[Chapitre 5] - L'Avorton


Je devrais retourner aux cuisines avant qu'un garde ne me voie. Ma curiosité me perdra ! Partagée entre l'excitation et l'appréhension, je reste plaquée contre le mur, puis penche la tête à l'angle du couloir pour découvrir le roi et son plus jeune fils : Aïdan. Je reconnaîtrais entre mille sa nuque blanche grignotée par des bouclettes dorées et soyeuses. Sa silhouette mince et droite se devinerait parmi une ligne entière de jeunes hommes. À mes yeux, il n'est pas qu'un prince,mais aussi mon ami.


— N'as-tu rien de mieux à faire que d'errer dans le château comme une âme en peine ?

— Je vous cherchais, père. Il faut que je vous parle. Je n'abuserai pas de votre temps, je vous le promets.


Des graillements sinistres me percent les oreilles. Le roi ne se sépare jamais de ses deux corneilles domestiques qui volettent entre leur perchoir et les épaules royales. Leur bec et leurs serres d'or flamboient, en harmonie avec sa couronne.

Le cœur paniqué par ma propre insubordination – qui mérite au moins la geôle ou le pilori –, je me permets un autre coup d'œil.

— Me parler ? De quoi diable voudrais-tu me parler ? Le temps presse, mes conseillers m'attendent pour un entretien de la plus haute importance. Tu dois bien savoir que nous commémorons le Traité demain.

— Justement, c'est de cela qu'il s'agit.

— Ça ne te regarde pas. Va plutôt t'entraîner avec ton épée en bois ou jouer à cache-cache dans les jupons des lingères. Laisse les grandes personnes gouverner le monde.
Sa voix est froide, cassante. M'imaginer seule face à ce seigneur d'une humeur de dogue me terrifie. Les personnes au sommet de la hiérarchie, hormis Aïdan, m'impressionnent. Notre souverain a la réputation d'un homme bon et juste, mais son aura est implacable. Ma curiosité maladive réussit à repousser mon envie de prendre mes jambes à mon cou.

— Où sont Priam et Abel ? demande le prince sans relever ces remarques tristement coutumières.

— À la chasse, répond le roi du tac au tac. Tes questions m'importunent. Si c'est tout ce que tu voulais savoir...

— Pourquoi n'y suis-je pas convié ?

Une colère froide nimbe sa voix. De toute évidence, il peine à la contrôler.

— Tu as une mine effroyable, élude le roi, ennuyé par la présence de son troisième fils.

— Je suppose que je ne participerai pas non plus à la cérémonie ? 

— Bien sûr que non, rétorque le souverain. Que ferais-tu là-bas ?

Aïdan ne se démonte pas, mais parle tout bas. Même sans regarder, je peux me figurer sa posture : tête baissée, mains jointes devant lui comme chaque fois qu'il perd confiance.

— Je connais les us et coutumes des royaumes et des peuples, je maîtrise plusieurs langues et notions de diplomatie. J'ai écouté ce que les Hélianthiens réclament, ce à quoi ils aspirent en matière de magie. Je sais les bénéfices et les risques du Traité. Je me suis approché de nos Frontières ces dernières années. Des changements s'opèrent petit à petit à Hélios et j'ai réfléchi à quelques...

Le rire cruel du roi m'indispose.


— Tu as « réfléchi » ? Vraiment ? Tu es de loin le plus mal placé pour réfléchir aux questions de cet ordre, ne crois-tu pas ? Aïdan, Aïdan.

Un dégoût palpable accompagne chaque syllabe. En comparaison, la sonorité d'une insulte serait plus chantante.

— Père, vous ne m'écoutez pas.

— Je t'écouterai lorsque tu cesseras de parler avec la folle idée en tête de régner un jour.

Sa langue claque comme un fouet.

— Ce n'est pas ce que...


— Ça n'arrivera jamais. Pas de mon vivant, en tout cas. Même mon âme auprès d'Hélios, je prendrai des dispositions pour que jamais ce malheur ne s'abatte sur nous. Si je t'écarte des conseils, des décisions ou des cérémonies, c'est parce que cela ne te servira jamais. Tu devrais essayer la chevalerie. Se cacher dans une armure, derrière les premières lignes, conviendrait à ta piteuse nature.

— C'est faux. Je suis apte à diriger autant que mes frères. Tout n'est qu'une question de hasard, une loterie de naissance.


— Je croyais que ça ne t'intéressait pas. Tu vois, je t'écoute.

Le monarque s'esclaffe à nouveau, ce qui me met mal à l'aise et me donne la chair de poule. Cette autre facette de lui, je la connais depuis longtemps. Celle qu'il ne cache pas à sa Cour, mais qu'il prend soin de tempérer à l'extérieur de ces murs. Le seul défaut qui écorne son image de bon souverain. Ce rejet incongru pour son dernier fils ne date pas d'hier ; Aïdan m'en a souvent parlé. En revanche, je n'avais jamais assisté à un de leurs accrochages. Cette scène me remplit d'une profonde révolte. Je ne supporte pas l'injustice, encore moins quand elle touche un être cher.

