Chapitre 8

Adam

Joshua était venu et reparti sans réussir à identifier les corps de mes agresseurs. Comme nous ne pouvions pas les conserver indéfiniment, Karen les avait brûlé dans l'incinérateur de sa clinique. J'avais été déçu de ce résultat négatif mais pas tellement étonné. Les loups solitaires étaient d'un nombre variable mais évitaient en général de côtoyer les meutes et si Fenrir et ses bêtas gardaient un œil sur les plus puissants d'entre eux, ils le faisaient généralement de loin. Sous leur forme humaine, les choses auraient été plus simples : nous aurions des visages, des empreintes... Mais rien ne ressemble plus à un loup mort qu'un autre loup crevé alors c'était rapé.

J'avais été soulagé que Joshua ne s'attarde pas sur mon territoire. Nous ne nous étions jamais défiés dans le cercle et la question de qui était le plus dominant restait entre nous, comme un noeud de malaise et de discorde. Il m'avait remplacé à mon départ de la meute d'Abraham et nous n'avions eu aucune raison de nous affronter. Peut-être qu'un combat durant le concile nous permettrait de régler cette question une bonne fois pour toute et de parvenir à une relation sinon harmonieuse, du moins apaisée. Nous ne serions jamais amis, certes, mais nous servions la même cause après tout.

J'avais repris le travail, enfin totalement rétabli. Nous avions accepté deux chantiers en parallèle, une maison individuelle hors de prix à Northwood et un établissement communautaire pour une association d'accueil de la jeunesse à Carson River Valley. Les deux villes étaient séparées d'une cinquantaine de minutes de voiture et tout le monde était sur le pont afin de s'assurer que les deux projets progressent correctement. J'avais passé la journée à contrôler l'avancée des travaux de l'énorme demeure où le style ranch, certes traditionnel mais peu adapté aux coutumes locales, avait été croisé avec des références grecques antiques et italiennes modernes. En d'autres termes, l'architecte désabusé et moi étions d'accord, le résultat était atroce et la maison hideuse. Mais les MacLaren avaient autant de pognon qu'ils étaient dépourvus de bon goût et l'horreur qu'ils finançaient, à grand coup de marbre d'importation, essences de bois rares, cuisine design et fresques murales rococo, paierait les factures de mon entreprise pour un bon de temps. J'avais bâti ma réputation sur une qualité irréprochable et ce type de projets me permettait de baisser les coûts pour des constructions plus intéressantes ou plus utiles à la communauté.

Je traversai le bout de forêt privé qui isolait ma maison du reste de Trout River et passai le portail qui protégeait le jardin. D'un coup d'oeil machinal, je m'assurai du bon fonctionnement des caméras. La petite diode rouge me rassura. Je n'étais pas paranoïaque mais m'assurer que mon foyer était sécurisé était une nécessité, surtout ces derniers temps.

Les membres de ma meute vivaient dans les environs. La majorité avaient acheté des parcelles, boisées ou non, et nous avions tous mis la main à la pâte pour construire leurs maisons au meilleur coût. Après tout, c'était là notre spécialité. En dehors des courses dans la forêt, au moins deux ou trois fois par mois et systématiquement les nuits de pleine lune, nous nous retrouvions facilement chez les uns et chez les autres. Ma maison était toujours ouverte et il n'était pas rare que nous soyons une dizaine à partager nos repas chaque soir. Lorsque j'avais quitté la meute de mon père, je m'étais juré de ne jamais l'imiter en quoi que ce soit. Mais l'adolescent révolté avait grandi et avec le recul, j'étais désormais capable de reconnaître les quelques bons côtés de l'environnement dans lequel j'avais grandi pour me les approprier. Et vivre au sein d'une communauté soudée en faisait partie.

Lucius et Léon étaient au fourneaux lorsque j'arrivai dans la grande cuisine chaleureuse. Je l'avais conçue moi-même et j'avais privilégié les matériaux naturels, bois et pierre, qui associés à un style épuré donnaient un résultat aussi moderne qu'accueillant. Nous nous répartissions la préparation des repas afin que chacun mette la main à la pâte. Enfin, avec quelques aménagements. Harry n'était pas autorisé à s'approcher des fourneaux sans supervision et comme j'étais le plus occupé et le plus absent, je mettais plus souvent qu'à mon tour les pieds sous la table.

