Chapitre 1

Micah

- Une pinte de blonde ! brailla bien inutilement le client déjà transpirant en direction du comptoir derrière lequel je m'agitais.

Je grimaçai sous l'agression sonore et répondis d'un léger signe de tête en sa direction. La soirée commençait à peine et si le weekend était généralement chargé, ce n'était pas le cas du jeudi soir. Les lieux étaient encore calmes, inutile donc de s'égosiller. J'attrapai et rinçai rapidement un verre aux armes du Unicorn Temple, une licorne pailletée de rose et bleu ciel, plus cliché tu meurs, et le remplis du liquide doré et mousseux à la riche odeur de levure artisanale. L'établissement était petit pour une ville aussi grande et gay friendly que Portland mais grâce à sa collection de bières locales et d'alcools de qualité, le choix avant-gardiste de ses DJs et la qualité des spectacles proposés une à deux fois par semaine, il était devenu le spot favori des jeunes gays branchés, tendance hipster, qui souhaitaient éviter l'effervescence de la vie nocturne de Burnside Street. Depuis cinq mois que j'y travaillais, je m'étais habitué à gérer une fréquentation soutenue.

Une fois servi, le client déjà un peu éméché repartit danser sur la piste minuscule et je repris la découpe de mes citrons. Aucune représentation n'était prévue ce soir mais le temps froid et sec, plutôt agréable pour ce mois de janvier, allait sûrement nous amener du monde. Il avait beaucoup neigé en décembre et le répit que nous apportaient les températures négatives était un soulagement, après des semaines à déblayer des congères et patauger dans de la boue glaciale mêlée de neige fondue.

Le second barman, Steven, sortit en trombe du petit vestiaire où nous gardions nos fringues civiles et avec un soupir de soulagement, il prit sa place derrière le zinc tout en réajustant sa chemise échancrée et son torchon. C'était un mec sympa, qui bossait au Unicorn pour financer ses études de design et il m'avait largement pris sous son aile depuis mon arrivée. Une large bande de gaze recouvrait son avant-bras et tout en continuant ma mise en place, je la désignai du menton.

- Ton tatoueur était à la bourre ?

Steven secoua la tête et entreprit de laver quelques verres à cocktails en s'agitant frénétiquement dans l'espoir de faire oublier son quart d'heure de retard.

- Non c'est moi. J'avais oublié ma putain de carte de crédit à mon appart alors j'ai du repasser en courant la chercher. Puis retourner à la boutique le payer avant de venir bosser.

Il roula des yeux avec exaspération.

- On pourrait penser qu'avec le fric que je lui laisse chaque mois, ce connard de Miguel pourrait me faire crédit pendant douze pauvres heures. Sachant en plus qu'on doit se revoir dans quinze jours pour repasser les contours ! Mais non, même pas. Quel sombre abruti, je te jure.

Je gloussai. Les relations fluctuantes et passionnées entre mon collègue et l'artiste chez qui il laissait une bonne part de sa paye étaient de notoriété publique. Mais l'unique fois où je lui avais suggéré de trouver un autre tatoueur en ville, où ils pullulaient pire que des cafards, m'avait valu un regard vide. Les tatoueurs étaient aux hipsters ce que les coiffeurs étaient aux dames de la haute et leur fidélité passionnée à ceux qui les recouvraient d'encre n'était pas un vain mot. Comme Steven était encore tout essoufflé et sa crête de cheveux sculptée en berne, je le rassurai.

- Tout va bien, respire un coup. Il est encore tôt et il n'y a pas grand monde, j'ai géré sans souci. Bear n'est même pas encore descendu.

Notre patron vivait juste au dessus du bar et son arrivée marquait en général le début de l'affluence. Si Bear n'était pas arrivé, alors il était encore tôt et il n'y avait aucune raison de s'affoler. Steven hocha la tête et je retournai à ma tireuse, servant quelques verres supplémentaires en remuant la tête au rythme des basses de plus en plus puissantes. Les clients entraient et sortaient en un flot continu et je ne cessais de relever la tête pour vérifier la porte battante, comme un suricate aux aguets. Il m'avait fallu plusieurs semaines pour maîtriser le réflexe qui me poussait à sursauter chaque fois que quelqu'un passait le seuil, ce qui m'avait assuré quelques soirées bien anxiogènes à mon arrivée, mais je parvenais maintenant à me maîtriser. En grande partie, du moins. Si je relâchais jamais complètement ma vigilance au moins ma paranoïa légitime était-elle sous contrôle. Ou à peu près.

