Chapitre 10
Adam
Depuis plusieurs nuits, je dormais d'un sommeil agité. Les souvenirs de l'agression venaient parfois hanter mes cauchemars mais lorsqu'ils me laissaient en paix, c'est un visage aux traits fins et juvéniles qui venait m'obséder, peuplant mes songes et les transformant en rêveries d'une toute autre nature. J'ignorais pourquoi j'étais aussi subjugué par le mystérieux barman du Unicorn Temple mais avec un peu de chance, découvrir ce qu'il me cachait suffirait à me débarrasser de ce qui menaçait de tourner à l'obsession.
Récupérer ses empreintes digitales avait été un jeu d'enfant grâce à la bandelette collante que m'avait procuré Harry. Il m'avait suffi de l'appliquer sur le verre de whisky que Micah m'avait servi pendant qu'il s'occupait d'un autre client, de relever l'empreinte, de la glisser dans la pochette protectrice prévue spécialement et de réitérer deux fois l'opération, par sécurité. Harry avait reçu le tout avec autant d'excitation que sa nature lui permettait d'en montrer mais m'avait prévenu qu'il lui faudrait quelques jours avant d'avoir des résultats probants à me montrer, marmonnant sombrement sur les fichiers non partagés au niveau fédéral et les référencements inadéquats des polices locales.
J'étais réveillé depuis quelques minutes à peine et je jaugeais avec désapprobation ma verge excitée au delà de son état matinal habituel, héritage non désiré de mon dernier rêve à la langueur torride. La mémoire pleine de cheveux colorés trempés par la passion et d'une bouche ronde et pleine déformée par la jouissance, j'hésitais à aller m'en occuper sous la douche ou la traiter avec le mépris qu'elle méritait lorsque la voix surexcitée de Myriam en provenance du couloir me fit sursauter. Je me redressai sur mon matelas et me préparais à lui grogner dessus à travers la porte en lui demandant pourquoi, nom de DIEU, elle ne me laissait pas profiter de ma matinée de liberté, mais ses paroles étouffées chuchotées à travers le battant me figèrent dans mon lit et réglèrent le problème de mon érection inappropriée.
- Adam? Adam! Il faut que tu viennes ! Fenrir... Fenrir est ici!
Je regardai la porte close avec incrédulité, à moitié convaincu d'halluciner, lorsqu'une voix puissante et familière résonna du rez-de-chaussée, me faisant jaillir du lit et bondir vers mon pantalon.
- Bouge ton cul, Adam, feignasse ! Ça sent super bon et j'ai très envie de ce petit-déjeuner !
J'éclatai de rire et dévalai les escaliers en direction des trois lycans n'appartenant pas à ma meute qui squattaient ma cuisine et intimidaient mes loups. Le plus âgé ouvrit grand ses bras à mon arrivée et me saisit dans une étreinte puissante.
- Adam, sale gosse, je suis content de te voir!
Je lui rendis son étreinte en riant de surprise et d'enthousiasme.
- Abraham, vieux machin. Qu'est-ce que tu fous chez moi?
Il recula avec un sourire énorme aux lèvres et une dernière tape sur mon épaule, dont la puissance me fit grimacer.
- Je suis venu bouffer ton bacon et tes pancakes et vérifier que ton petit cul de louveteau s'était remis de sa branlée.
Je rigolai. Devant les fourneaux où, effectivement, du bacon était en train de griller et n'allait d'ailleurs pas tarder à brûler vu la fumée qui s'échappait, Karen regardait notre Fenrir avec de grands yeux remplis de crainte, d'admiration et de respect. Abraham paraissait emplir toute la pièce de sa présence, comme partout où il allait. Les loups alphas sont réputés pour leur charisme et le tout premier d'entre nous en débordait littéralement. Nous le sentions jusque dans les liens de meute qui, en sa présence, devenaient plus tangibles, plus vivaces. Mais il s'agissait d'un charisme chaleureux et bienveillant, même si son visage rude à la peau sombre, ses poings énormes et sa carrure de boxeur effrayaient légitimement ceux et celles qu'il décidait d'écraser. Myriam, nerveuse et incertaine de si elle devait me couvrir en présence de ces loups qu'elle connaissait à peine, s'était placée contre le mur et surveillait la scène, bras croisés et yeux vigilants. Léon était abasourdi et muet dans un coin mais Lucius s'approcha de notre alpha d'un pas ferme, dans une posture martiale et avec un grand sourire aux lèvres.