Les deux hommes travaillaient en harmonie et je souris dans ma barbe en constatant une nouvelle fois la complicité qui se développait entre eux, même lorsqu'il s'agissait de couper des poireaux. Lucius paraissait aveugle à ce qui était en train de se passer mais le sourire malin que Léon m'adressa avant de cogner, sans le faire exprès du tout, sa hanche à celle de l'ancien militaire grand et baraqué me démontra que lui, en revanche, savait très bien où il allait.

Lucius aurait pu comprendre le désir évident que ressentait Léo à son égard d'un simple coup de narine. Mais nous apprenions très tôt dans notre jeunesse que l'intimité entre lycans capables de sentir les émotions et déceler les battements de cœurs était capitale. Il était considéré comme le minimum de la politesse et du respect de ne pas évaluer les sentiments de nos congénères par ce biais et cela devenait rapidement une seconde nature. A moins de chercher délibérément l'information, les effluves hormonaux pouvaient passer inaperçus, dans une certaine mesure.

L'air embaumait le poulet en train de rôtir et je me fis la réflexion qu'ils feraient un joli couple, tout en contraste. Lucius était aussi large d'épaule et massif que Léon était fin et léger, pour un lycan du moins, et leurs peaux étaient quasiment à l'opposé du spectre des couleurs. Mais tous deux étaient loyaux et intelligents et j'imaginais facilement la désinvolture et le sens de l'humour de Léon décoincer le sérieux de mon nouveau loup.

Je m'assis au comptoir et piquai un morceau de pomme que Léon effilait. Il me retourna une claque sèche sur la main en grognant. Lucius ouvrit l'oeil rond devant un manque de respect qui aurait été sévèrement puni dans une autre meute mais je me bornai à montrer mes dents avec malice.

- Arrête de piquer mes ingrédients, patron! Sinon je n'en aurais pas assez pour la tourte.

La salive me monta à la bouche.

- Tu comptes mettre du miel dedans, comme la dernière fois?

Léon me sourit largement.

- Tu t'en rappelles? Oui et des noix aussi. Ainsi qu'un poil de cannelle et de muscade.

Le gémissement qui m'échappa n'aurait pas dépareillé dans un lit.

- Hoooo oui... J'adore ça ! Je vais te confier comme nouvelle mission prioritaire de la préparer bien plus souvent. Une fois par jour me semble pas mal.

Il gloussa, ravi, et allait renchérir quand une pensée le traversa et sa main se figea en plein geste de découpe.

- Ho d'ailleurs en parlant de mission, Harry voulait te voir à ton retour. Il a du nouveau pour toi, m'a-t'il dit.

- Enfin une bonne nouvelle...

Je me levai pesamment, un peu réticent à m'éloigner des odeurs alléchantes qui m'entouraient.

- J'espère qu'il a pu avancer sur ce que je lui ai demandé.

Léon haussa les épaules sans s'avancer. Pour lui comme la majorité de mes lycans, le comportement d'Harry s'apparentait à un mystère complet.

J'avais donné à notre informaticien la chambre sous le toit. De taille plus moyenne que la majorité d'entre nous, les plafonds bas ne le gênaient pas et la superficie lui permettait d'étaler son matériel un peu partout. Avec sa petite salle d'eau et ses poutres apparentes, l'ensemble constituait presque un studio complet qu'un agent immobilier aurait sûrement qualifié "d'atypique mais charmant".

Je frappai fermement puis entrai sans attendre de réponse. Lorsqu'il était sous son casque à travailler ou jouer, Harry n'entendait rien de ce qui se passait autour de lui, un comble pour un loup. Je soupirai en constatant que depuis ma dernière visite, le bazar avait connu une expension visible. La chambre était propre, heureusement, aucune vaisselle usagée ou reste de nourriture ne traînait et les poubelles étaient vides. Avec nos sens surdéveloppés, la saleté nous était insupportable et Harry n'était pas différent à cet égard. En revanche, il était bien moins pointilleux concernant l'entassement de trucs et machins variés et il devenait difficile d'accéder au lit sans trébucher sur un quelconque appareil électronique désossé, un nid de câbles entremêlés ou une pyramide de livres sur le point de céder à la gravité.

