Chapitre 3
Xue Lian revenait lentement à lui. La sensation était agréable. Il avait chaud et son corps reposait sur un support lisse et confortable. Son esprit engourdi se contentait de la simplicité de cette constatation immédiate. Sans questionnement, sans analyse, sans souvenir. Une certitude l'habitait néanmoins : s'il commençait à réfléchir, tout se compliquerait. Il se sentait bien trop fatigué pour affronter l'adversité.
Bercé par le murmure atténué du vent, il se laissait à nouveau doucement glisser dans le sommeil, quand la prise de conscience du calme qui l'entourait le ramena brutalement à la réalité. Le vent... Il ne ressentait plus la froideur de sa morsure sur sa peau, alors qu'il comptait sur elle pour annihiler ses dernières forces et supprimer une vie qu'il refusait. Les rafales se déchaînaient maintenant à l'extérieur, sans l'atteindre, tandis qu'une couette épaisse le couvrait.
Il était vivant. C'était un cauchemar !
Les paupières toujours closes, il ne put retenir qu'un pli de frustration se forme sur son front. Immédiatement, sa mimique attira une présence près de lui. Il ne l'avait pas encore remarquée, alors qu'à l'ordinaire, il possédait la faculté de percevoir son environnement au-delà de ses cinq sens. Son corps le trahissait et son énergie spirituelle n'avait jamais été aussi basse. Deux certitudes qui le rendaient d'une rare vulnérabilité. Méfiant, il se raidit.
Avec précaution, quelqu'un s'assit à ses côtés, sur le bord du lit. Une main fraîche se posa sur son front. Elle exsudait d'un doux pouvoir apaisant. Il reconnut aussitôt l'empreinte de son aura, et il sut que feindre le sommeil ne servirait à rien. Des années d'entraînement à figer ses traits à toute émotion lui permirent d'afficher un visage de marbre quand il ouvrit les yeux. Il ne comprenait même pas comment il avait pu se laisser aller à exprimer son ressenti quelques instants plus tôt.
Penché au-dessus de lui, Ouyang Peng, l'observait sans cacher son inquiétude.
La vue aurait pu être pire. Son premier disciple présentait un physique agréable à regarder, assez semblable au sien. Grand et mince, un visage aux traits fins qui suscitaient davantage d'admiration que de crainte, une chevelure brune attachée en demi-queue de cheval haute dont la pointe atteignait sa taille, de longs cils bordaient ses yeux en amande, d'un noir profond pour Ouyang Peng, plus lumineux et tirant sur le gris sombre pour les siens.
Contempler ce beau garçon de quinze ans, fier de dépendre de son apprentissage, et déjà capable d'exécuter un nombre important de sorts liés aux arts du vent, aurait dû le réjouir. et Xue Lian avait immédiatement perçu son potentiel. Correctement formé, il serait apte à le remplacer au pied levé si quelque chose de grave devait lui survenir. Un don des dieux alors qu'ils se trouvaient en pleine guerre.
Contrairement aux nouveaux arrivants , il l'avait directement pris sous son aile pour lui dispenser un enseignement particulier et son élève ne l'avait pas déçu. Ouyang Peng avait passé son sixième niveau à treize ans et il promettait d'atteindre le septième rapidement. À ce stade, il était naturellement devenu son premier disciple et Xue Lian ne doutait pas qu'il parvienne un jour à franchir le huitième et dernier échelon, qui le mettrait à égalité avec lui tout en lui permettant d'accepter sa succession en tant que maître du vent s'il lui advenait quelque chose.
Il était extrêmement rare que deux pratiquants de la même discipline atteignent ainsi un niveau aussi haut. À cet instant, Xue Lian y voyait le signe d'une intervention divine qui allait dans le sens de son retrait. Il était en outre certain que Li Xia Ning achèverait de former son élève afin qu'il accède au rang ultime. Non, il n'avait décidément pas à s'inquiéter pour la prise en charge de ses autres disciples et la gestion de sa pagode. Sa succession était quasiment d'ores et déjà assurée.
Les yeux plongés dans ceux de Ouyang Peng, il ne disait rien. L'adolescent se taisait aussi, et pourtant, c'étaient bien des sentiments d'une force peu commune qui passaient entre eux. De soulagement et de joie pour Ouyang Peng, d'apaisement et de reconnaissance pour Xue Lian.
Tissé au cours des années d'enseignement, et bien que soumis au devoir de réserve de tout adepte du vent, un lien affectif semblable à celui d'un père et d'un fils aimant les unissait, alors que Xue Lian n'avait que vingt-sept ans. Petit prodige lui-même formé en peu de temps, il avait su étayer dans ce sens les douze ans d'écart qui les séparait.
Éduquerun éventuel successeur aussi jeune restait cependant inhabituel. Certains deses condisciples, tel Wen Meng, qui commandait aux âmes mortes, ou Ba Hua, capable de ralentir le temps, s'installaientdans la cinquantaine sans avoir encore croisé laroute d'un seul candidat au potentiel suffisant pour prétendre à leur relève.Alors qu'ils dirigeaient tous les deux un nombre de pratiquants affectés àl'apprentissage de leur art nettement supérieur au sien.
