Chapitre 9
Demeuré seul avec les Treize, Li Qiang De rompit le protocole en quittant la plateforme qui les séparaient. Aucun d'entre eux n'osait encore bouger. Le Sage Suprême considéra avec attention ces maîtres à la puissance redoutée. La gêne émanant de certains ne le surprenait pas. Beaucoup de plaies morales restaient à cicatriser, dont celles qu'il avait lui-même ouvertes, en entraînant une partie de ces hommes et de ces femmes à s'allier à Ji Guo Dong, afin de le vaincre.
— Les fautes du passé ne doivent pas ternir l'avenir, déclara-t-il sans ambages. Il n'est jamais trop tard pour apprendre à mieux se connaître. Vous ne vous en apprécierez que davantage. Et rappelez-vous que sans la supposée traîtrise de quelques-uns, rien n'aurait été possible. À présent, je crois qu'il est temps de nous montrer hors du temple. Un banquet digne de votre victoire nous attend.
Quelques hochements de têtes heureux et des sourires un peu moins contraints accueillirent ses paroles. Ravi de son effet, Li Qiang De décida de le consolider en usant de ses pouvoirs.
— Point de perte de temps, annonça-t-il en écartant les bras. Je vous transporte de ce pas pour une réconciliation générale sous les meilleurs auspices.
Instantanément, ils se retrouvèrent dans la grande salle réservée au banquet. La plupart des disciples s'y réunissaient déjà. Agglutinés par petits paquets éparpillés aux quatre coins de la pièce, ils discutaient gaiement. Des mets fins étaient disposés sur les tables et du thé avait été servi, en attendant de proposer de l'alcool aux amateurs de boissons fortes. Les serviteurs vêtus de blancs se tenaient le long des murs, prêts à intervenir à la moindre sollicitation. Proche de l'estrade surélevée où Li Xia Ning et Le Qian De s'installeraient pour présider le repas, le premier rectangle était réservé aux Treize, derrière lesquels prendrait place leurs disciples les plus méritants.
On n'attendait plus que l'arrivée du Grand Maître, dont le retard diplomatique permettait aux conversations amicales de se poursuivre. Les disciples n'étaient pas tenus de rester grouper en fonction de leur enseignementet ils se mélangeaient entre eux dans un joyeux désordre de couleurs. L'opération « apprenez à vous connaître » imaginée par Le Qiand De était visiblement un succès, auquel Xue Lian se soustrayait telle une anguille. Il ne fut cependant ni assez vigilant ni assez rapide pour échapper à Zhu Na.
La jeune femme, devenue maitre du règne animal, se distinguait par un joli visage rond, des yeux noisette et un petit nez retroussé qui se plissait de façon plaisantequand on la contrariait. Plus grande et nettement plus potelée que la douceLiu Nai, elle possédait une longue chevelure sombre, qu'elle peignaitsimplement en une queue de cheval liée par un ruban noir au sommet desa tête. Peu portée sur l'art du paraître, elle ne s'était pas vraiment mise enfrais de toilette pour ce rassemblement. Elle était vêtue d'une de ses robesbrunes ordinaires, tout juste rehaussées par le vert mêlé de jaune d'uneceinture brodée de feuillages.
À part He You, le petit maître replet rattaché aux arts de la terre, avec lequel elle s'entendait bien, il n'existait pas de personne plus gentille qu'elle. Xue Lian n'était pas particulièrement fier de la façon grossière dont il lui avait fermé son esprit quand elle avait tenté de le contacter alors qu'ils se trouvaient consignés dans leurs pagodes. À présent, plantée devant lui avec un grand sourire, la jeune femme semblait heureuse de le revoir, ce qui ne faisait qu'accroître sa culpabilité. Assailli par sa mauvaise conscience, il lui présenta aussitôt de plates excuses.
— Je prie Maître Zhu de bien vouloir me pardonner pour ne pas avoir répondu à son appel, mais j'étais épuisé.