Harry m'avait en fait entendu et il se retourna, cillant à plusieurs reprises dans la semi-pénombre. Il avait la mauvaise habitude de se tenir courbé et à force de passer son temps enfermé et de ne sortir que sous sa forme de loup, s'épargnant ainsi de devoir parler aux gens, il était bien trop pâle à mon goût.

- Ho c'est... c'est toi.

Je résistai à l'impulsion de lever les yeux au plafond. J'étais le seul à m'aventurer sur le petit territoire de mon loup soumis alors il n'y avait pas beaucoup d'autres options.

- Léon m'a dit que tu avais quelque chose pour moi?

La question eut l'air de le perturber aussi j'attendis patiemment. S'exprimer à l'oral était très compliqué pour Harry, sans que je ne puisse déterminer s'il s'agissait d'un trait inné ou du résultat des mauvais traitement subis dans son ancienne meute. Abraham m'avait adressé le jeune homme trois années auparavant. Le lycan, alors âgé d'une vingtaine d'années, avait quitté sa meute du Texas sans permission de son alpha, et cette dernière était bien décidé à le récupérer. Je ne pensais pas que c'était par affection ou désir de prendre soin de lui mais en plus de ses qualités de hacker et de technicien informatique, Harry était très doué pour tout ce qui était gestion financière. Abraham avait dû intervenir pour le libérer de son ancienne famille et me l'avait adressé. Il lui avait proposé de rester dans sa propre meute mais les loups d'Abraham étaient surtout des dominants et le loup soumis avait une peur bleue de tous ceux d'un rang supérieur à lui. Fenrir l'avait orienté vers moi, le moins impressionnant et le plus calme des alphas en lequel il avait confiance, mais à son arrivée, Harry avait mis des semaines à réussir à me regarder en face. Je me souvenais encore des tremblements qui l'envahissaient dès que quelqu'un s'adressait à lui. Il allait beaucoup mieux, désormais, et s'était habitué à moi mais restait distant avec la majorité de mes loups. Je lui avais offert une chambre chez moi, confié le suivi des comptes de mon entreprise et de la meute et si nous avions prospéré depuis lors, lui paraissait heureux de son sort.

Il était tout en bas de la hiérarchie de la meute et s'y trouvait bien. Enfin, aussi bien qu'Harry puisse se sentir au milieu d'autres lycans. Je ne tolérais pas la violence entre mes loups hors du cercle et la pensée que son ancienne famille ait pu le maltraiter me rendait furieux mais j'en comprenais facilement les causes. Les lycans fonctionnaient principalement à l'instinct et Harry en paraissait totalement dépourvu. Le moindre signe d'agressivité l'affolait et ses réactions, démesurées, vexaient ou provoquaient le mépris des autres lycans. De plus, dans une société fondée sur la proximité, son rejet de tout contact physique l'isolait de ses pairs. Il n'y a que sous forme de loups qu'il s'apaisait un peu mais étrangement, il n'aimait pas changer et l'évitait autant que possible.

- Je... je...

Il regarda son écran avec incertitude et finit par balancer dans un souffle.

- Micah Jameson n'existe pas.

- Hein?

Je plissai le front sans comprendre.

- Je l'ai rencontré, je peux te garantir qu'il existe.

Harry secoua la tête et ses cheveux blonds et fins retombèrent sur son front. Il évitait le coiffeur comme la peste et détestait aller en ville. Si nous ne lui faisions pas ses courses, il vivrait probablement nu et se nourrirait de plats livrés.

- Lui... lui oui. Mais pas son identité.

Comme j'étais confus, il développa sans quitter son écran des yeux.

- J'ai recherché dans les bases de données. A première vue, tout...tout semble en ordre. Micah Jameson, vingt-et-un ans, né à Chicago, tout... tout est normal. Mais en creusant un peu plus j'ai trouvé un gros problème.

Il cligna des yeux à nouveau, révélant son trouble.

- Mi...Micah est mort à l'âge de six mois d'une bronchiolite mal traitée... Il ne peut pas travailler à... à Portland ni tuer des lycans.