On ne choisissait pas. Lorsqu'un enfant prometteur était détecté, celui qui possédait les compétences requises pour s'accorder à son énergie spirituelle le prenait en charge.
Xue Lian était le plus jeune des Treize. Son propre maître avait été tué onze ans plus tôt, lors de la première attaque fomentée par Ji Guo Dong. Le Grand Maître Li Xia Ning avait donc décidé de compléter lui-même sa formation et il s'était retrouvé investi de la responsabilité de la Pagode du vent alors qu'il n'avait que dix-sept ans. Siama Feng, le merveilleux adepte du feu, et la douce Liu Ai, qui gouvernait les arts mystiques, le suivaient de près avec seulement une année de plus.
Venait après le groupe des maîtres ayant atteint la trentaine, composé de quatre femmes et d'un homme, dont la bienveillante Zhu Na,qui parlait aux animaux; la fière Li Quing, qui commandait à la foudre; l'intrépide Jiang Bo, expert dans les arts guerriers; la sévère Ma Dai, réputée pour ramener la paix parmi les esprits frappeurs et la belle Tuobashi Ju, aussi dangereuse que mystérieuse dans son art de se servir des plantes.
Au nombre de trois, les quadragénaires étaient quant à eux exclusivement masculins. Ils incluaient le conciliant He Hou, rattaché à la magie liée à la terre, le tranquille Xingshi Hao, passé maître de l'eau et le charismatique Wei San, expert en manipulation mentale, mais également un des plus puissants pratiquants de la secte des Treize Lunes, qui utilisaient en priorité son énergie spirituelle pour se battre.
Pris dans leur ensemble, les chefs de file des treize pagodes, la quasi-totalité de leurs disciples et la majorité des gens du commun qui dépendaient d'eux étaient jeunes. La faute à Ji Guo Dong et ses troupes, qui avaient décimé la génération précédente.
Mis à part Li Qian De, le Sage Suprême, dont une partie de l'ascendance divine rendait l'âge indéterminé , et Li Xia Ning dont les deux parents étaient des dieux, qui avait sciemment choisi de demeurer sur Terre en abandonnant la plupart de ses pouvoirs fonder la secte des Treize Lunes et qui comptait un millier d'années , aucun de ses subalternes n'avait encore atteint le stade final de la quintessence de ses facultés spirituelles, qui figerait son aspect physique face à la maladie, à la vieillesse, et à la mort elle-même, tant qu'aucun adversaire ne serait assez fort pour le vaincre au combat ou de façon plus sournoise.
Secondé par leur constitution remarquable, les plus anciens ne montraient cependant que fort peu de rides, à l'exception de Li Qian De, qui aimait apparaître sous les traits d'un vénérable centenaire. Quant à Li Xia Ning, que l'on disait son arrière-arrière-arrière-grand oncle, il conservait une jeunesse trompeuse, couplée à une beauté qui séduisait la majorité des mortels. Tout au moins, était-ce ce que l'on racontait, car pour Xue Lian, il n'existait pas d'homme plus beau que le maître des arts du feu, Siama Feng.
Au souvenir de son amant, sa gorge se noua. Un changement infime, qui ne passa pas inaperçu à l'attention de Ouyang Peng.
— Comment vous sentez-vous, maître ?
Ignorant la question de son disciple, Xue Lian laissa errer son regard de la blanche tenture du lit à baldaquin où il se reposait, aux rouleaux d'écriture impeccablement rangés sur leurs étagères, avant de se poser sur le couvercle aux ferrures ouvragées du coffre en bois disposé dans un angle, près d'un brasero alimenté d'un feu vif qui ne parvenait pas à le réchauffer.
Sans surprise, il reconnaissait sa chambre. Tout était à sa place, comme s'il avait quitté ce lieu hier, alors que la guerre contre Ji Guo Dong le tenait loin de la secte et de sa pagode depuis plus d'un an. Se trouver ici l'apaisait. Il aimait l'atmosphère feutrée de cette pièce, les souvenirs qu'elle évoquait en lui. Peu étaient ceux qu'il y avait admis, et pourtant, il y avait vécu les moments les plus intenses de sa vie.
L'image de Siama Feng s'imposa de nouveau à lui avec force. Elle s'accompagna aussitôt d'un sentiment de souffrance, qu'il réprima rapidement. Malgré ses efforts, une fois encore, celui-ci n'échappa pas à la vigilance de Ouyang Peng.
— Maître ?
Les liens maître à élève demeuraient généralement solides. Ceux tissés entre pratiquants au niveau de pouvoirs qui finissaient par se rejoindre, avaient la particularité de s'intensifier quand l'un des concernés rencontrait une difficulté majeure. En temps normal, Xue Lian aurait verrouillé son esprit sans problème. Mais l'épuisement, les doutes et les regrets qui le ravageaient l'obligeaient à faire appel à toute sa volonté pour mettre en place une barrière mentale qu'il espérait infranchissable. Une manœuvre perçue par son apprenti, et qui ne le rassurait en rien.
