Chapitre 3

Micah

Durant mes vingt longues années passées sur cette terre, j'avais subi suffisamment de moments que je pouvais objectivement qualifier de cauchemardesques pour en conclure que si le karma existait, j'étais à minima la réincarnation sacrificielle d'un médecin nazi sadique.

La mort de ma grand-mère était bien sûr dans le podium, lorsque j'avais compris que j'étais réellement seul au monde. Mais je pouvais aussi citer ma première nuit dans la rue, blotti entre deux cartons moisis et la peur au ventre, ou encore ma première passe. La soirée où Andreï avait été tué était également en bonne position mais alors que je courrais éperdument pour échapper aux crocs de chiens géants aux allures de loups sous stéroïdes, il m'apparut une fois de plus que le destin était une saloperie de farceur. Et qu'il en avait personnellement après moi.

D'une certaine manière, je supposais que mourir dévoré vivant était une punition appropriée pour avoir cru, l'espace d'une soirée, que je pouvais relâcher ma garde. Que j'avais le droit de m'amuser.

Par précaution, et depuis le début de ma fuite à travers le pays, je n'avais pas pris le temps de baiser avec qui que ce soit. Il ne s'agissait pas d'un souci d'une pseudo moralité que j'avais abandonnée dans les rues de Vinegar Hill bien des années auparavant. Non, c'était tout connement une mesure basique de sécurité. Seul avec un inconnu, j'étais potentiellement en danger et seul le fait que Bear connaisse bien le séduisant trentenaire qui m'avait couru après toute la soirée m'avait convaincu de me laisser aller à mes pulsions les plus primitives. Et tout en dérapant sur le sol humide pour échapper à la mort la plus débile qu'on puisse imaginer, je me fis la réflexion que j'aurai mieux fait de m'abstenir.

J'avais longuement hésité, pourtant, pesant le pour et le contre avant de répondre aux tentatives de séduction de l'ami de mon patron. Le dernier mec avec lequel j'avais couché avait été un étudiant de l'un de mes cours et notre étreinte avait été rien moins que géniale. Les mecs plus âgés me mettaient souvent mal à l'aise, rapport à mon passé, mais les jeunes étaient décevants, en général. Et dans la mesure où ma libido n'était pas très exigeante, j'avais fait le choix de l'abstinence plus souvent qu'à mon tour. Mais ce soir, des yeux verts émeraude et un sourire narquois m'avaient tenté et comme toute pompom girl volage dans un bon slasher, il semblait que j'allais en payer le prix en litre de sang.

Je me concentrais sur ma respiration, entraîné de plus en plus vite par mon compagnon qui filait avec vélocité malgré sa masse. Je ne parvenais pas à comprendre comment il avait fait pour me soulever si facilement avant de me faire passer sur ces toits. Ouais, il était musclé et baraqué, mais pas au point de me porter comme un gosse de trois ans. Et de mon expérience, l'agilité allait rarement de pair avec le type de puissance dont il faisait preuve. Mais j'avais autre chose à foutre qu'à m'interroger sur ses capacités hors du commun, tous mes neurones concentrés sur l'absolue nécessité d'éviter de crever. Adam semblait savoir ce qu'il faisait et où il allait et tant que je pouvais éviter de griller ma couverture, j'étais ok pour le laisser nous sauver et me contenter de courir aussi vite que je le pouvais.

Mais lorsqu'au détour d'une ruelle nos agresseurs canins nous barrèrent la route, dans une démonstration irréelle d'intelligence animale, mon cœur tomba dans mon estomac et je compris que je n'avais plus le choix.

Mon Sig Sauer P320 semi-automatique était un vieil ami familier. Andreï m'avait appris à tirer sur un modèle similaire et il tenait parfaitement dans ma main, tel un allié de poids. Il était certes un peu lourd, et difficile à dissimuler sous des vêtements légers, mais l'hiver me facilitait la tâche et je le gardais en permanence bien caché sous mon manteau épais. Les munitions illégales dont il était chargé étaient sensées pouvoir traverser les gilets pare-balle, elles devraient donc faire de bons gros trous dans la tête des clébards qui avaient l'intention de faire de nous leur dîner.