— Ne dis pas de sottises, Aïdan. Jamais aucun de mes fils aînés n'est tombé malade autant que toi. Tu étais un enfant faible d'esprit, souffreteux. Tu pleurais sans cesse. Aujourd'hui, tu es un jeune adulte égrotant et bien moins solide que tes deux frères. Je regrette que ma reine bien-aimée ait donné le jour à un enfant de mauvais augure, et ce au prix de sa vie. L'horreur de ces paroles me frappe en pleine face.


— Ne dites pas ça. Vous savez que ce n'est pas la vérité. 

— Ah oui ? Et quelle est donc cette vérité, puisque tu sembles si bien la connaître ?

— Qu'un roi qui laisse la peur régner sur lui est pire qu'un roi qui fait régner la peur sur les autres.

— Qu'est-ce que tu sous-entends ? Prends garde à peser tes mots car, à défaut de m'écraser, c'est toi qu'ils condamneront. 

Mon cœur double sa cadence en signal d'alerte. Devrais-je intervenir ? Prétexter un service pour couper court à l'échange ?

— Le Traité Gallicia découle des mauvais choix que vous avez pu faire à ce moment-là. Vous n'êtes pas infaillible, vous vous êtes laissé ronger par le chagrin sans penser aux conséquences


— Comment oses-tu ? Ne prononce pas son nom, tu n'es pas digne de la femme qui t'a mis au monde !

— Pourtant je ne suis pas celui qui a cédé à la facilité des arts obscurs pour la ramener d'entre les morts ! Vous avez fait venir des nécromanciens dans votre propre château pour satisfaire un besoin égoïste et morbide. Vous-même avez basculé dans ces déviances et ces excès que vous méprisez et condamnez maintenant.

— J'ai renoncé depuis longtemps à cette folie contre nature ! s'écrie le roi, mais il perd contenance.

— Parce que vos efforts n'ont pas été couronnés de succès. Serez-vous allé jusqu'au bout de cette hérésie si vos fidèles conseillers de l'époque et notre famille ne vous avions pasramené à la raison ? Si vos propres pouvoirs ne vous avaient pas trahi ? Si vous étiez dénué de faiblesse ?


— Avec toi, c'est l'une des rares erreurs que j'ai commises et je ne suis pas assez fier pour la nier. Crois-moi, je n'en referai pas d'autres. Ta seule existence rend notre famille vulnérable : mon trône aurait pu devenir la cible de ces pouvoirs sans mesure. De par l'hérédité de la magie, tu donneras naissance à des descendants inadaptés, de faible souche. De ce fait, tu priveras un rameau entier de notre bel arbre généalogique de nos louables facultés.

— Votre couronne n'a pas failli se renverser à cause de moi, mais à cause de votre peur. Je n'en suis que le reflet.

— Et quel reflet ? Lorsque je te regarde, je ne vois que le linceul avec lequel j'ai recouvert mon épouse bien-aimée.

— Vous êtes encore et toujours tourné vers le passé.

— Le passé nous sert de leçon. La magie, si elle prend de l'ampleur, si sa pratique n'est pas sous contrôle, peut avoir des effets néfastes. J'ai vu la facilité avec laquelle elle peut faire basculer du mauvais côté. Beaucoup de guerres en ont été le résultat. Pourquoi mettre en danger ce royaume qui a eu tant de mal à se reconstruire ? Il fallait mettre un terme à cette iniquité. Il y a des choses qu'on ne doit jamais réveiller. Dans mon malheur, je suis devenu clairvoyant.

— Au contraire, vous êtes devenu aveugle. Autant que le sont vos sujets. Vous avez pointé du doigt la magie et avez installé une méfiance vis-à-vis d'elle. Vous avez chassé d'anciennesfamilles de leur foyer.

— Je leur ai laissé le choix ! Libre à elles de contester et de s'en aller.

— La soumission n'est pas un choix.

— Les territoires au-delà des Frontières sont libres. Les peuples autonomes peuvent exercer la magie comme ils l'entendent.

— À condition qu'ils n'entrent pas dans Hélios sans votre accord. Vos règles despotiques brident leurs pouvoirs. Vous les dépouillez de leur vraie nature par crainte qu'elle ne surpasse la vôtre. Sauf que vous n'êtes en rien supérieur. Nous sommes tous de pauvres mortels. Chaque mot qui sort de votre bouche, chacune de vos actions va à l'encontre des grandes lignes de votre Traité. Vous êtes un roi contradictoire. Vous promettez une entente entre les héritiers de la magie et les gens communs alors que vous craignez plus puissant que vous et traitez votre propre fils comme le fond du panier.


— Alors c'est de ça qu'il s'agit ? Nous en revenons à toi et à toi seul ? À tes jérémiades d'enfant mal-aimé ?