Conscient de l'inquiétude de ce dernier, le maître du vent se contraignit à parler pour la première fois depuis son retour.
— Je vais bien, murmura-t-il d'une voix faible. Je suis juste un peu fatigué.
Son premier disciple n'eut aucun mal à deviner la question implicite derrière ces quelques mots laconiques. Ne le quittant pas des yeux, il lui donna alors les explications qui lui manquaient.
— Vous êtes revenu la nuit dernière, en compagnie de tous les autres maîtres des pagodes et du Sage Suprême. Et si telle est votre interrogation, vous étiez effectivement aux frontières de la mort. Quand le dragon Wang Long vous a terrassé, vous vous êtes même désincarné. Maître Ba Hua était heureusement parmi vous, et elle a réussi à suspendre le cours temps à l'ultime seconde. Vos corps étaient détruits, mais vos âmes conservaient vos souvenirs. Elles n'attendaient que l'intervention d'un divin pour que vos personnes se matérialisent à nouveau. Le problème, c'est qu'elles étaient piégées dans une bulle en dehors des mondes. Le Grand Maître Li Xia Ning a dû implorer l'aide de la reine de la nuit pour vous sauver. C'est une déesse puissante, mais il a néanmoins fallu le concours des biches aux sabots de cristal et de l'Esprit de la Terre pour vous rendre vos corps mortels.
Xue Lian assimilait ces informations sans rien laisser paraître. Comprenant qu'il ne céderait pas à la joie des retrouvailles, Ouyang Peng poursuivit :
— Vos armes se sont soustraites au sort de Ba Hua dès le départ. Comme elles dépendent directement de la forêt des Âmes Endormies, aucune intervention n'a été nécessaire pour qu'elles regagnent leur pagode respective. Hier, en fin d'après-midi, elles se sont toutes mises à luire faiblement. Elles nous prévenaient de votre retour imminent. Nous sommes alors partis à votre recherche en nous dispersant. Les autres maîtres nous ont permis de les localiser facilement dès qu'ils se sont éveillés, car ils ont tous utilisé le peu d'énergie qu'il leur restait pour nous signaler leur présence. Mais personne ne ressentait la vôtre. Nous avons mis plusieurs heures avant de vous trouver. Vous étiez pratiquement mort... Pour de bon, cette fois... Heureusement, frère Hu Sun a pu nous guider jusqu'à vous. Maître, que s'est-il passé qui vous empêchait de communiquer avec nous ?
Ignorant la question, Xue Lian mesurait son manque de chance. Hu Sun appartenait aux adeptes des arts issus du Val de la Mort, domaine de Wen Meng, le maître domptant les âmes mortes. Il en était d'ailleurs l'un des disciples indirects. Âgé d'un peu plus de dix- neuf ans, il était l'élève d'un des rares pratiquants de la génération précédente. Un vieil homme, qui n'était jamais parvenu à stabiliser ses acquis, mais versé dans la traduction de grimoires anciens et la création de talismans qui permettaient d'entrer facilement en contact avec les défunts.
Objectivement, Hu Sun dépassait depuis longtemps les capacités de son maître. Et pourtant, malgré ses compétences, il demeurait paradoxalement l'apprenti le plus vieux de la secte des Treize Lunes à échouer régulièrement pour franchir le troisième niveau.
La rareté de son talent expliquait à elle seule la longueur de sa formation, car en plus de savoir comment rappeler un mort, il possédait le pouvoir de sonder l'esprit des vivants, à la recherche de leurs peurs secrètes ou de leurs désirs coupables. C'était un garçon solitaire, d'une franchise de paroles un peu brutale, mais qui avait un cœur tourné vers le bien, ce qui rassurait Li Xia Ning sur l'utilisation de son potentiel lorsqu'il deviendrait enfin un pratiquant à part entière.
Naturellement, Hu Sun ne se servait pas constamment de son don pour lire clairement dans la tête des autres, mais si l'on n'y prenait garde, cette faculté le rendait particulièrement sensible à la moindre vibration de pensées envieuses, démoralisées ou effrayées. Déprimé comme il l'était, Xue Lian songea que l'écho de son chagrin, même affaibli, avait dû être facilement décelable. Une fois qu'il avait saisi le fil fugace de sa peine, Hu Sun n'avait plus eu qu'à le suivre, pour remonter sa piste.
En pensant qu'il allait devoir le remercier pour une réussite dont il se serait bien passé Xue Lian se rembrunit. Il appréciait peu l'ironie de la situation. Le seul élément positif du discours de son élève résidait dans le retour du Sage Suprême Li Qian De et de tous les autres maîtres des pagodes. Restait à s'assurer qu'ils étaient tous hors de danger. D'une voix neutre, il demanda :
— Comment vont les autres ?
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