Chapitre 32

Micah

Il me fallut me contorsionner un peu, étalant généreusement la pisse et la crasse du sol sur mon jean sans doute irrécupérable, mais je parvins enfin à atteindre mes chaussures du bout de mes doigts liés. Je portais de simples sneakers bon marché, de celles qu'on trouve à quinze dollars sur les étals de toutes les boutiques cheap du monde, mais elles étaient parfaites pour ce que j'en faisais. Les semelles de caoutchouc blanche et épaisse se prêtaient à merveille aux incisions délicates que j'y avais pratiquées. À tâtons, je n'eus guère de difficulté à extraire la tige d'acier fine et rigide que j'avais dissimulée dans la chaussure droite. Je pouvais ouvrir des menottes dans le noir, les yeux fermés et avec une seule main, s'il le fallait. Andreï s'en était assuré. Il m'avait fait répéter l'exercice encore et encore jusqu'à ce que ses exigences de professeur psychopathe et dépourvu d'indulgence en soient satisfaites. J'étais même capable de le faire avec les mains dans le dos, mais cela impliquait une épaule déboîtée, beaucoup de douleur, et j'étais plus que ravi de pouvoir l'éviter. Concentré sur mon rossignol, il ne me fallut donc que quelques minutes pour me libérer les poignets. Le soulagement des tensions qui s'étaient disséminées dans mes bras et mon dos fut immédiat et je fis jouer mes épaules, malgré ma position avachie, pour les aider à se dissiper. Puis je fouillai dans ma chaussure gauche, cette fois. Le garrot de quarante centimètres soigneusement roulés que j'en extirpai était constitué d'un long fil abrasif en nylon tressé de brins métalliques. L'objet n'avait pas l'air de grand-chose, mais en réalité, il devenait un atout sanglant pour qui n'avait pas peur de se salir les mains. C'était une arme de tueur sans merci, destiné à trancher une carotide en quelques secondes, si on parvenait à le passer autour de la gorge de la cible, ou à infliger des blessures profondes et invalidantes sur les membres enserrés. Les boules d'acier aux deux extrémités en permettaient une bonne prise dans mes mains averties et tordu sur le sol, je m'employai à scier le collier de serrage qui me retenait les pieds. Entre la morsure du garrot sur le plastique et mes tractions de cheville, l'attache céda rapidement et chancelant, humide et engourdi, je fus enfin debout et libre de mes mouvements.

La phase suivante demandait un peu plus de réflexion et surtout, un peu plus d'informations. Je m'approchai sur la pointe des pieds de la porte du silo. Il s'agissait plus d'un sas que d'une entrée traditionnelle, d'ailleurs, avec une grande roue d'acier en guise de poignée, comme un coffre-fort. Je n'y connaissais que dalle, mais j'imaginais bien que la pression sur le battant devait être énorme, à l'époque où des tonnes de blés remplissaient l'espace, et son épaisseur avait du sens. En revanche, aucun mécanisme de verrouillage ne semblait activé. C'était une bonne nouvelle, car si j'étais capable de forcer n'importe quelle serrure classique, ce type de dispositif ne m'était pas familier et je n'aurais su par quel bout le prendre Je posai mon oreille sur le battant, espérant déterminer ce qui m'attendait derrière, mais aucun bruit ne m'atteignit et je me reculai en secouant la tête de dépit. Je fis ensuite le tour du silo, vérifiant qu'aucune autre ouverture ne s'y dissimulait et je repérai une longue fissure courant le long du mur, à travers laquelle le soleil filtrait. Je m'en approchai et m'y collai et après quelques contorsions pour trouver le meilleur angle, j'eus une vision relativement claire de ce qui nous entourait.

- Putain, soufflai-je, dépité.

