Chapitre 1.1

BELLUM SE IPSUM ALET

LA GUERRE SE NOURRIT D'ELLE-MÊME

Le ciel était d'un gris sombre homogène, il occultait la lumière comme un voile opaque, ne laissant à la terre des vivants qu'une lumière vespérale. Les quelques milliers de soldats et agents de la base attendaient dans leurs tentes, les uns jouant aux cartes ou aux dés, mégots ou cigare au coin des lèvres, les autres conversant autour de piles de matériels, assis sur des caisses en bois. Un amas vivant d'éclats de rire, de ronflements et de jurons, organisés autour de cabanes en bois d'où montaient à toute heure de la journée les fumées des marmites de nourriture.

L'attente de la prochaine vague les consumait.

L'annonce ferait l'effet d'une condamnation, prenant d'abord la forme insidieuse d'une rumeur, se propageant du poste de commandement, ou du quartier des officiers. En quelques minutes les milliers d'hommes entassés sur les quais et dans les entrepôts du port seraient avertis, équipement paré. Alors il faudrait former les rangs. Monter à bords des navires de guerre de l'Armée Fédérée et déployer un nouveau bouclier magique. Pour les soldats cependant l'avenir se résumerait tristement à deux finalités : Périr par la Horde ou périr par le Donjon.

Surplombant le port, le bâtiment de l'ancien lycée se dressait : larges pierres de taille beiges aux joints et arrêtes blanches. Dans une salle de classe du deuxième étage aménagée en bureaux de fortunes, un Singulier répondant à l'étrange sobriquet de Crow, faisait face à la fenêtre, considérant d'un œil morne ce grand rassemblement hétéroclite de races magiques qui n'avaient rien à faire au même endroit. En temps normal tout du moins.

Crow avait les mains croisées dans le dos, ses avant-bras fermement entravés par de lourdes chaînes en argent le plus pur. Sa chemise noire tendue sur les puissants muscles de son torse. Un Singulier imposant aux épaules larges et épaisses. Les cheveux longs, d'un noir d'encre profond, des traits acérés, sous une barbe naissante, qu'un nez fin et une bouche charnue adoucissaient, lui donnant un charme certain et rendait impossible toutes suppositions sur son âge réel. Un éclat assassin dans ses yeux céruléens ajoutait encore à cette apparence qu'on n'oubliait pas.

- Crow, toi et moi nous nous connaissons depuis un moment, soyons francs : je sais que tu ne nous dois rien, mais nous n'avons plus le choix. On n'a pas assez d'effectifs pour tenir la prochaine vague. Et même si tu parviens à t'enfuir avec l'artéfact, un jour ou l'autre les hordes du Donjon vont finir par la tuer. Tu as beau être immortel, ce n'est pas son cas.

Crow, immobile, répondit avec tout le flegme qui le caractérisait, d'une voix trop posée pour être polie :

- Nous ne servirons à rien sur le champ de bataille, Lysandre, c'est une aberration. La vie d'un artéfact est bien trop précieuse pour être ainsi exposée.

Lysandre se mis à piaffer, martelant ses mots :

- Je sais tout ça. Seulement...Les temps changent. Une fois là-bas, on s'attend à un enfer. Et vous n'y allez pas pour combattre, une autre énigme est apparue sur le monolithe.

- Je ne me suis engagé à rien, rappela Crow, toujours aussi calme. Et je ne te laisserai pas te servir d'elle, elle n'est pas faite pour ces horreurs.

- Ce n'est pas moi qui décide, et pour l'instant ta petite protégée est la seule à pouvoir déchiffrer les énigmes du Donjon. Le Conseil ne la laissera pas filer aussi facilement. Je suis désolé. Mais j'ai veillé à ce que nos meilleurs éléments soient affectés à cette mission.

- En somme, tout est déjà décidé, lâcha-t-il froidement. Il ne manque plus que l'accord de l'intéressée, mais vous ne lui avez même pas laissé le choix.

Le capitaine se passa une main dans ses cheveux blonds avant de lui lancer :

- Tu seras dans l'unité de Sakhar, poste à définir, personne ne doit savoir qui tu es et en quoi consiste réellement la mission. L'identité de l'artéfact doit rester secrète également cela va sans dire. Vous embarquerez cette nuit.

Crow se tourna enfin face au métamorphe.

- Tu permets au moins que ce soit moi qui la prévienne ? Tes hommes sont des brutes.

Lysandre attendit une dizaine de secondes avant de donner son accord dans un clignement de paupières. De toute manière le Singulier aurait dépecé vivant toute personne s'approchant de trop près de la jeune femme. Il contemplait le colosse avec un étrange mélange de respect et de fascination : Les Singuliers comme lui se comptaient sur les doigts de la main et en voir un en chair et en os relevait du miracle. La plupart d'entre eux étaient ivres de massacres et de bains de sangs, leur passage était garni de désastres et de guerres, contraignant le monde, imposant leurs existences hors normes. Crow, lui, fuyait ses semblables et les êtres vivants en général, préférant une vie d'ermite, aussi insipide fût-elle. Cependant une exception justifiait sa présence en ces lieux grouillants de vie. Une jeune femme sourde, hôte d'un artéfact puissant mais hors de contrôle. Mais si Crow jouait le jeu de la discrétion et se tenait à l'écart des combats, Lysandre n'avait aucun doute sur sa véritable puissance. Même sans jamais en avoir été témoin.

Car le Singulier savourait le contact avec la mort violente comme tous ceux de son espèce.

Mais pas la mort de la guerre, qu'il jugeait obscène, mais la mort de l'ombre, intime et secrète.

A son image.

Alors devant le Singulier, Lysandre éprouvait un sentiment de malaise. La personnalité complexe inquiétait dans ce corps surpuissant.

Sur le seuil, Crow se retourna. Il s'était débarrassé de ses chaînes comme s'il c'était s'agit de vulgaires brindilles.

- C'est la dernière fois que le Conseil se sert d'elle.

Le capitaine secoua la tête.

- Le Conseil en décidera, cette guerre est trop désespérée pour négliger le moindre atout.

- Dans ce cas le Conseil aura bientôt d'autres préoccupations que ce foutu Donjon.

***

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