Chapitre 11


L'après-midi touchait à sa fin quand Xue Lian perçut enfin l'approche de Siama Feng. Il ne cherchait même pas à se cacher en dissimulant son aura spirituelle. L'esprit empli de colère, il marchait droit sur le domaine des Mille Vents à travers la forêt. Qu'il ait attendu cinq bonnes heures avant de se manifester tenait du miracle. Ce laps de temps n'avait malheureusement apporté aucun réconfort au maître du vent. Il avait simplement laissé couler les heures, allongé sur son lit.

Siama Feng s'annonçait, tout en lui délivrant clairement le message qu'il ne partirait pas avant d'avoir obtenu une explication. Ouvrant les yeux, Xue Lian roula sur le dos et posa un bras sur son front. Tout se mettait en place pour le mieux. Il allait enfin pouvoir réparer une partie de sa faute.

Alors, pourquoi avait-il tellement envie d'y renoncer ? Où était passé son courage ? Ce qu'il devait accomplir n'était en soi pas plus difficile que d'afficher l'image totalement hermétique qu'il avait appris à montrer depuis qu'il était enfant. Il possédait des années d'entraînement derrière lui. Et puis, une fois terminé, il n'aurait plus à se soucier de faire involontairement souffrir la personne qu'il aimait le plus au monde.

Rappelant à lui ses vieux réflexes, il se leva en effaçant de sa physionomie toutes traces de doute et de douleur morale. Sur le lit, ce qu'il avait sorti plus tôt de son écrin reflétait faiblement la rougeur des braises entretenues par le brasero. Il avait parfois  si froid, qu'il refusait de se priver de ce maigre réconfort.

Précautionneusement, il prit dans sa main ce gage d'amour ancien, qu'il cachait si soigneusement à l'ordinaire. En apparence, il ne s'agissait que d'une petitecoquille nacrée sans importance, abandonnée par la chrysalide d'une chenille àcorne de miel quand celle-ci s'était muée en papillon d'argent. Un simplegousset couleur crème finement pétrifié, torsadé d'arabesques délicatesenroulées sur elles-mêmes. En réalité, il représentait le trésor le plusprécieux qu'il avait au monde.

Refoulant ses larmes, il caressa des doigts  ce que temps avait durci comme de la pierre polie. Un miracle de la nature éternelle. L'illusion d'un sentiment donné.

Siama Feng atteindrait bientôt la clairière. Il n'avait plus le temps de tergiverser. Sa main se referma sur le minéral. Raffermi dans sa résolution, il sortit de sa chambre, puis quitta rapidement sa pagode pour s'avancer à la rencontre de son visiteur. Serviteurs et disciples n'étaient pas encore rentrés, mais la confrontation à venir ne pouvait se dérouler dans son logis. Trop de souvenirs intimes risquaient d'interférer.

Sans précipitation, il s'engagea sur la plus large des allées qui serpentaient entre les bâtiments pour franchir la faible distance qui le séparait de la lisière de forêt. Il affichait à présent cet air martial et hautain qui l'isolait si bien des autres.

Arrivant droit sur lui, Siama Feng marchait à grandes enjambées. Son impatience se teintait clairement de colère. Après avoir vérifié d'un regard qu'ils étaient seuls, Xue Lian l'intercepta alors qu'il sortait du bois en se plaçant au milieu du chemin pour lui barrer la route.

Immobile près de la réserve de vivres, il se drapait de toute la majesté de sa froideur. Siama Feng s'arrêta quelques pas devant lui. Face au masque d'insensibilité presque méprisante qu'il lui opposait, il sentit l'irritation du maître des arts du feu monter d'un cran. Intérieurement, le maître du vent se félicita tristement de parvenir à le manipuler aussi facilement.

Le visage fermé, Siama Feng l'observait sans rien dire. Une longue minute, les deux hommes se toisèrent. Xue Lian savait que le vainqueur de cet affrontement muet déterminerait lequel prendrait le pas sur l'autre. Emmuré dans son silence, il ne bougeait pas d'un cil.

Confronté à une telle marque d'indifférence, Siama Feng ne retenait que difficilement l'irritation qui menaçait de le submerger. D'aussi loin qu'il se souvenait, jamais son ami d'enfance ne lui avait opposé une attitude si inexpressive. Xue Lian destinait généralement cette sorte de détachement aux étrangers, à ses adversaires, ou à des compagnons de rencontre qui devenaient trop familiers. En ce qui le concernait, même dans leurs pires moments, il n'avait jamais dressé ce genre de barrière d'insensibilité entre eux.

