu dois te demander ce que je veux dire par là ?
C'est très simple mon cher Watson : ...
Non, non ce n'est pas simple.
Cela reste d'ailleurs un peu embrumé dans mon esprit fatigué.
Disons qu'après cette journée éprouvante de mes 6 ans, plus jamais mes parents n'ont voulu reparler des conditions de sa mort. J'en ai parlé à Anne, mais à chaque fois que j'évoque le sujet, elle parle d'autre chose ou me répond sèchement qu'elle ne sait rien.
Je ne suis pas idiote, je vois bien que l'on me cache quelque chose. Je pourrais faire des recherches, regarder dans les vieilles brochures de journaux, sur Internet, voir en parler aux autres membres de ma famille.
Mais je n'en ai guère le courage. J'ai peur, encore une fois, de connaître la vérité. Et avec elle certaines choses que je ne voudrais pas savoir.
Je me trouve tellement lâche ! Séléné n'aurait pas approuvé. Mais est-elle dans la même position ? A-t-elle déjà ressentie ça ? Qu'on lui cache quelque chose, non pas pour son bien ni pour son malheur, mais surtout car cette chose ne doit pas être réveillée ?
Non. Personne ne peut savoir.
Séléné me manque. Mais je sens aussi que si je cherche la vérité, il n'y aura pas de retour en arrière et que le souvenir que j'ai d'elle ne sera plus jamais le même.
Mais voici une leçon bien précieuse cher journal, que j'ai compris au fil de ma vie pleine de non-sens : la vérité ne doit pas toujours être recherchée. Il faut vivre avec ce que l'on a. Toujours réclamer plus, mais seulement dans nos intérêts.
Et vive le clan Drake ! Longue vie à son hypocrisie et sa richesse.
Ah, parce que tu n'étais pas au courant ? Mes parents sont très attachés au "sens de la famille".
Ainsi, chaque Noël, nous retrouvons tous les nôtres. Donc dans la famille de mon père, je demande :
- Grand-mère Regina, qui règne à la tête de notre famille. Femme impitoyable et froide. On raconte qu'elle est à l'origine de la mort de Grand-père Stephen, mais je ne préfère pas en savoir plus, comme d'habitude.
- Oncle Kaiser, de son vrai nom Didier mais qui préfère un nom plus "imposant" (tu as déjà vu un chef mafieux s'appeler Didier ?). Il dirige un important cartel de drogue, mais en même temps c'est un fin politicien. Comme tous les chef mafieux d'ailleurs.
- Tante Margareth, sûrement ma préférée. Elle me fait un peu penser à Séléné. Je me demande comment elle peut supporter mon oncle.
- Cousin Francis : le raté de la famille. Expert comptable vivant tranquillement dans son appartement de "seulement" 50 mètres carrés à Berlin, n'a rien fait d'important jusqu'à maintenant. Un sujet à ne pas aborder aux réunions de famille (ou seulement pour faire peur aux enfants, "continue comme ça et tu seras comme Francis") auxquelles il est rarement invité.
- Les autres enfants de Margareth et Didier, sans trop d'importance pour la famille pour l'instant
- Oncle George, le plus petit des trois frères. Un vrai sadique, trader, riche, presque jeune, mais détestable. Et je n'en dirai pas plus, il n'en vaut pas la peine.
- Et bien-sûr, Julius et Sophia, mes deux adorables-géniaux-superbes géniteurs, dont la seule chose que j'attend c'est un bon héritage. Le plus vite possible. Papa dirige une importante entreprise d'import-export, héritée de mon Grand-père. Quant à ma mère elle le suit comme un caniche suivrait son maître, toujours prête à effectuer n'importe lequel de ses ordres. Tu trouve peut-être que mes mots sont durs. Mais je reste persuadée que c'est à cause de ma famille que Séléné s'est échappée de la maison. Elle qui, à la base, devait rejoindre Cambridge pour y poursuivre ses études. Elle n'est jamais parvenue à destination. Et c'est tout ce que je sais. Cependant, les raison de son départ sont un chapitre de ma vie dont je ne me souviens pas tellement, et que j'aborderai plus tard.