— La question n'est pas là. Le problème véritable est que vous faites croire à tout le monde que vous êtes juste, mais votre vision de notre monde est archaïque. La tolérance ne vous étouffe pas, même si je suis prêt à parier que votre discours de demain encensera cette belle vertu que l'on vous prête.

— Prends garde au poison qui sort de ta bouche, avorton !

— Encore une fois, je ne dis que la vérité. Pourquoi personnene semble disposé à l'entendre ?

— Parce que tes mots n'ont que peu d'importance. Les Ravenwood règnent et gouvernent Hélios depuis des décennies. Je n'ai pas besoin qu'un gamin qui se croit plus malin que les autres vienne me donner des leçons de morale ! Cette paix durable parle d'elle-même.

— Cette paix finira par se fendiller. N'avez-vous pas eu vent des dissidents qui crient à la discrimination ?

Héldon se met à rire.

— Nous ne sommes jamais allés au-devant de grandes révoltes ; même l'hostile Hellébore ne représente aucune menace. Ces quelques âmes revendicatrices ne changeront rien et n'ont jamais réussi à souiller l'image sécurisante de la capitale. Mon peuple fait confiance à mon instinct de préservation. Il m'a pardonné cette période d'égarement. Il y a vingt-deux ans, mon discours à l'édiction du Traité a été à jamais gravé dans l'histoire d'Hélianthe et a participé à notre hégémonie. Depuis, la cité dort sur ses deux oreilles.

— Pourtant, en fermant la porte à d'autres magies que la vôtre, vous vous êtes privé d'aide et de force. Leur rareté aurait été un atout qui, un jour ou l'autre, se retournera contre vous.

— Je n'ai jamais fermé la porte à la magie, bien au contraire. Le flux constant de nomades, d'émissaires, de voyageurs en est la preuve. Ils sont toujours bien accueillis, et ils rendentservice à cette communauté autant que nous le faisons. Tout le monde y trouve son compte.

— Ce n'est pas ce que dit votre armée unique. Celle qui consolide en ce moment même les Sept Frontières. Plus encore celle d'Hellébore.

— Ce n'est pas une démonstration de force. Juste une précaution, un rappel annuel que ce Traité existe et qu'il perdurera tant que la paix continuera de régner sur Hélios.

— Et les registres d'Hélianthe ?

— Les registres ?

— Ceux où vous consignez les dons magiques de toute personne foulant votre territoire ? Est-ce là un droit ou un devoir ?

— Dois-je te rappeler que me traiter avec respect et déférence est ton devoir à toi ?

— Est-il utile de rappeler que, sans la famille de ma mère, votre chère lignée magique, à laquelle vous tenez tant, se serait éteinte ?

Quelques pas pressés, puis un bruit sec. Le roi vient de gifler son benjamin. Les oiseaux piaillent plus fort, excités par l'énergie menaçante de leur maître. En un regard, je peux évaluer sa violence. La tête d'Aïdan est devenue un profil.


— Tu vas trop loin. Un mot de plus et je vais reconsidérer l'option de t'embrigader dans les plus bas grades de l'Armée d'Hélios, en m'arrangeant pour que tu ne grimpes jamais les échelons. À moins que tu ne préfères les Creusets.

— Vous avez peur du changement, père. Mais vous ne pourrez pas l'éviter.

— Qu'en sais-tu ? J'aurais dû te noyer à la naissance comme un chaton trop chétif pour survivre, plutôt que de te laisser contaminer notre vie. Tu es la honte de cette famille. Maintenant, pars et ne me dérange plus ! ordonne-t-il d'un ton péremptoire.

— Oui, père.

Le prince s'éloigne. Lorsqu'il tourne à l'angle du couloir, je peux voir sa joue marbrée de rouge. Le roi, lui, avance dans ma direction et je me dissimule derrière une armure. Le silence pesant vole soudain en éclats : les dames de la cour, dans un brouhaha folâtre, arrivent en meute. Une courbette plus tard, je rejoins les cuisines, déstabilisée. Ma mère, trop occupée à faire monter une tonne d'œufs en neige, ne  prête pas attention à mon mutisme.

— Jeune fille, tu es réquisitionnée demain, lance-t-elle.

— C'est un jour de repos national !

— Pas pour tout le monde. Ne t'en fais pas, rien de compliqué. Tu devras aider le reste du personnel à installer les carafes d'eau et de vin sur les tables lors du déjeuner quiprécède la cérémonie.

Prise au piège, je me mords la lèvre. La fille de la pâtissière a accès à un événement auquel le prince Aïdan n'est pas convié. Devrais-je le lui faire savoir ? Comment va-t-il réagir ? Le nez fourré dans un saladier de noisettes concassées, je m'accorde quelques minutes pour ruminer, puis décide de passer la journée cloîtrée dans les cuisines pour éviter de croiser Aïdan. Au moins pour ne pas le blesser plus qu'il ne l'est


A suivre dans son écrin de papier :)!

Disponible dans toutes les librairies de France et en ligne !

Merci d'avoir lu :3


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