Chapitre 28

Adam

Ce n'était pas la première fois dans ma vie d'adulte que j'étais contraint de faire le sale boulot. Durant mes années auprès du Fenrir, j'avais été missionné pour exécuter des solitaires fauteurs de trouble, ramener des meutes rebelles sous la coupe d'Abraham avec la violence comme seul argument et effacé des traces d'abominations variées des yeux et oreilles des autorités humaines. En tant que peuple, nous n'étions que peu sujets aux troubles psychiatriques et débordements psychopatiques qui frappaient parfois les hommes. Mais lorsque cela arrivait malgré tout, c'était la responsabilité du Fenrir et de ses hommes de régler le problème et j'avais exécuté mon comptant de pédophiles ou autres violeurs. Ce n'était donc pas la première fois que j'effaçais des traces de crimes et me chargeais de faire le ménage. Mais les heures de travail sordides que nous accomplissions depuis le milieu de journée allaient à coup sûr peupler mes nuits à venir de cauchemars, je le sentais.
La société humaine ne devait rien savoir de ce qui s'était déroulé ici. C'était une question de vie et de mort pour les lycans, et nous n'avions pas le temps de patienter jusqu'à ce que les renforts quasi professionnels d'Abraham arrivent. Les hommes complices ou responsables de ce carnage pouvaient revenir à tout moment et nous devions effacer notre passage, éliminer leurs œuvres et repartir avec tous les résultats glanés au cours de leurs expérimentations délirantes. Le tout, bien sûr, avec suffisamment de discrétion pour éviter que la police locale ne nous tombe dessus. Heureusement, le local industriel transformé en maison des horreurs étaient bien insonorisé et surtout, situé dans un quartier suffisamment reculé et délabré pour nous éviter qu'un voisinage curieux vienne y mettre son nez. Je ne pouvais qu'en féliciter les tarés qui l'avaient créé car en pleine zone résidentielle prospère, cela aurait été perdu d'avance.

C'est Connor qui avait eu l'idée brillante du laboratoire de méth. Puisqu'on ne pouvait pas tout faire disparaître et que nous n'avions pas le temps d'évacuer convenablement les corps et le matériel scientifique que les chercheurs avaient rassemblés, au moins pourrions-nous donner l'impression que tout autre chose que la vérité s'était produite ici. Et le feu, un énorme feu, allait nous y aider.

Les dernières heures avaient ainsi été aussi éprouvantes qu'écoeurantes. Notre survivant, une fois suffisamment remis de son choc, s'était déclaré assez à l'aise avec l'informatique, qu'il avait apparemment étudié à la fac avant sa rupture avec sa meute. Aussi, nous l'avions chargé de récupérer toutes les données accessibles des ordinateurs disséminés sur les bureaux et paillasses, de récupérer tous les disques durs et cartes mémoires puis de détruire méticuleusement les appareils derniers cris que nous ne pouvions embarquer. Abraham avait besoin de comprendre ce que les humains impliqués foutaient ici et ce qu'ils avaient inventés. Si des drogues susceptibles de mettre nos organismes hors de fonctionnement avaient été mises au point, il devait le savoir urgemment. Tout comme il devait découvrir qui étaient les salopards derrière tout ça et pourquoi. Nous avions aussi prélevé le maximum d'échantillons de produits et de prélèvements entreposés dans les grands frigos et rassemblé les documents classés dans les armoires et sur les bureaux. J'avais également tout pris en photo, espérant que la disposition des lieux et le matériel utilisé donneraient des indices à ceux qui allaient investiguer. Nous avions découvert un large garage dissimulé à l'arrière du bâtiment et après y avoir garé notre véhicule de location pour plus de discrétion, Connor l'avait rempli du plus possible du matériel médical de pointe, dont la présence aurait été dure à expliquer dans un laboratoire de drogue clandestin, ainsi que de nos trouvailles. Rendez-vous avait été pris avec un envoyé d'Abraham à quelques heures de route de là pour lui remettre nos preuves en personne et en main propre.