Je le levai avec assurance, prêt à faire du hachis du toutou s'ils avançaient une de leur grosse papatte en notre direction. Ces bêtes étaient putain d'étranges. J'avais grandi en ville, dans un quartier où les chats avaient plus de chance de se faire bouffer que d'être choyés, aussi je ne connaissais pas grand-chose aux bestioles. Mais j'étais à peu près certain que les chiens n'étaient pas censés avoir la gueule du méchant du Petit Chaperon Rouge. Ni faire la taille d'un petit poney. Les deux plus gros étaient couleur brun rouge et l'intelligence que je lus dans leurs yeux dorés, similaires dans leur forme comme leur éclat, me fit frissonner. Les deux autres avaient une robe plus ordinaire, mélange de gris pisseux et de noir délavé, mais eux aussi me dévisageaient comme si j'étais un merveilleux steak haché. Je les braquai calmement, maitrisant ma respiration comme Andreï me l'avait enseigné, et mon cœur que la course avait emballé ralentit pendant que le calme surnaturel que je ressentais toujours avant de tirer m'envahissait.

 
Le coup d'œil effaré de mon compagnon de fuite ne m'échappa pas mais à part lui dire de garer ses fesses, je n'avais pas le temps de lui expliquer pourquoi un barman gay se trimballait avec une arme capable de décapiter un buffle. Ou un chien géant, apparemment.

Le regard trop intelligent des bêtes passait de mon revolver à moi, ce qui était encore plus flippant. Comme si elle comprenaient ce qui était en train de se passer et ce qu'elles risquaient. L'espace d'une seconde, j'espérai qu'elles renoncent mais un bruit atroce déchira brutalement le silence tendu de la ruelle sombre. Un arrachement de chair, des craquements d'os brisé et un cri guttural résonnèrent juste derrière moi et mes yeux quittèrent leur cible, rien qu'une seconde, permettant à l'enfer de se déchaîner.

Je n'eus pas le temps de m'attarder sur l'horreur qui paraissait s'abattre sur Adam qui se roulait par terre en proie à des convulsions atroces. C'est à peine si mon esprit affolé nota les touffes de poils noirs qui semblaient recouvrir son visage, les mouvements erratiques de ses membres et ses vêtements en lambeaux qui jonchaient maintenant le sol. L'un des clébards surdimensionnés était quasiment sur moi et mon entrainement prit instinctivement le relai. Je reculai d'un pas et tirai une fois, deux fois, trois fois. Les balles que j'utilisais étaient les plus puissantes sur le marché et le crâne de la bête aurait du instantanément exploser. Mais elle continuait pourtant à courir, secouant la tête comme gênée par des piqûres d'insectes et je tirai, encore et encore, me concentrant sur son poitrail velu et sa tête aussi grosse que celle d'un ours. Lorsqu'elle finit par ralentir, elle n'était qu'à quelques centimètres de moi. J'avais tiré presque une dizaine de coups et si mon compte était bon, il ne restait que cinq balles dans mon chargeur. La créature vacilla et tomba enfin sur le sol dans un bruit sourd de fourrure lourde. Deux masses flous me dépassèrent en trombe et je n'eus que le temps de prendre une grande inspiration avant qu'une troisième ne se jette alors sur moi.

Etrangement, le choc de mes fesses heurtant le bitume parvint à mon cerveau avant la douleur terrible de crocs acérés occupés à me déchiqueter l'avant-bras. Mon arme vola et atterrit quelque part dans l'obscurité et je n'eus que le réflexe de ramener mon autre membre en protection de ma gorge fragile. Le bruit du cuir déchiré et l'odeur du sang envahirent mes sens et je compris avec une lucidité terrifiante que si je ne réagissais pas très vite, il en était fini de moi.

J'avais appris à souffrir en silence mais cette fois-ci, l'arrivée de secours constituait notre seule chance. Luttant pour respirer malgré le poids qui me bloquait les hanches et le ventre et la douleur aiguë qui me déchirait, je remplis mes poumons d'oxygène glacé et hurlai du plus fort dont j'étais capable. Le bruit strident dut décontenancer mon adversaire canin. Son oreille touffue, à quelques centimètres à peine de ma bouche, tressaillit et il releva sa gueule ensanglantée une micro-seconde pour me regarder. Une micro-seconde dont je m'emparai.