Un courant d'air glacial annonça de nouvelles arrivées et un sifflement bas et modulé retentit dans mon oreille. Je pivotai la tête pour tomber sur le rictus avide de mon collègue, appuyé sur le comptoir.

- Monsieur Canon est de retour! Ça faisait un bail! ronronna-t-il avec affectation en matant sans discrétion l'un des nouveaux clients, qui se débarrassait de ses vêtements d'extérieur en scrutant les lieux.

Il était sur le point de baver sur le bois poli et je roulai des yeux. En matière de relations, si l'on peut appeler ainsi des interactions d'une seule nuit, Steven ne cachait pas sa préférence pour les coups rapide avec les clients. Bear, notre seigneur et maître, n'y voyait aucun inconvénient. Pour un hétéro marié et heureux en ménage, le patron du Unicorn avait un sens aigu des affaires et de ce qui pouvait séduire une clientèle gay. Des serveurs charmants et faciles étaient un argument de poids pour fidéliser un public exigeant et toujours friand de sensations.

Avant de prendre ce taf, je n'avais jamais eu l'occasion de fréquenter ce style de rades, sortant rarement et uniquement sur le campus où j'étudiais. Mais il ne m'avait pas fallu longtemps pour comprendre que le bar vivait pour, et par, le sexe et la drague. Les mecs y venaient pour brancher, pour voir et se faire voir. Même si le Unicorn Temple n'était pas un de ces temples du cul qu'étaient les grandes boîtes du centre-ville, même s'il était dépourvu de backroom, les coups rapides dans les chiottes étaient monnaie courante et les flirts se finissaient souvent en sexe débridé. Steven, beau gosse et fier de son pouvoir de séduction n'était pas le dernier à en profiter et faisait régulièrement son marché parmi les habitués. Si ce n'était pas mon truc à la base, je ne craignais plus de dragouiller les clients comme il était attendu de moi et flirter gentiment entre deux cocktails, au grand ravissement de mon patron et mon pot à pourboire.

Et après tout, ce n'est pas comme si la séduction mercenaire avait le moindre secret pour moi.

Lorsque la pancarte "we're hiring" m'avait attiré le regard, à quelques minutes à peine de ma descente du greyhound qui m'avait déposé en ville, j'y avais vu un signe du ciel. Non pas que je crois en une quelconque divinité, ou sinon il s'agissait d'une belle salope, mais dans l'état de fatigue et de désorientation où je me trouvais, j'avais eu besoin d'un havre. D'un lieu où même provisoirement, je pourrais me sentir en sécurité. Le fric n'était pas un souci mais après des semaines de cavale, j'avais besoin d'une pause. Le petit bar bondé et gay de la ville la plus à l'ouest où j'avais jamais mis les pieds m'avait paru une halte naturelle. J'avais pris une chambre dans un motel à quelques rues et dépensé une centaine de dollars chez un coiffeur branché pour me couler dans le moule. Ainsi déguisé en twink aux cheveux arc-en-ciel, j'avais postulé, ouvrant de grands yeux à la naïveté affectée renforcée par des lentilles bleues et espérant avoir l'air aussi innocent, charmant et inoffensif que possible.

Le grand et gros patron des lieux avait examiné mes papiers d'un air dubitatif. Je ne faisais déjà pas mon âge, à la base, et le faux passeport me vieillissait de deux ans mais j'avais toute confiance dans son excellente qualité. Celui qui me l'avait procuré fournissait des fausses identités à des réfugiés politiques, des trafiquants de drogue et des criminels recherchés. Si le document était sensé pouvoir faire illusion dans un aéroport, ce que je n'aurais quand même pas osé tenter, alors un patron de bar au ventre rond et à l'air affable ne devrait rien y trouver à redire. J'avais passé de cette manière la barrière de l'âge légal mais mon inexpérience dans le secteur d'activité de la nuit était un peu plus emmerdante. Mais si je n'avais jamais confectionné un cocktail ou une bière de ma vie, j'étais un putain d'expert en vodka de luxe et grâce au positionnement qualitatif des lieux, cela m'avait bien servi.

De toute façon, je soupçonnais Bear d'avoir un faible pour les chiots errants. Mon évident besoin de ce boulot ainsi que les sous-entendus savamment distillés comme quoi j'étais seul au monde m'avaient valu d'être recruté et niveau compétences, j'avais appris sur le tas, grâce à Steven en particulier. Cinq mois plus tard, je mixais Cosmopolitan, Long Island et Daiquiri comme un putain de pro. J'avais trouvé une piaule minable mais stable et creusé mon petit trou dans les marges de la ville la plus weird des Etats-Unis. Je ne baissais pas ma garde pour autant, j'en étais d'ailleurs bien incapable, mais je commençais à me sentir quasiment chez moi.