J'avais imaginé la rase campagne autour du silo, peut-être une ou deux granges, mais l'hypothèse que nous étions retenus en beau milieu d'une saloperie de base peuplée de nos adversaires ne m'avait jamais effleuré. La force du déni, sans doute, ou l'espoir vain que nos ennemis soient moins organisés et puissants qu'ils ne l'étaient. De mon angle de vue réduit, je ne distinguais qu'une partie des lieux, mais juste devant moi, je discernai plusieurs véhicules, principalement des pick-up imposants, garés sur un parking de gravillons. À la droite, je pouvais apercevoir la silhouette d'un bâtiment, non identifié, mais massif, et en me tordant le cou, j'en vis d'autres à l'opposé. Le tout paraissait mal entretenu et vétuste et j'en déduis que nous étions au beau milieu d'une exploitation agricole désaffectée. Et sur le parking et entre les bâtisses, des hommes - ou des lycans - se baladaient tranquillement sans se préoccuper de nous savoir enchaînés à quelques mètres à peine. Et certains d'entre eux étaient armés.

Une série de jurons me vinrent aux lèvres en comprenant que même si je parvenais à sortir du silo, et à traîner les cent kilos d'Adam derrière moi, je me fourrerais au beau milieu d'un ramassis de nos ennemis avec des chances d'évasion quasi nulles. J'étais doué, certes, mais pas au point de dézinguer à mains nues une dizaine de costauds tout en protégeant mon amant inanimé. De plus, le timing était à chier. Je ne distinguais pas le soleil, mais la luminosité me donnait à penser que nous n'étions qu'en début d'après-midi, ce qui correspondait à l'heure matinale de notre assaut et au fait que nous ne soyons qu'à une heure de route de là où nous avions été capturés, de ce que j'avais noté. Autrement dit, attendre que la nuit tombe pour plus de discrétion était très risqué. Adam pouvait me claquer entre les doigts de surdose, le fameux doc pouvait débarquer et me l'enlever, les hommes qui nous gardaient pouvaient décider, sur un coup de tête, de m'éliminer... Non, je ne pouvais pas me permettre de patienter des heures. Il me fallait d'urgence des renforts et pour ce faire, il me fallait un téléphone.

Ma résolution prise, j'hésitai à détacher Adam. Son épiderme bronzé était régulièrement traversé de tressaillements spasmodiques qui me révélaient la torture qu'il endurait, derrière le calme artificiel de la drogue qui parcourait ses veines, mais j'y renonçais. Si les gardes revenaient checker l'état de mon amant, ils s'apercevraient tout de suite qu'il avait été décroché de son mur. Si je pouvais éventuellement donner le change en me roulant dans la poussière et remettant mes menottes, s'il n'y regardaient pas de trop près, sa position exposée n'en faisait pas une option, à mon grand regret.

J'écoutai une nouvelle fois à la porte, mais n'entendis toujours rien. J'allais devoir tenter le coup et s'il s'avérait que des ennemis se tenaient derrière... Argh, je ne voulais même pas y songer. Avec mille précautions, retenant ma respiration, je tournai délicatement la roue qui ne me résista pas, ce qui était un énorme soulagement. Je tournai et tournai, m'attendant à tout instant à ce que quelque chose ne me bloque, prêt à bondir et lutter pour ma vie s'il le fallait. Mais rien ne se passa alors quand j'arrivai au bout de mon geste, et qu'un souffle léger m'annonça que la porte était déverrouillée, je pris le risque de pousser sur le battant, très très doucement. La porte métallique s'entrouvrit de quelques centimètres avec un petit crissement et je me figeai une nouvelle fois, en alerte. Je glissai un œil prudent dans l'interstice, le cœur battant à se rompre, mais aucun mouvement ni cri d'alarme ne me surprit. J'élargis le passage et me détendis en constatant que mon pari était gagnant et que personne n'étais sur le point de me bondir dessus. Je fis deux pas, tous les sens aux aguets, et évaluai ce qui m'entourait. J'avais atterri dans ce qui ressemblait au croisement entre un bureau délabré et une zone de stockage. L'exiguïté des lieux me donna une impression d'écrasement, après les dimensions de cathédrales de l'espace voisin. Dans un coin, des sacs en toile aux logos criards verts et rouges non identifiés étaient entassés avec des produits de ménages. Une odeur légèrement chimique imprégnait l'air et me fit froncer le nez. À côté d'une porte de bois simple ouverte d'un petit fenestron en verre dépoli, seule source d'éclairage, une table branlante au formica passé était recouverte de vieux calendriers, boîtes de carton moisies, publicités pour de l'engrais et dossiers jaunis dont je me foutais de savoir ce qu'ils renfermaient. La pièce avait dû servir de zone de repos et de bureau pour le gardien du silo, mais il était évident que personne ne s'était assis sur le fauteuil miteux depuis des années. Depuis deux-mille dix-neuf, précisément, d'après l'éphéméride affichée sur la cloison à la peinture écaillée. C'était à la fois rassurant et décevant. Je ne m'étais pas attendu à une armoire pleine d'armes à ma disposition ou à un ordinateur branché pour me permettre de me connecter et signaler ma position, mais l'absence totale d'objets contondants était quand assez décourageante. Je m'approchais du bureau pour regarder de plus près ce que les entassements de papier me dissimulaient lorsqu'un bruit de crissements de pas me parvint de l'extérieur à travers les murs et en deux enjambées, je me postai derrière la porte, prêt à bondir. Je n'aurai qu'une seule opportunité et j'avais intérêt à ne pas me louper. Et si les gardes revenaient à deux? Et bien, je n'aurais qu'à improviser...