En self-défense version Andreï, le jeu était de faire suffisamment mal à l'adversaire pour se dégager et, si possible, l'achever avant qu'il ne puisse se défendre. Que mon ennemi soit un animal plutôt qu'un humain ne changeait rien, ni aux règles ni aux points sensibles. Je relevai vivement mon bras gauche, abandonnant la protection précaire qu'il m'assurait sur ma jugulaire, et enfonçai de toute mes forces mon pouce dans l'œil ambré et injecté de sang qui était à ma portée. La bête rejeta sa tête en arrière en hurlant et la masse qui me bloquait la poitrine se dégagea assez pour me permettre de me tordre sous elle. Mon bras droit était momentanément aux abonnés absents, après avoir été mâchouillé comme un jouet pouic-pouic, mais je dissimulais des lames dans mes deux bottes et au prix d'une simple contorsion, je réussis à me saisir de mon Ka-Bar. Je ne laissai pas au chien le temps de se remettre de la douleur que je venais de lui infliger et en grognant sous l'effort, je plantai mon couteau dans l'œil que je venais de mutiler. Il tressauta sous le choc et sa gueule sanglante s'abattit à nouveau sur moi, cherchant mes points vitaux en éraflant mes clavicule et broyant mon épaule. Mais ce mouvement d'attaque avait dégagé son cou et je me saisis de l'opportunité offerte. J'enfonçai mon couteau dans la chair molle sous sa mâchoire avec tout le désespoir qui m'animait. Malgré la souffrance, je tins bon, arrosé d'un sang pourpre et épais qui ruisselait sur mon visage et ma poitrine et dont j'étais incapable de dire à qui il appartenait. Je frappai encore et encore, pris dans la frénésie de la lutte pour la survie, bien conscient que le premier de nous deux à lâcher serait condamné.

A l'issue d'une étreinte mortelle qui me sembla durer des heures, mais qui, en réalité, n'avait pas dû dépasser quelques secondes, la masse musclée à l'odeur de charogne qui m'écrasait devint molle. La mâchoire qui m'enserrait l'épaule se relâcha et les yeux vitreux de mon adversaire m'apprirent que je l'avais emporté. Tout mon corps commençait à trembler sous la douleur et le choc du combat mais je ne pouvais pas me permettre de me relâcher.

Le vacarme tout proche, que les bruits sourds de mon cœur battant et les grognements de mon ennemi m'avaient dissimulés, me parvint enfin et malgré la souffrance lancinante que j'éprouvais, je me dégageai de sous le clébard mort. Immédiatement, mes yeux cherchèrent mon arme et lorsque je l'aperçus à quelques mètres, je me précipitai vers elle. Je fis passer le couteau dans ma main droite, engourdie et dans un état que je préférais ignorer, et saisis le flingue de la main gauche. J'étais quasiment ambidextre, Andreï s'en était assuré.

Le combat qui se déroulait à quelques mètres de moi me fit cligner les yeux d'incrédulité. Un des animaux couleur de boue gisait à terre. Au vue des tripes fumantes qui se déversaient de son abdomen et de son regard vide, je supposai qu'il ne représentait plus aucun danger. Et pourtant, c'était bien deux animaux qui continuaient de s'affronter. Le second loup roussâtre se battait avec une bête encore plus grosse que lui. Un animal dont mon cerveau sous le choc ne reconnut pas le pelage, totalement noir. Un chien qui, j'en était certain, n'avait pas fait partie de ceux qui nous avaient pris en chasse. Un loup dont les yeux couleur d'émeraude m'étaient bizarrement familiers.

Le chien noir paraissait en danger. Le sang et les poils volaient des deux cotés mais je compris que son adversaire, en bien meilleur état, prenait le dessus. Tous deux saignaient abondamment mais l'animal le plus foncé encaissait la majorité des coups de dents et paraissait prêt à s'effondrer.