- Fenrir, je suis honoré de vous revoir!
Abraham lui serra fermement la main. C'est lui qui l'avait orienté vers ma meute lorsque le lycan avait quitté le service et demandé à s'intégrer au sein d'un groupe.
- Moi aussi, Lucius. Adam m'a dit que tu t'adaptais bien ? Il est ravi de t'avoir en tous cas.
Mon loup se redressa dans une posture impeccable et opina avec une évidente fierté.
- Je suis ravi d'être ici. Et j'ai hâte de pouvoir me rendre utile.
- Tu l'es déjà Lucius, le rassurai-je d'une tape dans le dos, le faisant sourire de plus belle.
Je me tournai vers les bêtas d'Abraham et saluai Joshua d'un signe de tête froid avant de saisir le second, Alex, dans une accolade sincère. Même s'il n'était pas un ami proche, Alex avait été bêta en même temps que moi et nous nous entendions très bien.
Une fois les présentations achevées, et mes lycans un peu remis de leurs émotions, nous priment place autour de l'immense table de salle à manger. J'attendis qu'Abraham et ses hommes se restaurent un peu et avalai moi-même une bonne rasade de café avant de reposer la question, histoire d'obtenir une réponse sérieuse cette fois-ci. Contrairement à nos petits déjeuner habituels, le silence régnait. Myriam, Léon et les autres étaient trop impressionnés pour parler bruyamment comme à leur habitude et Harry était carrément blême et mangeait sans regarder personne, le nez dans ses pancakes. Alors qu'il connaissait Abraham, et même l'appréciait, pour ce que j'en savais, sa peur profonde des loups dominants lui pourrissait la vie.
Abraham et ses gardes du corps étaient concentrés sur leurs assiettes et je les laissai finir avant de me racler la gorge et de clouer le Fenrir du regard.
- Alors Abraham, est-ce que je peux savoir ce qui t'amènes vraiment ? Mon petit cul va très bien, comme tu peux le constater.
Mon vieil ami et mentor avala une bouchée de salade de fruit et s'essuya la bouche. Il adressa un sourire satisfait et un petit signe de tête à Karen et Léon, artisans de ce petit déjeuner, les faisant quasiment s'évanouir d'émoi à l'idée que le Fenrir ait apprécié. Puis il se tourna vers moi, la mine tout à coup grave.
- Je suis en route pour Seattle. Je suis désolé de te l'annoncer mais Li est mort hier matin.
Il ignora les sursauts stupéfait de mes lycans et mon inspiration brusque et poursuivit.
- Je me rends sur place pour ses funérailles et m'assurer que la transition se passe bien. Je me suis dis que tu voudrais sans doute m'accompagner pour lui rendre hommage et je suis venu te chercher.
Je m'adossai à mon siège, abasourdi. Li n'avait pas été un ami mais avec deux meutes aux territoires proches, nous nous étions souvent croisés et nos relations étaient cordiales.
- Merde alors... Li est mort? Je l'ai vu il y a un mois à peine, il allait bien. Mais qu'est-ce qui s'est passé ?
Une pensée fugace me traversa et je me redressai vivement.
- Est-ce qu'il a été attaqué lui aussi?
Abraham secoua la tête.
- Non, il est mort dans un accident de voiture.
Notant mon air sceptique, sachant la résistance des lycans à des chocs capables de pulvériser des humains, il précisa :
- Sa voiture a fait une sortie de route en revenant d'une course de plusieurs jours avec sa meute dans la forêt d'Olympic. A cet endroit, la chaussée surplombe l'océan d'une dizaine de mètres. Le véhicule a fait une dizaine de tonneaux et a coulé à pic.
Comme nous grimacions tous, il soupira.
- Ouais, il n'avait aucune chance. Mais c'est aussi une des raisons pour laquelle j'ai décidé d'y aller. Je veux m'assurer qu'il s'agissait bien d'un accident et pas d'autre chose. Il était seul dans la voiture car il avait reçu un appel professionnel urgent et devait juste faire l'aller-retour et je veux vérifier que rien n'est louche là-dedans.
Je penchai la tête sur le côté, mon loup éveillé et aux aguets.
- Tu as des raisons de penser le contraire ?