J'attendis que l'homme eût complètement passé le seuil et claqué la porte derrière lui pour agir. Je ne m'étais jamais considéré comme particulièrement chanceux dans la vie, vu le nombre de merdes que j'avais dû affronter depuis mon plus jeune âge, mais la providence avait semble-t-il décidé de se rattraper, et personne ne le suivait. Baskets ne fit que deux pas en direction du sas menant au silo avant de s'immobiliser brusquement, sans doute alerté par mon odeur ou le bruit de ma respiration. Putain de sens de lycans. Mais j'étais déjà sur lui, les bras levés, et je lui avais passé mon garrot autour du cou. Il paraît qu'attaquer par-derrière est un comportement de lâche. Mais dans la mesure où je préférais être lâche que mort, je ne me posai aucun cas de conscience en tirant sur les boules rondes aussi durement qu'il m'était possible, les dents serrées sous l'effort surhumain que je m'imposais. Je n'avais jamais tué personne de cette manière, mais d'après Andreï, c'était une affaire de seconde. Le filin était si fin qu'il était impossible de le déloger de la chair du cou, qu'il tranchait comme du beurre, et une fois enfoncé dans la trachée et la jugulaire, la mort était quasi instantanée. Mais Andreï n'avait jamais butté de lycan, pour ce que j'en savais, en tous cas, et la résistance que m'opposa Baskets n'avait aucune mesure avec celle d'un humain. Sa peau était épaisse, sa force décuplée et ses muscles difficiles à cisailler et il rua sous la pression implacable avec lequel j'essayais de l'étrangler. Je fus soulevé du sol, entraîné contre son dos puis valdingué pendant qu'il tentait de me déloger, mais je refusai de lâcher. Je tirai, tirai, tirai encore, bandant mes biceps pour maintenir ma prise alors qu'il se débattait comme un beau diable en me faisant voler contre le mur du silo. Le choc de l'impact me coupa le souffle, mais mes mains étaient nouées autour de mon arme dérisoire et je le sentis suffoquer. Il s'affaiblissait. Il tomba à genoux, secouant la tête de manière pitoyable en cherchant sa respiration et agita les bras sans trouver de prise à se raccrocher. Parallèlement, la morsure du filin entama enfin sa carotide et une odeur métallique et chaude envahit la pièce exiguë pendant qu'une mare de sang carmin se formait à ses pieds. Un bruit de gargouillis émana de sa bouche et je sentis son grand corps ramollir sous le mien. Je ne me relâchai pour autant. Les lycans étaient durs à tuer, Adam comme Myriam me l'avaient seriné, et je continuai à tirer. Lorsque je me redressai, les mains tremblantes et les jambes molles, il était quasiment décapité. J'avais entamé la chair de sa gorge jusqu'aux vertèbres et je pouvais les distinguer, luisantes et blanches, à travers le gâchis de rouge sanguinolent qui séparait désormais ses épaules de sa tête. Bordel. Je ravalai un haut-le-cœur, ramenai le garrot à moi dans un bruit spongieux qui fit remonter une vague de bile dans mon estomac, et essuyai frénétiquement mes paumes souillées de sang sur mon jean. Putain, c'était gore. J'allais en garder des cauchemars, c'était certain. Toujours tremblant, et malgré ma répulsion, je m'approchai du cadavre chaud pour le fouiller, priant pour trouver un portable dans l'une de ses poches. C'était le cas et je faillis crier victoire en m'apercevant qu'il était allumé et déverrouillé, mais mon enthousiasme retomba aussi vite qu'il était monté en constatant que le pavé tactile affichait l'information déprimante qu'aucun réseau n'était disponible.