La meilleure solution pour moi aurait été de me barrer. Adam avait disparu. J'étais, allez savoir comment, en vie. Je n'avais donc plus rien à foutre ici. Une bagarre entre chiens errants ne me concernait pas. Mais d'un autre côté, la bête rousse avait tenté de me tuer. Et si je n'avais aucune idée d'où pouvait bien sortir son adversaire, cela me faisait bien chier de le laisser se faire bouffer. Sans compter que si la créature s'en sortait, elle risquait d'attaquer d'autres passants. Je n'étais pas très altruiste mais cette idée me fit grimacer et ma main se souleva doucement, comme portée par une morale que je ne pensais pas avoir. Les deux adversaires m'ignoraient et je pris mon temps pour viser. Le maelstrom de fourrure, de dents et de griffes était difficile à démêler et je ne voulais pas me planter. Lorsque la gueule débordante d'hémoglobine et de bave de la saloperie couleur boue apparut enfin, prête à s'abattre sur la gorge du chien noir qui gisait, vaincu, à terre, mes doigts réagirent d'eux-mêmes. Je tirai une série de coup précis, bien décidé à terminer ce combat et vider mon chargeur au passage. Je n'étais qu'à quelques mètres à peine mais encore une fois, le crâne de la bête n'explosa comme il était censé le faire. Néanmoins, elle se figea et j'avançai d'un pas, puis d'un autre, continuant à tirer à bout portant jusqu'à épuiser mes balles, prêt à l'achever au couteau s'il le fallait. Cela ne fut pas nécessaire et alors que je commençais à désespérer de la résistance ahurissante de cette saloperie, le chien rouille s'effondra sur le sol, sans un bruit.

Je vérifiai son état d'un grand coup de pied et la chair inerte qui m'accueillit me rassura, me permettant de respirer un peu mieux. Le chien noir s'était effondré sur le sol, mal en point, et ne bougeait pas. Il saignait d'un peu partout et au moins trois grandes plaies ouvertes lui déchiraient le ventre et le bas du dos. Seul des geignements ténus et une respiration heurtée signalaient qu'il était encore en vie. Je m'en approchai avec prudence, incertain du protocole à suivre dans ces cas là. Je n'avais aucune intention de me pointer aux urgences mais j'étais emmerdé à l'idée de le laisser crever. Existait-il un service spécialisé? Un SOS véto à appeler?

Soudain, sa gueule frémit et ses paupières se relevèrent, dévoilant les yeux à la couleur étrangement familière que j'avais déjà remarqué. Ils se plantèrent dans les miens et la conscience que j'y perçus me coupa le souffle. Alors, l'impossible se produisit.

Le chien gémit longuement, dans un souffle épuisé et douloureux et tout son corps poilu trembla. La chair de poule envahit mon échine et j'exorbitai les yeux, bouche béante, pendant que ses pattes étaient saisis de spasmes, que les poils refluaient dans un mouvement contre nature qui me retourna le bide et que tout son être se cambrait dans des mouvements sismiques qu'aucun être vivant n'aurait jamais dû avoir à subir. Et quand le processus s'acheva et que je ravalai péniblement la bile qui menaçait de déborder de ma gorge, le chien noir avait disparu. A sa place, un homme, blond, grand et baraqué gisait à terre. Un homme que mon cerveau refusait de reconnaître et dont mon esprit luttait pour en rejeter l'existence même. Un homme nu dont les yeux verts étaient les mêmes que celui du chien en lequel il s'était transformé.

Adam paraissait extrêmement mal barré. Les blessures profondes qui avaient marqué la chair du chien noir étaient toujours présentes et elles continuaient de saigner, maculant sa peau claire. Je m'approchai en grimaçant, luttant contre l'effarement qui menaçait à chaque instant de me submerger. C'était impossible, merde, totalement impossible, mais je n'avais pas le luxe de m'attarder sur le sujet. Avec de telles plaies, il risquait de se vider très rapidement de son sang, sans compter les blessures internes que je ne percevais pas, et cette fois la réponse était simple. Je devais appeler les secours au plus vite. Malgré ma confusion, je m'agenouillai à côté de lui et lui effleurai l'épaule, seul endroit vaguement épargné. Elle me parut chaude malgré l'état de choc où il devait se trouver et le froid ambiant.

- Adam?

Ma voix me parut croassante et heurtée et je me fis distraitement la réflexion que dès que l'adrénaline des derniers évènements s'estomperait, je risquais de tomber en état de sidération. Mais ce n'était pas encore le moment de me laisser aller. Je fouillai maladroitement la poche de mon manteau ravagé par l'attaque pour y pécher mon téléphone et répétai:

- Adam? Reste avec moi, ok? J'appelle le 911.