Steven continuait de mater comme un fou le client alléchant qui fendait la petite foule en direction du bar et je suivis son regard brûlant. Je pouvais comprendre l'attrait. Le genre favori de Steven était habituellement disponible et bourré mais cette fois-ci, mon pote avait bon goût. De loin, l'homme baraqué engoncé dans une parka dans un style bucheron assumé avait tout du gendre américain idéal, option ancien champion de football nourri au grain. Mais de près, sa mâchoire plus saillante que carrée, ses yeux un peu tombants et son nez un peu long donnaient du caractère à un visage qui, sinon, aurait été un peu fade. L'assurance et la malice qui brillaient dans les yeux verts ainsi que le sourire solaire parachevaient le portrait d'un gars vraiment sexy sur lesquelles les têtes de tous les gays se tournaient. A moitié alangui sur le comptoir dans une posture mettant ses atouts en valeur, Steven lui dédia un sourire charmeur. Je m'apprêtais à reculer pour lui laisser le champs libre, comme à mon habitude, lorsqu'une voix grave sonna derrière nous.

- Adam ! Ça fait un putain de bail mon ami!

Notre patron nous contourna et attira le nouveau venu dans une étreinte virile. Bear, dont le surnom si bien trouvé datait pourtant d'avant son incursion dans le milieu gay, était un homme à la cinquantaine bien sonnée. Ancien mécanicien de l'armée recouvert d'encre noir et de poils, jadis grand et baraqué, il avait recouvert son mètre quatre-vingt-dix d'une épaisse couche de graisse dure comme la pierre et avec sa barbe fournie, il faisait tomber comme des mouches les jeunots à la recherche d'un daddy. Mais l'homme était marié à une infirmière, Anita, père de deux filles adultes et pour ce que j'en savais, très amoureux de sa compagne qui le menait par le bout de son nez épais. Et c'est avec humour qu'il décourageait ceux qui tentaient inlassablement de lui faire virer sa cutie, jusque-là dans succès.

Son ami était tout aussi grand et large d'épaule, même si bien plus mince, et leur étreinte donnait l'impression de deux géants maladroits en train de s'affronter. Même s'il cachait sous son apparence rébarbative un vrai cœur de chamallow, Bear était rarement aussi démonstratif en public et j'en fus surpris.

- C'est qui ce mec?

Steven continuait de contempler le nouveau venu avec des cœurs dans les yeux. Ou des bites, au choix.

- Un très bon pote de Bear et son frangin. Enfin, à la base c'est un ami proche de Lucas, il me semble. Mais depuis que Lucas et Sonny se sont barrés en Californie, il continue de passer voir Bear de temps en temps. Et draguer des mecs, aussi. Ça faisait un moment qu'il n'était pas venu, depuis l'été dernier il me semble.

Je hochai la tête en mémorisant facilement les liens entre ces gens dont je n'avais fait qu'entendre parler. Connaître le milieu dans lequel j'évoluais, en mesurer les enjeux et en évaluer les acteurs était parmi les premières leçons qu'Andreï m'avait données.

Peu après mon embauche, je m'étais étonné de découvrir que le patron du Unicorn était hétéro. Mes collègues m'avaient expliqué qu'à la base, les lieux appartenaient à Sonny, son jumeau, pour le coup bel et bien gay. Ce dernier avait confié l'affaire à son frangin, tout juste démobilisé, avant de se barrer à San Francisco avec son mari, Lucas, de presque vingt ans plus jeune et laissant au passage la gestion quotidienne à Bear. Ce dernier avait beau ne pas être du même bord que ses clients, il connaissait son affaire. Le Unicorn avait un succès local, une clientèle stable et était devenu au fil des ans un spot de référence pour des habitués prêts à beaucoup dépenser dans leur bar préféré.

Les clients se pressaient et Steven étant trop accaparé par son crush pour m'aider à les servir, je me détournai de ma contemplation de leur parade de séduction et retournai au taf qui payait mes factures. Lorsque je refis surface, une dizaine de pintes et autant de boissons fortes plus tard, je tombai sur une paire d'yeux éclatants et un sourire enjôleur qui m'étaient destinés. L'homme blond s'était installé sur un tabouret au comptoir et son attention était rivée sur moi. Mon souffle se coupa une seconde sous l'intensité de son regard et je me sentis rougir connement. Effectivement, l'ami de Bear était bien ici pour draguer. Et ce n'était pas par Steven qu'il était intéressé.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top