Chapitre 2



Il allait définitivement sombrer dans un sommeil lourd et sans espoir, quand un brouhaha le tira de sa torpeur. Une discussion s'élevait non loin de lui, pas suffisamment distincte pour l'inquiéter, mais assez proche pour raviver son attention. Au même instant, un faible fourmillement se déclencha au centre de sa paume. Son bâton de combat, semblable à une longue canne de bambou, tentait de le rejoindre.

Épée, arc, lance, couteau, éventail de combat ou bâton, tous les membre de la secte se voyaient adoptés par une arme spécifique lors de leur passage à un niveau supérieur. Ils en changeaient en fonction de leur évolution, mais, quel que soit leur degré d'intimité avec l'élément doué d'un semblant de raison de cette panoplie, tous étaient spontanément appuyé par celui-ci en cas de besoin.

Son long bâton s'était lié à lui lorsqu'il avait franchi le huitième niveau, un peu avant qu'il ne se trouve intronisé à la tête de la Pagode du vent. Il partageait sa vie depuis plus de dix ans. Il était taillé dans une essence de bambou si dure qu'aucune lame n'était jamais parvenue à l'entailler. Fidèle et attentif, il cherchait à le rejoindre pour le protéger.

Refusant son soutien, Xue Lian fit appel au peu de lucidité qu'il lui restait pour le repousser. Le bâton grinça de désolation et d'inquiétude à travers son esprit, mais il obéit. Son intervention venait toutefois de permettre au maître du vent de découvrir où il se trouvait.

Si leurs armes avaient réussi à échapper à la tornade de feu du grand dragon, alors elles avaient réintégré leur pagode respective, dont dépendaient la source de leur pouvoir. Par un mystère qu'il ne s'expliquait pas, Xue Lian avait été transporté de la même manière depuis la ligne de front, où sa vie s'achevait, au sein de la forêt des Ames Endormies. Plus précisément dans le domaine des Milles Vents, qu'il défendait depuis son entrée dans la secte.

La forêt gigantesque se divisait en treize secteurs, dépositaires d'un pouvoir particulier mis sous la garde d'un maître spécifique. L'ensemble rayonnait tel un grand soleil autour de la montagne, sur laquelle s'érigeait le Temple de la Lune où résidait Li Xia Ning. Une vaste clairière s'ouvrait dans chaque segment, lieu de vie et d'enseignement des adeptes de la puissance présente dans la zone ainsi délimitée. Une pagode consacrée se dressait en son centre, tandis qu'un ensemble de bâtiments en bois, construit autour, accueillait les dortoirs des disciples, les salles de classes, la bibliothèque, une zone d'entraînement, ainsi que les communs et l'habitat des serviteurs.

Comme tous les autres maîtres, il résidait au premier étage de sa pagode, au-dessus de la salle de prière, de la pièce qu'il utilisait pour donner un enseignement spécifique et du lieu pour recevoir les visiteurs. L'architecture de chaque pagode différait. Située près d'un étang où nageait des carpes centenaires, la sienne s'adossait à un grand tumulus, couronné par un bosquet fleuri. Sa base en pierre et ses joints mangés de mousse étonnaient souvent les étrangers. Pour le reste, son bois, d'une teinte ocré, et les pans de sa toiture couvert de tuiles en céramiques vert foncé se fondaient parfaitement au paysage.

La certitude d'être revenu chez lui, couplé à l'écoute de deux paires de semelles qui se rapprochaient, suffirent à ramener Xue Lian à la réalité. Ceux qui arrivaient demeuraient encore à une distante suffisante pour ne pas le remarquer, mais ils venaient dans sa direction et il ne désirait pas être découvert. Leur intrusion ne lui laissait pas le choix : il devait bouger.

Lentement, il desserra les paupières. La nuit tombait. Au bout de quelques secondes à sa vue troublée s'adapta au crépuscule. Il se trouvait au fond d'une combe, dissimulé en partie par de hautes herbes. Enracinés entre des roches massives de grands arbres le surplombaient. Devant lui, un étroit sentier fendait la végétation en ligne droite, avant de se perdre dans la pénombre plus marquée de la forêt.

En avant de lui, les voix devenaient plus audibles. Il ne comprenait pas encore ce qu'elles disaient, mais il identifiait le timbre d'un homme qui répondait à celui d'une femme. Si ces deux-là continuaient d'avancer, ils allaient immanquablement tomber sur lui.

Retenant un gémissement, Xue Lian déplia son corps mince. Il était tellement endolori qu'il agissait au ralenti. Redressant la tête, il s'aperçut qu'il était nu. Sa longue chevelure brune, qu'il portait à l'ordinaire relevé en une demi-queue de cheval haute, était elle-même dénouée. Elle était heureusement suffisamment longue pour cacher son dos et une partie de ses fesses.

