[Chapitre 4] - Tentation


Le monde afflue sur la place. Des centaines d'étals entourent la fontaine d'or à l'effigie de notre défunte reine Gallicia. L'eau cristalline sort de ses deux mains jointes pour rappeler sa prédisposition innée à soigner certaines blessures ou maladies. Les riverains adorent y jeter des pièces ou y tremper leurs pieds. Une superstition censée éloigner les coups du sort. De l'autre côté de la fontaine, un groupe connu d'Hélianthe – ils sont plus nombreux que la fois précédente – déambule dans une allée. Chaque année, le Grand Marché a droit à son lot de manifestants réfractaires au Traité Gallicia. L'occasion pour ces intervenants de l'opposition de se faire entendre et de montrer leur désapprobation de manière pacifique. Ils se contentent de marcher en clamant leur désaccord, de haranguer les citoyens debout sur une estrade. La tenancière disait vrai. Tout le monde ne peut adhérer aux choix du roi, j'en suis consciente et je ne trouve rien à redire à ces initiatives, mais ce genre de manifestation n'a jamais eu l'effet escompté. Rien ne bouge, surtout pas la résolution du roi. Pourtant ils sont toujours là, avec quelques nouveaux adeptes, appliquant à la lettre le droit à la liberté d'expression.

Devant moi, des gardes royaux se chargent de disperser avec calme les processions inoffensives, mais gênantes en ce jour d'affluence.

— Pas de débordement, Octave ! s'amuse l'un des gardes en assénant une bourrade amicale au protestataire. En réponse, il lève encore plus haut sa pancarte « À BASLA COMPRESSION ».
Je retourne à des préoccupations plus excitantes. L'heure n'est pas à la politique, mais à la fête. Je me balade entre les éventaires, savourant les odeurs, les couleurs chatoyantes qui pétillent dans ma rétine, les bonjours par-ci par-là. Les commerçants vantent à tue-tête la qualité de leur marchandise, dans une joyeuse cacophonie. Ça brame, ça chicane avec des accents aux consonances tantôt plaisantes, tantôt gutturales. La Gazette d'Hélios se transmet de main en main et un ménestrel joue d'un instrument. Des vendeurs ambulants offrent des échantillons gratuits. La monnaie tinte, les vieillards nourrissent les oiseaux avec des graines de tournesol.

Les passants s'extasient devant les présentoirs regorgeant d'épices – la « poudre d'escampette » m'arrache un plus large sourire –, d'étoffes, de fruits exotiques. Je m'esbaudis devant des trésors énigmatiques, comme ces lampes à Föry que je n'ose frotter, et même des cages contenant des animaux atypiques. Avec un « Oh ! » d'émerveillement, je reconnais une espèce rare croisée dans un de mes glossaires : un astrion. À mi-chemin entre un chat et un lapin, cette créature gracieuse possède d'immenses oreilles pointues, des yeux en amande et un joyau frontal. Sa fourrure pastel varie et sa queue se divise en plusieurs extrémités.

— Tentée par un astrion de chance, demoiselle aux yeux violets ? Ou peut-être d'amour ? Non, vous n'êtes pas ce genre de fille. 


Le vendeur sort d'une cage un autre spécimen au pelage d'un bleu céleste.

— Il vous faut un astrion de rêves.— Ma mère ne veut pas que j'adopte d'animal, elle ne supporte pas les poils.— On n'adopte pas un astrion, c'est lui qui choisit son maître et ne le quitte plus jusqu'à sa mort, où il deviendra une constellation, m'explique l'éleveur d'une voix tragique.
Comme pour appuyer cette tirade, l'astrion lâche un son fluide et mélodieux. La pancarte indiquant son prix suffit à refroidir mon envie. Pour ne pas me perdre dans cet océan de plaisirs ou trouer ma bourse, je m'oblige à dépasser des échoppes sans trop les détailler. La plupart de ces merveilles valent une fortune et je me félicite de tant de volonté. Parfois la raison l'emporte,et je me promets d'écrire un Glyphe là-dessus.