- S'il n'y avait eut le précédent de l'attaque contre toi non, pas vraiment. Mais je préfère enquêter pour rien que de laisser une trahison et un meurtre impuni. Le concile approche de semaine en semaine et la vigilance est, plus que jamais, de mise.
Deux heures plus tard, nous nous étions répartis à sept dans deux voitures, direction Seattle. Connor conduisait son SUV dans lequel j'étais monté ainsi qu'Abraham et Alex. Joshua, Lucius et Léon avaient pris place dans la belle Mercedes de location qu'ils avaient récupéré à l'aéroport de Portland et qu'ils laisseraient à Seattle avant de monter dans l'avion. En l'absence d'un compagnon pour me représenter auprès de la meute, mes bêtas jouaient ce rôle et devaient se repartir les rôles entre souci de ma sécurité personnelle et gestion de la meute. Myriam s'était portée volontaire pour rester à la maison. Ma bêta n'était pas d'un naturel timide, au contraire, mais sa louve très dominante avait souvent du mal à supporter les regards surpris et les chuchotis que lui valaient encore trop souvent sa position auprès de moi. Et des funérailles n'étaient pas le meilleur lieu pour déclencher une bagarre. Encore que, selon comment se déroulerait la succession de Li, bagarre il risquait bien d'avoir.
Au sein d'une meute, la hiérarchie se faisait plus ou moins naturellement. Un lycan qui estimait pouvoir gravir les échelons pouvait défier le suivant sur l'échelle et ce dernier se soumettait ou se battait dans le cercle. Les combats étaient rarement trop violents, la majorité des loups au milieu ou en bas de l'échelle ayant instinctivement une retenue qui manquait complètement aux combats pour accéder au statut d'alpha. En effet, pour gagner ce titre, les combats étaient parfois meurtriers mais toujours sanglants.
Abraham s'était naturellement installé sur la place du passager à l'avant et je n'avais pas cherché à la lui contester. Mon loup n'était de base pas très pointilleux sur les questions de préséance, ce qui faisait de moi un alpha plutôt décontracté. Mais dans tous les cas, la hiérarchie entre mon Fenrir et moi était limpide et même si techniquement la voiture de mon bêta était une extension de mon territoire, je n'avais aucune volonté de pinailler. Abraham regardait la route, le front soucieux et je me penchai entre les sièges pour lui parler.
- Comment était Li? Comme alpha, je veux dire? Je le connaissais vite fait mais je ne sais rien de la dynamique de sa meute.
Abraham réfléchit avant de me répondre.
- Traditionnel mais juste. Il s'est immédiatement rallié à moi et a appliqué mes lois avec loyauté, même si je pense que certaines devaient le décontenancer. Je ne veux pas médire des morts mais il était plutôt suiveur que leader, autant qu'un chef de meute puisse l'être.
- Il était pourtant quatrième ou cinquième des alphas, non? s'étonna Connor sans lâcher le volant.
- Quatrième, confirma Abraham. C'était un guerrier redoutable il y a encore quelques années mais il ne s'est pas battu pendant les deux derniers conciles. Il s'est soumis devant Adam et Zachary sans protester et Anders ne l'a pas défié. Il n'était plus tout jeune et je pense que sa place convenait à tout le monde.
Je hochai la tête. La hiérarchie entre alphas se déterminait au cours de nos rassemblements et se maintenait durant les cinq années suivantes. Techniquement parlant, le Fenrir gouvernait seul mais en pratique, il pouvait s'appuyer sur le concile des alphas. Et au sein de ce concile c'est le rang de chacun qui en déterminait le poids, raison pour laquelle certains ne pensaient qu'à gravir les échelons. Pour être juste, il s'agissait aussi d'un instinct profond. Un loup dominant n'acceptait que difficilement de se soumettre à un congénère qu'il supposait être plus faible et poussait sans relâche son humain au défi.
J'étais au troisième rang depuis le dernier concile, derrière Zachary, de Géorgie, en seconde position. Li avait donc été quatrième, Anders, un lycan de Virginie occidentale, était cinquième et Blake, l'ancien alpha texan de Harry, sixième. Mon ami Alejandro était plus bas, à peu près au même niveau de mon père, d'après mes souvenirs. Nous étions trente-sept meutes aux USA et au Canada et chacun d'entre nous était sensé savoir se positionner vis à vis de ses pairs.
Connor tourna ses yeux clairs vers son voisin.