Secouant les mains devant elle, elle l'arrêta avec sa volubilité habituelle.
— Non, non, non, XuE Lian, pas besoin de tant de formalités entre nous. Et encore moins d'excuses. J'ai eu tort d'essayer de forcer ta barrière mentale pour aider Siama Feng à te contacter. J'ai parfois tendance à me mêler de tout en pensant bien faire. C'est moi qui te présente des excuses. Je voulais simplement te dire que je regrette d'avoir cru que tu étais passé dans le camp de Ji Guo Dong avant que le Sage Li‑Qian De ne nous dise la vérité. Je n'ai pas eu à t'affronter directement à ce moment-là, mais rien que l'idée que cela aurait pu arriver me désole.
Xue Lian l'écoutait la gorge sèche. Zhu Na lui faisait des excuses. C'était...désespérant. De la façon dont s'agençait son retour, ses frères et sœurs allaient tous passer à côté de la vraie nature de sa trahison, ce qui le rendait encore plus honteux de lui-même. Comment la jeune femme réagirait-elle si elle apprenait la vérité ? Si elle découvrait qu'il avait effectivement commis une faute impardonnable dans les geôles de Ji Guo Dong ? Que le désespoir qu'il en ressentait en faisait le responsable du temps mis par Li Xia Ning pour tous les ramener ensuite ? Il n'osait pas l'imaginer.
Malgré l'emprise qu'il imposait à ses émotions pour conserver un visage impassible, Zhu Na parut sensible à la tempête intérieure qui le ravageait. Perdant son sourire, elle se rapprocha jusqu'à le toucher pour lui murmurer :
— Je n'en demeure pas moins inquiète pour toi, Xue Lian. Tu n'as jamais été très bavard, mais je jurerai que ton comportement actuel n'a rien de naturel. Je dirais même que tu essayes de nous éviter.
Elle le mettait dans une situation délicate. Heureusement pour lui, Ba Hua réclama soudain le silence en annonçant qu'elle avait une déclaration à faire. Une échappatoire bienvenue qui permit au maître du vent de se détourner sans répondre.
— Durant longtemps, nous avons eu le tort de travailler chacun de notre côté, commença leur consœur, suffisamment fort pour que tous l'entendent. Nous avons néanmoins trouvé la force de vaincre. Si des griefs demeurent entre nous, le temps est venu de rebâtir. En tant que protecteurs de la forêt des Âmes Endormies, nous, les maîtres des enseignements de la Secte des Treize Lunes, devons faire table rase du passé, et nous unir dans un renouveau qui assurera la sauvegarde de tous ceux qui gravitent à nos côtés.
Intéressée par ce discours, Zhu Na ne regardait plus Xue Lian, qui en profita pour s'éloigner. L'intervention de Ba Hua lui épargnait un nouveau mensonge. Il devait absolument s'éclipser avant qu'un maître ou un disciple de rang supérieur ne fasse voler son masque d'indifférence en éclat. Par chance, sa froideur intimidait et il n'avait jamais été parmi les plus populaires.
Faire table rase du passé...Un vœu pieux, auquel il se sentait incapable d'adhérer.
Déterminé à se terrer le plus loin possible de tout le monde, il se faufila à l'extérieur, sur la grande esplanade. Un petit bassin situé à l'écart lui parut adapté pour se faire oublier. Il pensait attendre là le début du repas, en observant les poissons rouges qui nageaient dans les vasques. Personne ne faisait attention à lui, et surtout, la chevelure légèrement bouclée de Siama Feng n'était visible nulle part.
Il commençait à se détente près de ce refuge, quand une voix qu'il aurait reconnue entre mille s'éleva derrière lui.
— Tu comptais partir sans me saluer, A Lian ?