Mon bêta avait également passé une partie de l'après-midi à écumer les drogueries, pharmacies et magasins de bricolage des banlieues alentour pour rassembler suffisamment de décongestionnants nasaux, acides, ammoniacs et solvants pour nous aider à faire accepter notre fable aux autorités. J'espérais que la faible quantité achetée à chaque fois lui permettrait de rester sous les radars de l'enquête immanquable qui allait suivre parmi la police locale. Nous n'avions pas besoin de beaucoup de ces produits, juste de quoi produire des traces résistantes aux flammes qui accréditeraient la thèse que nous cherchions à créer. Il avait aussi pris le gros risque d'arpenter les quelques quartiers craignos de Boise, croisant les doigts pour éviter les flics et les ennuis, mais la chance avait été avec nous. Les quelques sachets de drogue qu'il avait dégoté au cours de sa balade, et que j'avais prévu de laisser à l'abri de l'incendie possible dans une armoire métallique renforcée, devrait nous aider à faire avaler notre couleuvre aux enquêteurs.

Je m'étais chargé de la tâche la plus ingrate. Après avoir rassemblé le maximum d'informations possibles sur les morts, lycans comme humains, en photographiant leurs papiers, leurs visages, et prenant des traces encrées de leurs empreintes digitales, j'avais dû m'assurer que le feu de joie prévu ne laisse rien filtrer de leur identité. Pour cela, j'avais passé de trop longues heures à détruire mâchoire et dents, défoncer des crânes et éliminer le maximum de signes de reconnaissance que les légistes s'efforceraient de trouver. C'était un travail de boucher dur et répétitif, qui mordait mon âme et retournait mon estomac et mon loup ne cessait de gémir sa douleur devant les dépouilles inertes de nos frères injustement assassinés, mais il fallait que ce soit fait. Il était de ma responsabilité de m'en charger, et tant pis si Austin me jetait des regards horrifiés à intervalles réguliers.

En fin d'après-midi, tout paraissait en ordre. Les produits suspects avaient été renversés un peu partout et les corps et le reste des éléments incriminants que nous n'avions pas le temps d'évacuer avaient été rassemblés et recouverts de litres et de litres d'essence et de solvants, comme les murs, le sol et tous les meubles restants. Connor et le gamin étaient prêts à s'en aller. Pour plus de discrétion, nous avions décidé de nous séparer. Eux partiraient dans la voiture dont nous avions dissimulé les plaques à la tombée de la nuit. Ils devaient quitter la ville par des routes discrètes à travers les monts Owyhee qui nous surplombaient, se dissimuler dans les bois et ne rejoindre les interstates qu'à la levée du jour. Ne sachant pas pour combien de temps nous étions coincés à Boise, nous avions payé la location de la voiture pour trois jours de toute façon. Quant à moi, j'attendrai quelques heures que chaque oreille soit endormie dans les environs pour mettre le feu au bâtiment et m'assurer qu'il flambait. Puis, je déguerpirai sous ma forme de loup, veillant ainsi à ce qu'aucune silhouette humaine ne puisse être repérée par d'éventuels passants nocturnes et curieux. Le quartier était trop pauvre pour bénéficier d'une vidéo surveillance et j'espérais qu'aucun de nous ne serait jamais en mesure d'être identifié. La configuration du bâtiment allait dans notre sens puisque les cloisons intérieurs, doublées de matériaux isolants et ignifuges de qualité, allaient contenir le feu de longues heures avant qu'il ne s'attaque aux murs donnant sur la rue. En pleine nuit et sans immeubles trop proches, personne ne remarquerait la fumée. Avec un peu de chance, tous nos méfaits seraient consumés en cendres bien avant que les pompiers ne soient alertés. Mes vêtements de rechange et mon passeport avaient été placés dans un petit sac plastique noir que je prendrai entre mes crocs jusqu'à la proximité de l'aéroport où je pourrai me changer au petit matin et prendre le premier avion pour me ramener chez moi. Où je pourrai quitter ces lieux sordides, remplis de douleur et de questions sans réponses et partir retrouver Micah.