Au hasard, je bifurque et passe devant des affiches placardées sur les façades. L'un des avis de recherche concerne un homme sombre et enturbanné dont on ne voit que les yeux pénétrants. De quoi susciter la moquerie : comment pourrait-on le retrouver ? Sa capture propose aux mercenaires un montant exorbitant. Je me demande quel crime il a pu commettre.

Je flâne dans l'allée dédiée aux inventeurs. L'ambiance y est tout autre. Plus savante, plus singulière. La galerie des machines à écrire me fait oublier l'homme aux yeux perçants. Des panaches de fumée tiède jaillissent d'engins complexes, de la ferraille emplit des tonneaux entiers et des bruits de mécanique me font penser à des hoquets. Tout m'attire, des inventeurs excentriques à leurs ouvrages déments. Un vrai bazar du bizarre ! Je regrette mon inaptitude à pouvoir croquer cette scène et immortaliser ces gens qui repartiront chez eux bientôt. Ma mémoire suffira, je l'espère.


— Voulez-vous essayer ma passoire à idées ?

— Venez découvrir la machine à trépasser ! Un modèle unique et certifié par les Liches pour renvoyer dans les limbes les fantômes qui hantent vos fermes ! Ne laissez plus vos grands-parents vous effrayer !

— Qui pour ces extraordinaires avaleurs de secrets ? Idéal pour ceux qui sont incapables de les garder ! Conservez plutôt vos amis !


Tranquillement, je fais le tour et attrape au vol commentaires et explications. Mais l'heure tourne et, à contrecœur, je juge préférable de commencer à rebrousser chemin, quandune très vieille marchande dépenaillée me hèle et s'agrippe à moi comme si elle voulait m'empêcher de m'échapper. Dans sa face ridée, seuls ses iris verts d'une rare beauté connaissent la jeunesse éternelle.

— Acceptez ceci, jolie rose du matin.

Sa main décharnée s'avance et une bourse rouge se retrouve dans ma paume. Je la soupèse avec intérêt :


— Qu'est-ce ?

— Des pierres d'énergie.

Avec précaution, j'écarte les cordelettes. À l'intérieur dorment des galets opale coruscants. À part cela, il s'agit de cailloux sans valeur ni utilité. Cherche-t-elle à me duper ou à me voler ? La capitale attise les convoitises et inspire les arnaqueurs. Malgré tout, j'essaie de ne pas me fier à son physique boiteux. Un jugement si prompt ne me ressemble pas.

— À quoi servent-elles ?

— À canaliser le trop-plein d'énergie magique ou, au contraire, à la recharger lorsqu'on a épuisé ses propres ressources, explique-t-elle d'une voix mieux conservée que son apparence. Les magies que l'on bride cherchent toujours à s'exprimer d'une manière ou d'une autre.

Un peu contrariée, je réplique :


— Je ne pratique aucune magie. Merci du cadeau, mais je ne m'en servirai jamais.

Elle replie mes doigts sur la bourse.

— J'insiste ! Acceptez ce présent et rayez « jamais » de votre vocabulaire. Ce mot chasse les rêves et met des barrières à votre propre destinée. Il porte malheur !— Je ne crains pas les mots.

La marchande recule sans me quitter des yeux puis disparaît, absorbée par la foule. Les pierres finissent dans la poche de mon tablier. Toute à mes réflexions, je me cogne à quelqu'un et m'excuse sans lever la tête avant de rejoindre ma mère.

Marchant côte à côte, nous dépassons la statue gigantesque du dieu Hélios : la Forteresse de Lumière se dresse devant moi, intimidante. Un surnom qui se propage à travers les Frontières depuis des décennies et qui forge la légende de notre royaume béni par l'astre de feu lui-même. Une pure démonstration de pouvoir, capable de dissuader d'un simple coup d'œil n'importe quel visiteur aux intentions belliqueuses.