S'il parvint à se retourner dignement, en se drapant dans sa prestance naturellement hautaine, il sut à la seconde où il croisa les yeux qui se plantèrent dans les siens qu'il aurait beaucoup du mal à tenir à tête celui qu'il considérait maintenant comme un adversaire. Faussement tranquille, Siama Feng le dévisageait avec un petit sourire en coin. Xue Lian vacilla intérieurement. Ils se connaissaient trop bien tous les deux. Jamais il n'arriverait à cacher au maître des arts du feu ses blessures secrètes. Et puis il l'avait appelé A Lian, ce petit nom réservé à leurs plus doux moments, comme si les personnes autour d'eux ne comptaient pas. Comment pouvait-il se montrer aussi dépourvu de pudeur ?
Nullement déstabilisé par son mutisme, ce dernier enchaîna :
— C'est un plaisir de constater que tu es toujours aussi bavard. L'avantage, c'est que je vais pouvoir t'exposer en détail tout ce que tu as manqué.
Incapable de quitter le regard hypnotique de son vis-à-vis, le maître du vent devait également se retenir de toucher celui-ci. Le désir de poser la main sur cet homme qu'il avait cru perdre se muait peu à peu en besoin obsédant, alors qu'il interdisait autrefois à son amant de le frôler quand ils se rencontraient en public. Bêtement, il tentait à cette époque à préserver le secret de l'évolution de leur relation.
Siama Feng le lui avait d'ailleurs souvent reproché. Et aujourd'hui, alors que la raison lui intimait de fuir le maître du feu, il luttait contre ses propres pulsions qui lui criaient de se jeter à son cou pour l'embrasser à pleine bouche, quitte à dévoiler leur rapport précédent à tous les membres de la secte. Pourquoi fallait-il qu'il se sente enfin capable d'assumer son amour au grand jour, au moment où il devait s'éloigner ?
Secouant sa torpeur, Xue Lian se ressaisit pour déclarer maladroitement :
— Je ne crois pas que nous ayons encore grand-chose à nous dire.
Se détournant sans attendre de réponse, il le planta là. Il fuyait ; littéralement ; comme un lâche ; une fois de plus !
Sans un geste pour le retenir, Siama Feng le regarda disparaître à l'angle d'un bâtiment en étouffant un soupir de frustration. Certes, ils s'étaient méchamment affrontés tous les deux quand ils s'étaient retrouvés face à face sur le champ de bataille, mais la situation le justifiait alors, et il pensait que Xue Lian devinerait son repentir d'aujourd'hui avant qu'il ne l'exprime. La réaction de ce dernier ne se défendait ni en tant que maître ni en tant qu'amant.
Pourquoi fallait-il qu'ils soient mis en présence pour la première fois depuis plus d'un an au sein d'une telle réunion ? Loin des regards indiscrets, il lui aurait été plus facile de lui souffler des excuses en le serrant dans ses bras. Un contact que le maître du vent ne tolérerait malheureusement jamais devant une si grande assemblée.
Demeurée jusque-là en retrait, Lin Quing le rejoignit. Elle n'avait rien perdu de leur bref échange. Sans la moindre compassion pour Xue Lian, elle demanda :
— Tu penses qu'il sait pour nous deux ?
L'évidence apparut soudain à Siama Feng.
— Ouyang Peng ! gronda-t-il d'un ton mécontent, tandis qu'il inspectait les environs à la recherche du jeune disciple.
— Peut-être, tempéra la gardienne des arts de la foudre, consciente de la menace qui perçait dans la voix de son compagnon. Mais le vieux Shen aurait aussi bien pu lui en parler sans penser à mal. Xue Lian aime tant cultiver le secret, que tu m'as raconté que même ces deux-là ignoraient que vous étiez devenus amants.
— C'est exact, se radoucit Siama Feng. En tout cas, le mal est fait.
— Si tu veux, j'irai m'expliquer avec lui, proposa Lin Quing.
— Non, c'est à moi de le faire. Et je te jure que si son premier disciple a exagéré quoique ce soit, ce garçon trop bavard va le regretter !
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