Pour lui, et pour lui seul, le maître du vent acceptait de découvrir une brèche, à travers laquelle il pouvait l'atteindre pour échanger en cas de désaccord. Et voilà qu'aujourd'hui, alors qu'ils n'avaient jamais eu autant besoin de s'expliquer, Xue Lian se tenait devant lui à la manière d'un ennemi. Quelque chose n'allait pas.

Mais alors que le maître des arts du feu résistait difficilement à l'impulsion d'attirer son ancien amant entre ses bras pour lui murmurer des mots d'amour rassurants, le vin qu'il avait bu, et qui embrumait son esprit, avivait la blessure qu'il ressentait face à cette attitude incompréhensible. Enfermé dans son silence, Xue Lian était capable de lui tenir tête durant des heures. Il n'en doutait pas un instant. Balayant sa fierté, il ouvrit le feu en premier, sans dissimuler l'amertume de ses paroles :

— Contrairement aux autres, j'ai toujours su qu'il existe plus de facettes en toi que tu n'en montres. Mais jusqu'à aujourd'hui, j'ignorais que la lâcheté en faisait partie. Notre affrontement n'explique pas à lui seul ton retrait à mon égard, Xue Lian. Encore moins ton silence. Nous avons juré de tout nous dire, l'as-tu oublié ?

Face à lui, la magnifique statue de chair s'anima pour répliquer sans manifester la moindre émotion :

— Les évènements nous changent, Maître Siama.

Maître ? Mais que lui arrivait-il ? Ce pratiquant de haut niveau qui ne marquait aucune joie de le revoir après une séparation de plus d'une année ne ressemblait en rien au Xue Lian empreint de tendresse feutrée qu'il connaissait.

Ou qu'il croyait connaître...

Inutilement, le gardien de la pagode du feu essayait de décrypter ces paroles. Et toujours cette colère qui grondait sourdement en lui et qui allait finir par lui faire commettre une erreur s'il n'y prenait pas garde. Étouffant un soupir, il s'admonesta à la patience, tandis qu'il répondait d'un ton convenu :

— Apparemment, Maître Xue. Il semblerait même que les évènements agissent de façon inappropriée sur ceux dont on pense le moins recevoir une meurtrissure.

Comme une porte ouverte, il laissa son visage refléter son incompréhension, attendant une réaction. Immuable, Xue Lian ignora sa supplication muette. Pour Siama Feng c'était un nouveau camouflet. À sa manière, le maître du vent le repoussait, qui plus est, en le défiant ostensiblement. Confrontée à tout autre, sa fierté l'aurait déjà incité à mettre en garde l'impudent. Mais celui qui se tenait devant lui était Xue Lian. L'homme pour lequel il se damnerait encore s'il le lui demandait.

Alors certes, ils s'étaient affrontés dans les pires conditions avant de s'unir pour vaincre le dragon Wang Long, mais la faute en revenait à Li‑Qian De et à sa culture du secret. Ils n'avaient d'ailleurs pas été les seuls à se heurter méchamment ce jour-là. Leur retour et les mots de Li Xia Ning étaient pourtant censés mettre un terme au malaise suscité par cet épisode. Xue Lian était un maître accompli, parfaitement capable d'ignorer son ego froissé. Son rôle de traître le plaçait en outre dans le groupe le plus apte à comprendre la raison du débordement fâcheux qui les avait opposés lors du combat final.

Dans ces conditions, pourquoi continuait-il de lui témoigner une telle indifférence ? Déconcerté et redoutant de finir par laisser parler sa colère, le maître des arts du feu changea de tactique en optant pour la franchise.

— À Lian, tu sais pourtant combien je tiens à toi.

Refoulant encore plus profondément ses sentiments, Xue Lian lui asséna le coup de grâce.

— Pour moi, ce que tu dis n'a plus de sens. C'était dans une autre vie, Douzième Frère.

Comme il s'y attendait, la rage de Siama Feng enfla de nouveau et son regard s'assombrit. Xue Lian devina immédiatement le danger. Il n'avait jamais été un combattant émérite à mains nues, il ne s'était pas muni de son bâton de bambou, et il refusait d'utiliser ses pouvoirs spirituels contre l'homme qu'il aimait. Prudent, il fit un pas en arrière.