- Pas... Les... Secours...

Sa voix, réduite à un filet sur le point de se briser, me fit sursauter, preuve s'il en était besoin de mon état de nerfs précaire. Je dus me pencher plus près pour comprendre les mots hachés qu'il s'efforçait de prononcer.

- Appelle... Connor. Pas flics. Connor.

Je me balançai sur mes talons. Le message était clair mais les risques, putain, étaient très élevés.

- Tu es gravement blessé. Tu risques de claquer ici. Il te faut une ambulance.

- Non. Connor.

Je me mordis les lèvres à en saigner. Mais au fond de moi, une partie comprenait sa demande. J'avais été au contact durant des années d'hommes pour qui abandonner des corps morts dans la rue, et n'appeler que leurs alliés, était un réflexe de survie basique. Alors ouais, si Adam ne voulait pas que les officiels mettent un pied dans ce merdier, je pouvais comprendre. Mon esprit avait encore beaucoup de mal à assimiler ce dont il avait été témoin mais si je n'avais pas halluciné, si je n'étais pas devenu fou, il était clair que les flics et les médecins n'avaient pas leur place dans ce foutoir.

Je rengainai mon arme, essuyai et rangeai ma lame et je cherchai des yeux son téléphone. Des restes de vêtements formaient un tas éparpillé dans la crasse humide de la ruelle et une fois de plus, ma conscience se rebella devant ce dont elle avait été témoin. Je la muselai sévèrement. J'aurais le temps de paniquer plus tard, lorsqu'un homme/chien/loup à deux doigts de clamser ne dépendrait pas de moi pour ne pas passer l'arme à gauche. Le téléphone avait survécu, heureusement, et se déverrouilla facilement grâce à l'empreinte digitale de Adam, maintenant inconscient. Le fameux Connor était tout en haut de la liste des appels et je n'eus qu'à presser un bouton pour lancer la sonnerie. La tonalité résonna longuement avant de me faire basculer sur un répondeur. Il devait approcher des deux heures du matin, cela n'avait donc rien d'étonnant. Le Unicorn Temple fermait à une heure et je me demandai combien de temps s'était passé depuis le début de notre fuite éperdue. Probablement pas plus d'une quinzaine de minutes, en réalité, même si de l'intérieur cela m'avait semblé interminable. Je relançai l'appel une seconde fois et cette fois, une voix grasseyante de sommeil me répondit.

- Adam? Putain, pourquoi tu m'appelles à cette heure-ci?

Je cherchais quoi dire et la voix reprit, chargée d'angoisse et bien réveillée cette fois-ci.

- Adam? Quel est le problème? Réponds moi, putain!

- Adam est blessé...

Je déglutis pour affermir mon timbre mal assuré.

- Nous avons été attaqué par des euh... des genre de gros chiens. Il... Adam est inconscient. Gravement blessé.

- Bordel de merde!

Des bruits de mouvements rapides traversèrent le combiné.

- Où êtes-vous? J'arrive, putain! Ne le bouge surtout pas! J'arrive ! Vous êtes toujours à Portland ?

- Nous sommes euh... Merde, aucune idée. À Portland, ouais.

Je posai un regard exténué sur les murs sombres, incapable de savoir dans quelle partie de la ville notre course nous avait échoués et un éclair de génie me traversa.

- Je vous envoie la localisation google map par message.

- Putain ouais bonne idée ! Je suis là dans une heure et demie, max. Est-ce que vous êtes en sécurité?

Je scannai les environs. Mais à part les cadavres des quatre bêtes et l'homme mourant à mes pieds, il n'y avait rien à signaler.

- Je pense, ouais. Les quatre chiens sont morts.

- Quatre...

La voix de mon interlocuteur se brisa et quand il reprit, il semblait bourru et follement inquiet.

- J'arrive le plus vite possible, ok? Ne bougez pas.

Je m'abstins de répondre que vu son état, Adam n'était pas prêt de bouger où que ce soit et que, quant à moi, j'avais au contraire prévu de ne pas m'attarder. Je me contentai d'un petit bruit neutre et crus néanmoins bon de préciser.

- Il est dans un sale état. Vous devriez vraiment vous dépêcher.