La démesure dans un écrin de lumière. Hélianthe et son âge d'or. De quoi nous faire courber l'échine. Nous empruntons une passerelle et traversons le corps de garde. Des colosses en armure noire comme la nuit nous jaugent à travers leur visière, aussi immobiles que des statues de fer. Mes yeux se portent sur les lances à la pointe aiguisée, puis sur le blason d'or plaqué sur leur poitrail : une corneille à l'intérieur d'une couronne d'épines et un tournesol dont les pétales forment le prolongement de son aile. L'emblème de la famille. Je me sens toute petite, presque sale et déplacée.

Dans l'enceinte du château, nous devenons invisibles. Dans la cour, quelques nobles et courtisanes ergotent entre les arbustes fleuris et odorants. Des corneilles se délectentde baies. Des fontaines surmontées de sculptures lancent des gerbes d'eau sur les passants et des bancs en pierre blanche aux pieds en forme de serres invitent à l'oisiveté.


— Arya, dépêche-toi au lieu de rêver !

En bon soldat, je m'exécute. Nous investissons la cuisine en effervescence. Les fourneaux fonctionnent à plein régime. Avant de m'y mettre, je salue tout le personnel. En territoire conquis, ma mère s'affaire déjà et me laisse à mon sort. Je connais ma part du contrat. En sifflotant, je commence à réassortir les entremets, les dispose sur des plats en or si brillants que je peux me voir dedans. Ces délices rejoignent un plateau à côté d'un service à thé avant que ma mère ne me donne l'ordre de le porter au boudoir.

Les bras chargés, je quitte les cuisines et passe par l'escalier de service qui débouche sur l'un des couloirs principaux du château. Je pourrais les parcourir les yeux fermés. Depuis longtemps, j'ai appris à faire ces deux choses à la fois : rêvasser et travailler. La femme de chambre personnelle du prince Priam croise mon chemin. Son visage, caché derrière une pile de draps au parfum entêtant de lavande fraîche, se penche pour esquisser un sourire. Sans m'arrêter, je dépasse la galerie où sont exposées les collections d'art, puis tourne à l'angle pour rejoindre le Salon des Dames. L'absence de valet m'indique qu'elles ne sont pas encore réveillées.


L'une des pièces que j'affectionne le plus, meublée de canapés disposés en cercle autour d'une table basse incrustée d'une marqueterie aux somptueux tournesols : une des œuvres lesplus abouties de mon père. De larges drapés recouvrent les baies vitrées, et des bougies parfumées réchauffent les lieux pourtant déjà baignés d'une douce lueur matinale. Contrairement à ce que la plupart des hommes pensent, les dames ne se perdent pas en vaines causeries. Même si elles se plaignent des nourrices, échangent sur les dernières toilettes àla mode, tricotent en s'imaginant au bras d'un prince ou dans les draps de beaux lieutenants, la plupart du temps elles lisent, débattent, racontent leurs voyages, font tourner le monde ensoufflant des idées à leurs influents maris – elles prennent soin de leur faire croire que celles-ci viennent d'eux. Parfois, je me rêve assise sur ces canapés, parmi cette élite féminine, mais pour le moment je ne fais que servir ces dames en leur inventant des vies dignes des protagonistes de mes romans. Empoisonneuses, espionnes à la solde d'un grand-duc, conspiratrices,amoureuses d'esthètes tourmentés. Pour que tout soit parfait avant leurs retrouvailles journalières, je me hâte d'installer les pâtisseries sur la table à côté d'un échiquier. Alors que je referme la porte derrière moi, des éclats de voix en provenance d'un couloir adjacent m'alertent. 


D'abord une voix grave, puis une autre plus jeune, étouffée. La discussion n'a rien d'amical ou de courtois. Bien au contraire...

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