Ainsi, mon père Julius, Kaiser et George se concurrencent pour la place du chef de clan depuis que le processus vital de ma Grand-mère est enclenché. C'est-à-dire il y a dix ans. "Elle s'accroche toujours, la vieille. Après tout, je te parie tout ce que tu veux qu'elle nous enterrera tous." est la phrase la plus fréquente qui sort de la bouche des trois frères lorsqu'ils sont ensemble. Et que Grand-mère n'est pas à portée d'oreille, bien-sûr.
Tu comprend maintenant pourquoi je suis comme ça ?
J'ai tellement l'impression de vivre dans un film, parfois. Un film ou je suis une figurante sans importance, un pion dans l'immense échiquier du commerce de ma famille, une héritière sans pouvoir, une déception, un panneau en bois.
Longue et belle vie au clan Drake !
21h 58
Je me suis regardée de l'extérieur.
Je me suis demandée qui j'étais et je n'ai pas trouvé la réponse.
Qui je suis ?
À la base je voulais écrire quelque chose de beau puis j'ai mis un clip et je ne sais plus ce que je voulais dire.
Trop de déconcentration.
Peut on dire que la musique est matérialiste ?
Donc je disais. Maintenant je me rappelle mais je ne veux pas mettre cette phrase en parenthèse. Je disais que j'étais assise. Puis avais envie de faire tellement de choses.
Voler.
Faire quelque chose d'héroïque.
De ressembler à ces gens qu'on voit à la télé. "C'est tellement cliché." Mais c'est tellement bien.
Faire tellement de choses.
Partir loin.
Explorer.
J'aurai voulu faire tellement de choses. Amsterdam ? Islande ? Norvège ?
Aussi.
J'aurai voulu avoir une super force et quitter ce cocon étouffant de corps.
Je le sens lourde. Tellement lourde.
Chaque respiration est un effort.
Chaque respiration est un ennui.
J'aurai voulu changer.
Ne plus être ordinaire.
À un moment, j'ai regardé le mur. J'ai voulu taper dedans pour avoir le poing en sang. Et pour enfin ressentir quelque chose. J'aurais voulu faire comme ces héros de romans, mystérieux, au passé tourmenté ; car après tout, moi aussi j'ai un passé tourmenté. Puisque ma sœur m'a légué le sien. Donc j'étais là, à fixer le mur du regard, comme une idiote. J'aurais voulu enfoncer mon poing dedans, avec tant de violence que ma main aurait émit un craquement sinistre. Mes phalanges se seraient brisées. Mes ligaments froissés. Ma peau fendue aurait laissé échappé mon sang vermeil et ma chair écarlate. Oui, à ce moment, j'aurais tout donné pour que cela arrive. J'aurais enfin ressenti quelque chose.
Au lieu de ça, j'ai reporté mon regard sur le bureau.
J'aurai voulu pleurer, mais j'ai juste ouvert les cahiers. En pensant que je ne changerai pas.
Femme insensible, au cœur de pierre ? Non. Toute cette phrase n'est que stupidité.
Je ne suis même pas femme juste fille, je ne suis pas insensible, je n'ai pas un cœur de pierre. Je suis juste... figée dans le temps. Oui cher journal, je suis restée figée dans le temps où je vivais encore.
Maintenant, je ne vis plus. Je respire, mon cœur bat et mon sang circule, mais je suis déjà morte.
22h 35
J'ai enlevé la musique. Ça me dérangeais.
Puis j'ai écris autre chose et je l'ai remise. Je crois que je ne peux m'en passer. Elle me permet de ne pas sombrer dans le chaos de mes idées noires.
Et maintenant je pense à mes devoirs mais je ne peux pas travailler.