Pudique de nature, il songea cependant qu'il dévoilait bien trop de son anatomie. La blancheur de sa peau le rendait en outre repérable malgré le coucher du soleil. Une constatation embarrassante, qui l'incita à accélérer le mouvement.

Aucune blessure apparente ne le marquait. Ses articulations, ses muscles et ses os le faisaient pourtant souffrir comme s'ils étaient réduits en miettes. S'appuyant sur les mains, il se blinda contre la souffrance pour essayer de se redresser en position assise. En vain. Plus faible qu'un nouveau-né, il retomba aussitôt à terre avec un gémissement de douleur.

Dangereusement proche, la voix féminine qu'il reconnut enfin pour être celle de Li Ni,  une des disciples de Xingshi Hao, s'éleva sous les arbres au bout du sentier.

— Je ne comprends pas. Nous aurions dû le retrouver maintenant. Dès qu'ils ont repris conscience, les autres maîtres ont immédiatement usé du peu de pouvoir qu'il leur restait pour signaler leur présence.

L'homme qui l'accompagnait répliqua d'un ton grave :

— Sans doute est-il revenu plus tard. Il ne s'est peut-être pas encore réveillé.

Cette fois-ci, Xu Lian identifia sans difficulté l'intonation un peu traînante d'oncle Shen, le plus ancien des serviteurs rattachés à son service. Un homme bourru mais au cœur d'or, qui l'avait immédiatement pris sous son aile lorsqu'il était arrivé vingt-quatre ans plus tôt dans la forêt des Ames Endormies, alors qu'il n'avait que trois ans.

— C'est étrange, reprit Li Ni. En te rejoignant j'ai croisé Mia Xiao, le premier disciple de maître Liu Ai . Elle m'a confirmé qu'il était le seul à manquer. Tous les autres sont revenus du seuil de la mort en même temps et ont ouvert les yeux pratiquement au même moment. Il devrait pourtant conserver une infime partie de son pouvoir lui aussi pour nous aider à le situer. Je ne comprends pas pourquoi il ne s'en sert pas pour nous indiquer sa position.

— Si vous avez raison, cela fait plus d'une heure que Maître Xue  gît quelque part dans la forêt, résuma oncle Shen d'un ton inquiet. La nuit tombe et le froid est mordant. Il faut que nous le retrouvions rapidement. Sans compter que le jeune maître Ouyang Peng doit être dans tous ses états.

Conservant l'immobilité d'une pierre, Xue Lian mesurait avec émotion l'affection qu'on lui portait. Il n'en tirait malheureusement aucun réconfort. Sa seule satisfaction résidait dans le fait de savoir que Ouyang Peng, son premier disciple, avait réussi à survivre à la bataille. D'après ce qu'il avait compris alors qu'il se tenait dans le camp adverse, son élève combattait dans l'arrière garde de ce qu'il restait de la secte des Treize Lunes, pour protéger les plus jeunes. Mais Ji Guo Dong possédait un tel désir de tous les détruire, que Xue Lian n'avait cessé de s'angoisser durant toute la bataille du sort de celui en qui il voyait son successeur.

— Continuons d'avancer, oncle Shen.

L'injonction de la jeune femme poussa Xue Lian à agir. Sur sa gauche, une ornière profonde s'ouvrait entre deux arbustes touffus. Masquer le peu d'énergie spirituelle qu'il lui restait pour s'y couler fut difficile, mais il réussit à rouler silencieusement sur lui-même. Il était si meurtri, que les brindilles sur le sol lui donnaient l'impression d'être déchirés par des griffes acérées. Se mordant les lèvres, il réussit à ne pas gémir. Il s'immobilisait enfin au fond de la ravine, quand dérangés par sa présence, deux lapins de garennes détalèrent sur le chemin. Attentif au moindre bruit, oncle Shen interrompit sa marche.

— Avez-vous entendu, dame Li Ni ?

Dotée d'une vue perçante, son accompagnatrice inspecta les environs. Rapidement elle localisa les deux ombres rapides qui disparaissaient derrière un rocher.

— Ce ne sont que des lapins, répondit-elle en reprenant sa progression. Et aucune trace de pouvoir résiduel ou affaibli. Le Val aux biches est juste un peu plus loin. Allons le fouiller.

— D'accord, approuva le serviteur. Il faut que nous le retrouvions.

Avec soulagement, Xue Lian les entendit s'éloigner. Se dissimuler avait totalement épuisé ses dernières forces et il n'eut pas vraiment conscience du moment où son esprit sombra dans les ténèbres. Libéré de son emprise, le peu d'énergie spirituelle qu'il conservait se remit alors à pulser faiblement, dans un réflexe de survie instinctive. Mais il lui en restait si peu, que de la courte distance où elle se tenait, Li Ni ne ressentit rien.



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