C'était là le plan mais alors que j'aidais Connor et un Austin toujours aussi tremblant à organiser le véhicule rempli jusqu'à la gueule, mon téléphone se mit à sonner. Je fronçai les sourcils en voyant le nom de ma bêta s'afficher et mon loup s'agita. J'avais tenu Myriam au courant par SMS, bien que sans entrer dans les détails, et elle me savait très occupé. Seule une véritable urgence avait pu la conduite à me joindre et c'est avec appréhension que je décrochai.

- Myriam? Un problème ?

- On peut dire ça, ouais.

La voix de ma béta était fatiguée et je sentis mes veines se glacer sous l'émotion peu habituelle que je percevais dans son ton altérée. Elle déglutis.

- Adam? Nous avons été attaqués. C'est grave... Nous avons besoin de toi...

Mon retour à Trout River se fit dans un brouillard d'angoisse et de rage. Malgré ma frustration, je n'avais pas pu accélérer les choses, sous peine de mettre notre sécurité à tous en cause. Comme initialement convenu avec Connor et Austin, j'avais donc patienté de longues heures, seul au milieu du charnier, avant qu'il ne soit l'heure d'y foutre le feu et me barrer. Dire que cette attente avait été insoutenable aurait été un délicat euphémisme et j'avais eu toutes les peines du monde à rappeler à ma part animale l'importance de notre travail ici. J'avais été soulagé au plus haut point en rampant sous la porte du garage que nous avions gardé légèrement entrebâillée, pour me permettre de sortir et nourrir le feu de l'oxygène dont il avait besoin. Au moins, ma transformation en loup m'avait permis d'expulser la fureur dans une course frénétique et de hurler mon envie de revanche à la lune. Ma meute avait été attaquée. Mes lycans avaient été en danger et moi j'étais là, à des centaines de kilomètres et incapable de veiller sur eux et mon instinct primal contrarié me rendait fou.

J'avais débarqué à l'aéroport au lever du jour, prêt à sauter dans le premier avion, et personne n'avait ne serait-ce que tenté de me parler. Des agents de sécurité, qui m'avait fouillé avec méfiance, aux hôtesses de l'air, sans compter les passagers plus ou moins pressés qui m'oppressaient, tous avaient gardé leurs distances avec moi tellement ma rage et celle de mon loup devaient suinter. Les humains n'avaient pas les sens aiguisés des lycans mais la plupart avait gardé un peu d'instinct de survie et à cet instant, j'exsudais le danger.

Après avoir ruiné le peu de sérénité que ma mission pour Abraham m'avait laissé, Myriam m'avait néanmoins rassuré. Certes, ma maison était en ruine, des cadavres jonchaient les parquets et les enfants étaient traumatisés, mais au moins personne n'était mort de notre côté. Le seul gravement blessé était Léon mais Lucius, qui avait pris le combiné pour me faire part de ses observations professionnelles vis à vis de nos attaquants, m'avait calmé. Mon lycan était amoché mais guérissait déjà et serait quasi remis à mon arrivée. Karen avait également demandé à me parler et malgré la peur rétrospective que je devinais dans son timbre plus aigu qu'à l'accoutumée, elle paraissait tenir le choc. J'étais fier d'elle, tout comme de Léon et même de Harry. Ils avaient tenu le fort et résisté à ces salopards de mafieux russes, sans plier, alors même que rien dans leur vie ne les avait préparé à ça. Et même si Myriam m'avait expliqué que c'était Micah qui avait fait le plus de dégâts, ils avaient clairement démontré leur courage et leur solidité.

Installé dans mon fauteuil étroit, j'acceptai le verre de whisky qu'une hôtesse bafouillante me proposait et grognai un remerciement. Je le bus cul-sec et notre pensée erra sur Micah. Ma colère, déjà incandescente, augmenta encore d'un cran mais à mon égard cette fois. Je lui avais promis la sécurité, garanti un refuge et j'avais échoué. J'avais lamentablement raté ce qui lui importait le plus et je ne savais pas comment il pourrait me le pardonner. J'avais sous-estimé ses peurs et cette arrogance me revenait dans un boomerang de sang et de culpabilité. Il n'avait pas souhaité me parler, la veille au soir, et lorsque j'avais demandé à Myriam de me le passer, elle avait hésité à me répondre avant de chuchoter qu'il s'était enfermé dans sa chambre et ne disait mot à personne. Je savais exactement ce que cela signifiait et cette compréhension m'effrayait au plus haut point et faisait gronder sourdement mon loup. En quelques mois, depuis notre toute première rencontre, j'avais appris à connaître mon amant et je devinais facilement ce qu'il avait en tête. Je pouvais anticiper sa prochaine action avec aisance et je l'avais fait, même si c'était un coup bas et que j'allais sans doute le payer. J'avais demandé à Myriam de le retenir, de ne pas le laisser fuir avant mon arrivée et l'avion ne pouvait avancer plus vite pour me ramener.