Et toujours ce correcteur orthographique et ce clavier capricieux qui me donnent envie de jeter ce portable par terre. Peut-être qu'un jour je le ferai enfin.
Mais au lieu de ça je me dis qu'il peut encore être utile. Et je recommence ce que j'étais en train de faire.
Que de points et de phrases courtes ! Ah, enfin autre choses ! De la ponctuation moins déprimée !
!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!?!
Ça va mieux. J'ai l'impression de devenir folle.
Je me demande si un jour quelqu'un lira cela.
Je ne me demande pas ce qu'il en pensera, puisque ce sera sûrement un de mes proches. Je déteste ce mot. "Proche". Proche de quoi ? De qui ?
Et comme il sera "proche" de moi il me connaîtra (quoique...) Et saura de quoi je suis capable (quoique...).
Non.
Je me demande ce que je serai à ce moment.
Qui ?
Quoi ?
Quand ?
Où ?
Je rêve de changer.
Mais je reste tellement conformiste.
Je ne sais même pas pourquoi.
J'ai peur du regard des gens, c'est un fait. J'ai peur depuis que je suis petite de savoir comment ils me trouvent, ce qu'ils pensent de moi. Oui, car je n'ai pas peur à proprement parler de leur avis. J'ai juste peur de le connaître. Comment pourrais-je regarder quelqu'un en face si je sais qu'il me méprise ?
Mes parents, lorsqu'ils étaient à la maison ou encore quand ils me présentaient à des gens de "bonne société", me disaient de rester droite, de faire attention à mon maintien, à mon attitude, à ma tenue, de ne jamais ni trop sourire, ni trop rire sans quoi je passerais pour une niaise, une sotte. Faire aussi attention à ne jamais me plaindre ni afficher un air maussade, ans quoi l'on me prendrait pour une petite fille trop gâtée et capricieuse. Ne jamais aussi trop parler de moi, faire attention à ne pas attirer l'attention sur quelques malheurs qui me seraient arrivé sans quoi l'on penserait que je suis égocentrique (ce qui est pourtant, je l'ai déjà dit, le propre de l'homme).
Ne. jamais. Faire preuve. D'une. Quelconque. Émotion. Jamais.
Je suis une Drake. Et en aucun cas je ne peux faire honte à ma famille.
"Sois comme Séléné." "Séléné n'aurait jamais fait ça." "Séléné avait des amis, elle."
Ils oublient bien vite l'épisode de la robe bon marché ! Ils me détestent, autant que moi je les déteste. Et parfois je pense à la belle famille que nous aurions pu être si tout avait été différent. Nous, riches, célèbres, beaux et heureux. J'aurais pu faire un effort, ils auraient pu en faire, nous aurions pu affronter toutes les épreuves ensemble !
Quelle farce, la belle famille unie que nous présentons à la société. Affligée par la disparition de leur fille aînée, mais encore plus proche de leur fille cadette. Rendus célèbres pour sa mort. Et encore plus désirables et admirables par leur courage d'avoir pu faire face.
Quand ils sont à la maison, mes parents me font de longs discours. "Bientôt tu devras reprendre l'entreprise. Soit comme ta sœur. Devient aimée, devient aimante. Si seulement tu étais un peu plus comme elle." Ces mots ne sortent jamais de la limite de leur bouche mais se lisent dans leurs yeux.
Et le fardeau du regret s'abat sur moi. Et tout le monde m'a tourné le dos. Surtout toi, Angell.
Juste une petite fille pour affronter le monde.
Mais qui suis-je pour prétendre à ce poste ?
Cher journal, si un jour il m'est donné la possibilité de me venger de tous ces regrets, toute cette amertume, cette haine, cette déception, cette hypocrisie, je te fais le serment que je la saisirai. Et la colère d'Elisa Drake s'abattra sur Southwarm.
P.S Cher journal, je crois que je déprime un peu. Il faudrait que je demande à Séléné comment ça se soigne.
Mais elle est morte.
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