- Savez-vous qui va lui succéder ?
À côté de moi, Alex pouffa et je le regardai avec surprise. Abraham semblait tout aussi amusé, malgré la tristesse des raisons de notre voyage, et il secoua la tête.
- C'est une des raisons de mon déplacement. Je pense que nous ne sommes pas à l'abri d'une surprise et je veux m'assurer que tout se déroule conformément aux règles.
Mon bêta et moi échangeâmes un regard intrigué. A la mort d'un alpha, la logique voulait généralement qu'un de ses bêtas lui succède. Mais des loups solitaires dominants pouvaient aussi saisir l'occasion et revendiquer la meute. Abraham s'attendait peut-être à quelque chose de similaire mais il ne souhaitait clairement pas le partager avec nous.
Arrivés au niveau d'Olympia, nous quittâmes l'Interstate 5 et bifurquâmes vers l'est. Li et la majorité de ses lycans vivaient et travaillaient dans la métropole de Seattle mais le territoire de la meute, là où ils se retrouvaient et courraient, était situé en bordure de la grande forêt d'Olympic et Li en revenait lorsqu'il avait trouvé la mort. Abraham avait récupéré les coordonnées GPS de l'accident et nous nous engageâmes sur la route surplombant l'océan Pacifique et la péninsule. Abraham scrutait la chaussée avec attention et nous restâmes silencieux, songeant aux derniers instants de celui à qui nous allions rendre hommage. Il fut le premier à briser le silence.
- J'ai demandé à Harry de vérifier cette histoire d'appel. Je veux être certain qu'il ne s'agissait pas d'un piège.
J'opinai. Li avait travaillé comme agent immobilier en ville et le matin de sa mort, il avait abrégé son jour de congé suite à une demande urgente de visite d'un client fortuné. Harry n'aurait aucun souci à vérifier que ce client existait et qu'il était bien en plein processus d'achat d'une propriété. La route s'était étrécie et montait en lacets, bordée d'un côté par la forêt profonde aux reflets bleutés et de l'autre par les vagues grises de l'océan Pacifique, en contrebas. Au détour d'un virage, Connor leva le pied et annonça :
- D'après le GPS nous y sommes.
Un petit chemin de terre s'enfonçait entre les conifères immenses et recouverts de lichen à peine quelques mètres plus loin et à la demande d'Abraham, Connor s'y gara, suivi de près par Joshua dans la deuxième voiture. Nous rejoignîmes le lieu de l'accident, où une grand trace de freinage et un parapet défoncé annonçaient le drame qui s'était joué.
- Il était encore tôt, précisa Abraham. La route est relativement fréquentée mais pas à sept heures du matin. Li n'avait pas eu le temps de se reposer après la course.
Il faisait frais et terriblement humide mais les embruns de l'océan venaient tempérer le froid descendu du Nord et la route n'était probablement pas gelée ce matin là. Qu'est ce qui avait bien pu conduire un lycan fort et entraîné à perdre le contrôle de sa voiture jusqu'à sombrer dans le précipice en face de nous?
Léon et Alex examinaient les lieux avec attention et Lucius changea pour y détecter des odeurs suspectes. Je laissai moi-même trainer mon nez mais sans aucun succès.
- Qu'est devenue la carcasse de la voiture ? demanda mon bêta.
- A la fourrière, répondit Joshua d'une voix traînante. Les humains mènent l'enquête, eux-aussi, et ils doivent l'examiner avant de conclure leur rapport. Non pas que nous en attendions beaucoup, bien sûr.
Connor renifla mais ne répondit pas. Le mépris des lycans envers les humains était courant, même s'il devait rester discret dans l'entourage d'Abraham qui ne le tolérait pas bien. Connor, mariée à une femme humaine, y était souvent confronté et il lui fallait plus qu'un sous-entendu voilé pour l'agacer.
Lucius revînt vers nous et secoua la tête. Abraham soupira, soulagé.
- Rien de suspect ici. Peut-être Li était-il tout simplement fatigué et s'est-il endormi au volant.
Je fis la moue mais ne répondit pas. Ma paranoïa était montée en flèche depuis mon attaque et je n'étais peut-être pas le plus objectif en ce moment. Ne rien avoir trouvé concluant à une attaque était rassurant mais je ne pouvais me défaire de la sensation que la coïncidence était trop belle pour être vraie.
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