- Merde...

Je cherchai des yeux un endroit pour poser mes fesses mais le lit était recouvert des restes d'une unité centrale désossée et le fauteuil que je lui avais donné disparaissait sous un amoncellement de vêtements aussi je restai debout.

- Comment a-t-il pu usurper cette identité ?

Harry haussa les épaules.

- Cest... c'est assez facile de se procurer un faux passeport de nos jours. Tout dépend du prix que tu souhaites y mettre mais tout s'achète et tout se vend sur le dark web.

Je passai ma main dans mes cheveux en sifflant. Entre le faux nom, l'arme et la dextérité évidente avec laquelle il s'en servait, mon jeune et joli serveur commençait à dessiner une image plus laide que ce que j'avais escompté. J'essayai de faire rentrer Micah, son short et ses mèches roses, dans la case Anonyme, criminel dangereux et recherché, mais mon cerveau s'y refusait. J'étais sûrement stupide mais j'avais un excellent instinct -c'était un truc de lycan - et même s'il était enroulé dans d'épaisses couches de mystère, je n'avais rien senti de malsain chez mon crush d'une nuit.

- Est-ce tu pourrais aller plus loin?

Harry me regarda en coin puis détourna le regard et le riva à nouveau sur l'écran lumineux.

- Pas... pas sans quelque chose de plus.

- Par exemple ?

Il fit un geste maladroit de la main droite.

- Une photo ce serait bien... Mais le mieux ce serait une empreinte.

- Une empreinte digitale?

Je fronçai les sourcils.

- Je ne sais pas trop comment récupérer ça.

- C'est... c'est facile... Je peux commander un kit de prélèvement en ligne et avec, il te suffit d'une surface plane qu'il a touché. Il est barman c'est ça ? Un verre ou une bouteille conviendrait-il très bien. A... avec ça, je pourrais regarder s'il est référencé dans les fichiers de la police d'état ou les registres fédéraux. S'il y a un casier voir même un mandat de recherche, je le saurais.

Je frémis en imaginant Micah avec le FBI aux fesses mais j'opinai.

- Alors faisons ça. Commande le... kit et je peux me charger du prélèvement. Personne ne sera étonné que je retourne au Unicorn.

- Il...il te plaît pas vrai?

Harry regardait encore et toujours son écran et j'hésitai. Il n'était pas dans ses habitudes de poser des questions sur ce genre de sujet. D'après mes observations depuis quatre ans, Harry était asexué. Ou asexuel. Je ne l'avais jamais vu être attiré par qui que ce soit, homme, femme, lycan ou humain. De même, les manigances amoureuses ou sexuelles qui se produisaient dans notre entourage le laissaient profondément indifférent. Alors que la majorité des loups de ma meute se nourrissait autant de cancans que de viande fraîche, lui paraissait absolument désintéressé de ces sujets. Mais justement, sa marque inattendue d'intérêt était si décalée que je ne pus m'empêcher de répondre, alors que j'aurais envoyé bouler n'importe qui d'autre.

- Il m'intrigue...

C'était là une réponse honnête et Harry l'accueillit comme telle. Il hocha la tête et ses mèches filasses retombèrent sur les côtés de sa tête, comme un rideau protecteur.

- A... alors ramène-moi de quoi travailler et je l'identifierai pour toi.

- Merci Harry.

Je me dirigeai vers la porte mais m'arrêtai avant d'en passer le seuil.

- Je ne sais pas si j'ai pensé à te le dire récemment mais tu es un ajout de valeur pour la meute. Et au delà de ça, même si tu préfères souvent rester seul, tu es un compagnon précieux. Je suis très heureux que tu ais décidé de rester avec nous.

Un silence me répondit et j'allais sortir quand une voix tenue se fit entendre, que je n'aurai jamais perçu sans mes sens lupins.

- Je... je suis heureux aussi. De vivre ici...M... merci Alpha.

- Merci à toi.

Je lui adressai un petit signe de tête.

- Tiens-moi au courant et quand le kit arrivera, je retournerai à Portland une soirée.

Et si je devais être franc avec moi-même, je n'y voyais pas une corvée !

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