- Nan, nan, nan, putain nan, murmurai-je en tapotant avec frénésie dans les paramètres, cherchant les réseaux disponibles, cherchant à me connecter à la 4G, la 3G, ou juste ces bonnes vieilles ondes téléphoniques. Mais rien. Que dalle... J'avais tué un homme - enfin, un lycan - et ce téléphone ne me servait à rien. Je résistai à la tentation de le balancer ou le réduire en miettes et me repris. Je devais réfléchir à une échappatoire, un plan, mais rien ne me venait. En désespoir de cause, je me retournai vers le bureau et repris la fouille que je n'avais pas eu le temps de commencer. Dans un nuage de poussière et de moisissures, je déplaçai les piles de papiers flétris, soulevai les boîtes rongées par l'humidité et finit par déterrer ce qui n'était rien moins qu'un putain de miracle, que je contemplai sans en croire mes yeux et bouche bée. Un vieux poste fixe en plastique, vestige d'un autre siècle, gisait, abandonné, au milieu des débris administratifs oubliés. L'échine parcourue de frisson, le pouls battant à mes tempes à la vitesse d'un marteau-piqueur, j'en attrapai le combiné et faillis tomber dans les pommes en entendant une tonalité.

Je posai mon index avide sur le cadran, mais je me stoppai tout aussi vite. Quel numéro appeler? Le 911 était la réponse logique, mais je me sentais incapable de justifier ce qu'ils allaient trouver ici. Putain, rien de tout cela n'était explicable. Sans compter que si des flics locaux non avertis débarquaient comme des fleurs, ils risquaient de ne pas faire le poids face aux lycans et aux armes de guerre que j'avais brièvement aperçu à l'extérieur. C'était un coup à les faire massacrer. Sans compter que dans le meilleur des cas, j'allais devoir expliquer le sang qui imprégnait mes paumes et la présence - coucou! - d'un cadavre dont la tête, presque séparée de son tronc, avait adoptée un angle peu compatible avec une mort naturelle. En prime, mes empreintes et mon identité étaient dans le système et si je me retrouvais embarqué, Sergueï aurait l'info aussi sec, via ses taupes dans les forces de l'ordre, et saurait très précisément où je me trouvais. Une pensée fugace m'effleura mais je la rejetai, tellement elle était folle, et je continuai à phosphorer. Je pouvais tenter une sortie, comme si de rien n'était, mais les chances d'arriver jusqu'à une voiture sans me faire repérer était infimes. Je n'avais pas le bon look pour passer inaperçu parmi les hommes qui vaquaient à leurs occupations dans le complexe et l'odeur de sang et de pisse qui me recouvrait n'allait pas m'aider.

Si j'avais eu internet, j'aurais pu trouver les coordonnées de l'entreprise d'Adam et prévenir la meute via ce biais. Mais je n'avais aucune connexion, pas de bottin ni d'ordinateur, et évidemment, je ne connaissais aucun numéro de téléphone par cœur. Aucun numéro d'allié, en tous cas.

Aucun allié...

L'idée qui m'avait traversé revint en force et je déglutis pendant qu'elle envahissait mes synapses. Même si le temps pressait, même si quelqu'un allait sans doute finir par venir voir ce que foutait Baskets, je pris quelques instants pour la considérer.

C'était... fou. Taré, même. Un suicide? Probablement. Mais avais-je vraiment le choix?

Comme évoluant au plus profond d'un cauchemar, je saisis le combiné, le portai à mon oreille et mes doigts rendus maladroits par la réalisation de l'énormité que je m'apprêtai à commettre, je composai un numéro que j'aurais préféré oublier...

La tonalité sonna une fois, deux fois, et une voix avec un fort accent répondit enfin et s'enquit de mon identité.

- C'est Léo. Passez-moi Sergueï et dites-lui que je veux négocier.

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