À l'aéroport de Portland International c'est Lucius qui m'attendait. Son visage aux traits durs était sombre, reflet du mien, et c'est sans un mot qu'il m'ouvrit la porte de son SUV et démarra en trompe en direction des montagnes qui abritaient mon foyer. Un foyer que des enfoirés avaient violé. Je le laissai gérer en silence le flot de voitures et camions qui encombraient la route et gênaient sa conduite et attendis d'atteindre les hauteurs plus boisées et calmes pour lui demander :

- Comment va Léon ?

Ses mains se crispèrent sur le volant et il répondit, sans me regarder.

- Physiquement, il va mieux. La balle qu'il a pris était de plomb, sans trace d'argent, alors avec beaucoup de steaks et du repos il n'y paraît déjà quasiment plus. Mentalement, en revanche...

Il suspendit sa voix et je hochai la tête, compréhensif.

- Il n'avait jamais été vraiment obligé de se battre. Il a déjà été défié dans le cercle, bien sûr, mais...

- Mais dans le cercle sa vie n'était pas en danger. Et dans le cercle, il n'a jamais été obligé de tuer...

Car là résidait le problème, en effet. Notre société était certes violente, certes fondée sur la pure domination physique et psychologique et les bagarres et défis étaient monnaie courante mais la mort, la mort froide et implacable n'était pas une réalité à laquelle la majorité des lycans étaient contraints de se confronter. Mourir dans le cercle était une exception et avec la résistance de nos organismes, les accidents létaux étaient rares. J'étais familier avec la mort, en tant qu'alpha et ancien homme de confiance d'Abraham, et Lucius l'avait été lorsqu'il avait servi dans l'armée. Mais c'était la toute première fois pour Léon, la première fois qu'il avait été obligé de lutter pour sa survie et contraint d'ôter la vie de ses propres mais. Et même si cela avait été pour se défendre, pour défendre les siens, le choc allait être difficile à avaler.

- J'irai le voir à mon arrivée... J'irai lui parler...

Lucius acquiesça et pour la première fois depuis nos retrouvailles, il me regarda dans les yeux. Il semblait fatigué et incertain et dit doucement :

- Ce serait bien. Il n'a pas dormi depuis hier et a besoin de son alpha. Nous avons tous besoin de notre alpha.

Je tendis la main et la posai sur sa cuisse épaisse. Il n'y avait rien de sensuel ou de séduisant dans ce geste mais comme il conduisait, je ne pouvais pas l'enlacer et le serrer contre moi comme j'en avais envie et comme mon instinct m'y poussais.

- Je suis de retour. Je suis désolé d'avoir été absent.

Il secoua la tête mais son grand corps musclé se pencha légèrement vers moi.

- Les missions pour notre Fenrir sont importantes. Tout le monde le sait et le comprend.

- Mais mon timing n'était pas le bon... ajoutai-je doucement. Même si personne n'aurait pu deviner ce qui risquait de se passer.

En prononçant ces mots, je réalisai soudain que je me leurrais. Une personne avait anticipé le risque et avait tenté de m'alerter mais je ne l'avais pas écouté. Et j'allais maintenant devoir tracer ma voie entre un humain aussi dangereux que vulnérable que je refusais de perdre, une meute traumatisée par la violence qui avait fait irruption dans son existence bien rangée et des évènements de plus en plus étranges et menaçants qui planaient au dessus des tous les lycans, et de ma meute en particulier.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top