Le bruit d'un moteur me signala que c'était le cas et comme je n'avais plus grand-chose à dire au nommé Connor, je raccrochai. J'envoyai la localisation, comme prévu, et hésitai un moment. L'impasse était déserte et ne donnait sur aucun grand axe. La lueur des réverbères les plus proches était lointaine et les risques que quelqu'un ne nous débusque étaient minimes. Je me tâtai un instant à tirer les carcasses des chiens ainsi qu'Adam, le long du mur, pour plus de discrétion, mais les pulsations douloureuses qui émanaient de mon bras et mon épaule m'en dissuadèrent. En revanche, nous donnions sur l'arrière cour d'un restaurant et de grosses bennes étaient alignées dans un coin. Elles étaient lourdes mais moins que les corps inanimés et je réussis à en déplacer une suffisamment pour nous dissimuler.

Adam ne bougeait toujours pas et sans son souffle irrégulier, je l'aurais cru mort, lui aussi. Je touchai son épaule à nouveau et sans surprise, elle s'était refroidie. Je commençais à ressentir le froid, moi-aussi, mais je n'étais pas sur le point de clamser. Aussi, dans un geste chevaleresque dont je ne me serais jamais cru capable, je retirai mon pauvre manteau en lambeau et l'enroulai autour de son torse sanguinolent avant de rassembler les bouts épars de ce qui avaient été ses vêtements autour de ses pieds. Vu la température et son état, le risque d'hypothermie était évident mais j'avais fait de mon mieux.

Je m'assis à ses cotés et attendis. Les minutes passèrent et c'est lorsque je sursautai, sur le point de m'écrouler sur le sol humide, que je compris que j'étais sur le point de m'endormir. Ce n'était pas bon du tout, il fallait que je bouge. Quoi que puissent signifier les impossibilités que j'avais observées, j'étais à peu près sûr que je n'aurais pas du en être témoin. Et je savais exactement ce que cela pouvait signifier pour moi et ma sécurité. Je me forçai à me relever, poussant péniblement sur mes muscles épuisés. Je ne voulais pas partir, pas avant d'être certain qu'Adam était bien pris en charge mais je ne pouvais pas être trouvé à ses côtés. D'un pas chancelant, j'entrepris le chemin inverse de celui de notre course désespérée et dans un passage adjacent, une échelle de secours me fournit la solution. J'étais loin d'être en bonne forme. Mon bras droit persistait à se faire oublier, ce qui était certes mieux que de souffrir mais restait emmerdant, mais je réussis quand même à grimper sur les toits. Arrivé en haut, je poussai un soupir de soulagement. Le spot était loin d'être idéal mais j'avais un visuel partiel sur les masses sombres effondrées sur le sol, en partie masquées par l'ombre de la poubelle. Je m'affalai derrière une cheminée, roulé en boule pour échapper au froid lancinant qui me transperçait les os, et attendis en somnolant.

C'est le bruit incongru de moteurs puissants qui me réveilla. Comme dans un rêve halluciné, deux camionnettes noires émergèrent du lacis de rues et d'impasses et s'engagèrent à reculons dans le théâtre de notre combat. Quatre hommes, tous grands et costauds, en émergèrent rapidement. Ils semblaient savoir ce qu'ils faisaient et dans un état second, je les vis examiner la silhouette toujours inanimée d'Adam avant de le porter avec délicatesse à l'arrière de la première voiture, qui démarra aussitôt en trombe. Les deux baraques restantes entreprirent de soulever le corps des chiens et cette fois sans délicatesse aucune, ils les jetèrent dans le coffre du deuxième véhicule. Cela leur prit un moment, tout comme de ramasser tout ce qui trainait à terre, mon manteau inclus. L'un des deux, en particulier, semblait chercher quelque chose et il s'attarda longuement dans l'impasse, examinant les alentours et scrutant chaque pierre et chaque tuile. Je me rencognai dans ma cachette, le cœur battant, et poussai un soupir de soulagement lorsqu'il grimpa dans son camion et que ce dernier démarra enfin.

Je passai une main épuisée sur mon front, que ce nouveau pic de stress avait mouillé, et me relevai en grimaçant. J'étais perclus de douleur, probablement gravement blessé et loin de chez moi mais j'étais vivant. Et franchement, au vu de ce qui m'était arrivé, je ne l'aurais pas parié.

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