[Chapitre 1]- Le Commencement

[Aiming - Project Caravan]

***

Je ne sais pas depuis combien d'heures je suis en train de lire. Deux, peut-être cinq. Pour moi, le temps est un concept barbare. Il se définit par le nombre de livres dévorés et les aiguilles correspondent aux pages qui se tournent dans un bruissement familier et apaisant. Dans ma chambre, aucune horloge au mur pour me rappeler à l'ordre, alors je continue mes lectures sans écouter les cris de mon corps affamé de sommeil. Impossible de dormir avant d'avoir fini un chapitre et, lorsque j'en termine un, je ne peux m'empêcher de me jeter sur la suite, plongée au cœur de ces aventures épiques. Je crois que je suis atteinte d'une étrange maladie, mais je ne
souhaite pas en guérir.


Mes yeux se plissent pour déchiffrer les caractères de plus en plus troubles. Le fait que je n'utilise pas encore de loupe constitue un miracle médical. Ma vue se fatigue à la lueur tremblotante de ma fidèle lampe à huile, qui a pris le relais des bougies fondues depuis bien longtemps. Allongée de guingois sur mon lit rembourré de paille, le ventre calé sur mon oreiller difforme, je sens des fourmillements désagréables parcourir mes jambes. Il est temps de me dégourdir un peu.

Je daigne enfin lever les yeux de mon livre préféré, aux coins cornés et à la couverture défraîchie. À regret, je marque la page avec un brin de lavande séchée, déplace le pichet
d'eau et mon bout de brioche, puis pose l'ouvrage sur ma table de chevet confectionnée par mon père, qui supporte déjà une haute pile d'autres livres. À côté, mes compagnons
de lecture depuis dix-neuf années : trois figurines en bois grossièrement taillées en forme de dragon, de chevalier et de princesse. Mon père sous-estime la variété de protagonistes
10 qui peuplent mes romans. En grandissant, j'ai compris que le héros – ou l'héroïne
– n'est pas toujours celui ou celle que l'on pense.


Mon corps, pris au piège sous un tas de courtepointes tricotées par ma mère depuis ma naissance, se déroule. Je traverse ma chambre mansardée, zigzague entre les livres amoncelés. Parchemins, plumes et bouteilles d'encre jalonnent mon parcours jusqu'à la fenêtre ; j'essaie de ne rien renverser. Les craquements incessants du bois usagé m'obligent à rendre mes pas légers sous peine de réveiller toute la maisonnée. Au passage, je caresse ma colombe blanche endormie dans sa cage, plus raisonnable que moi. Elle roucoule faiblement : je la jalouse.

Le tabouret placé sous la fenêtre m'attend, et je monte dessus avec prudence pour atteindre l'ouverture. Enfin, je peux prendre une grande bouffée d'air. À la faveur d'un ensoleillement
permanent, il fait très doux. Matin ou soir, c'est du pareil au même. À Hélianthe, capitale d'Hélios, les journées se suivent et se ressemblent.

De ma chambre, installée sous les toits, j'aperçois au loin la lisière d'une forêt verdoyante. La Forêt d'Opale. On l'appelle ainsi car, chaque nuit, la lune dépose un reflet blanchâtre sur les sommets. Un léger vent fait bruire la cime des arbres, qui émet un chuchotement mystérieux. L'aube commence à poindre derrière les chênes, teintant le ciel orangé de mauve. Un vrai tableau. Chaque soir, je l'admire comme si je découvrais ce paysage pour la première fois. La nature possède sa propre magie.

Notre chaumière, à l'écart de la cité, nous préserve de l'agitation du monde extérieur. D'ici, je n'entends que la roue du moulin à eau qui tourne avec paresse et les animaux nocturnes
qui retournent dans leur tanière. J'ai toujours adoré cette sérénité, surtout à cette heure. Le soleil et la lune se croisent sans jamais pouvoir se côtoyer, tels deux amants maudits par
les dieux. Même contre tout l'or du royaume, je n'échangerais pas ce lieu qui m'a vue naître. Enfermée dans ce cocon, je ne connais pas le monde par-delà cette forêt, mais ma place
est ici et seulement ici.

C'est pourquoi je me sers de ces histoires de cape et d'épée, d'aventures ou d'amour pour changer de peau et me transporter dans ces endroits inexplorés, pleins de dangers. Pour goûter ce grain de folie, ce savoir et ce frisson qui peuvent manquer dans mon agréable routine. M'élever au-delà de ma simple condition de jeune fille cachée sous les combles d'une chaumière avant de revenir à ce que je sais faire de mieux.

Avec un soupir d'aise, je me dirige vers un petit pupitre sur lequel j'attrape un morceau de parchemin. Ma plume trempe dans mon flacon d'encre violette, trace une boucle
puis une dernière ligne arrondie. Mon esprit vagabonde jusqu'à ce que je souffle sur mon œuvre – entre dessin et calligraphie – avec satisfaction. Ce symbole, appelé Glyphe, signifie « commencement ». Une fois séché, ce parchemin rejoindra les autres, accrochés à mes murs. 


Plus légère, apaisée, je finis par retourner au lit. Pendant une seconde, j'hésite à m'emparer d'un manuel sur l'histoire d'Hélianthe pour me préparer aux jours à venir, mais je me montre raisonnable. La lueur de ma lampe se meurt et je m'assoupis en écoutant le hululement doux et proche d'une chouette.

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