Conscient de sa dérobade, son visiteur se retenait difficilement de le secouer violemment. Il avait tant de mal à voir dans l'inconnu qui lui faisait face l'être énigmatique, mais incontestablement aimant, qu'il adorait. Redressant la tête d'un air menaçant, il avança, forçant Xue Lian à reculer davantage. Ce faisant, il se débrouilla pour repousser ce dernier hors du chemin. Trop perturbé pour le remarquer, le maître du vent se retrouva brusquement adossé contre la remise des vivres.

Satisfait de sa réussite, Siama Feng plongea soudain en avant, sans laisser le temps de réagir à son homologue. Tendant les bras, il posa fermement les mains contre la paroi de bois, de chaque côté de sa tête. À présent, il était pratiquement collé contre lui. Il se gardait cependant de le toucher. Xue Lian le traitait comme un étranger, il respecterait donc un minimum de distance. Ce qui n'épargnerait pas à celui-ci d'écouter ce qu'il avait à dire. D'un ton dangereusement bas, il gronda :

— Parce que tu penses avoir souffert plus qu'il n'est possible ? Tu as beau te draper dans un halo de vertu, tu ne sais rien ! Je ne nie pas que les mois passés dans les geôles de Ji Guo Dong aient été difficiles. Tu as vécu l'enfer. Mais moi aussi. Je te croyais mort, A Lian ! Mort ! Tu es parti en me laissant seul avec ce mal de toi, alors qu'il t'aurait été si facile de déposer un indice derrière toi avant de suivre Li Qian De.

Ébranlé par la douleur qui vibrait derrière ces mots, déstabilisé par l'agréable fragrance de ce corps si proche, Xue Lian lui accorda une demi-vérité, qui omettait volontairement de lui révéler qu'il ignorait tout du plan du Sage Suprême à ce moment-là :

— Nous avions une mission. Rien ni personne ne devait interférer.

La réplique du maître du feu claqua comme un coup de fouet :

— Et cela t'autorisait à jouer avec mes sentiments ! Jamais je n'aurais entrepris quoi que ce soit qui nuise à vos projets, et tu en as conscience. Me taire et garder un secret entre également dans mes fonctions. Cela m'aurait au moins évité de manquer de te tuer lorsque je t'ai vu apparaître dans les troupes ennemies.

Immobilisé comme il l'était, Xue Lian n'en menait pas large. S'il ne parvenait pas à se dégager rapidement, il ne donnait pas cher de son expression imperturbable. Les lèvres de Siama Feng étaient trop tentantes et le déchirement qu'il discernait derrière sa colère lui devenait intolérable. Quitte à se détester pour ce qu'il allait dire, c'était pourtant le moment de jouer son va-tout. Perfidement, il attaqua :

— J'ai peut-être commis une erreur, mais tu as eu tout le temps pour te remettre de mon absence.

Il perçut l'hésitation de son ancien amant et il se maudit de se servir de cet argument.

— Qu'en sais-tu ? répliqua celui-ci sans le lâcher des yeux.

— Lin Quing était là pour t'y aider. D'après ce qui se raconte, vous êtes devenus très proches. Certains murmurent même que Li Xia Ning pourrait vous unir.

Un goût de bile remonta dans la gorge de Siama Feng. Ce qu'il craignait se concrétisait. Il pouvait facilement réfuter ces informations, qu'il savait incomplètes. Mais pour l'heure, la réaction de Xue Lian l'intéressait davantage. Utilisant son avantage, il le testa :

— Et cela te gêne ?

— Non.

L'indifférence de cette réponse l'énerva au plus haut point. Il ne comprenait pas une telle désaffection. Face à l'étranger au maintien glacial qui se tenait devant lui, il se retint de frapper violemment le mur. C'était un véritable monstre d'insensibilité qu'il affrontait. Comment Xue Lian pouvait-il aussi facilement rejeter tout ce qu'ils avaient vécu ? S'il ne l'avait pas toujours tant aimé, à cet instant précis, il l'aurait tué.

Serrant les poings, il tenta de lui donner une dernière chance  en le poussant dans ses retranchements.

— Et que fais-tu de notre amitié ?

Seul un battement de cil accusa l'embarras du maître du vent. Obnubilé par sa colère, Siama Feng ne s'en aperçut pas. Se ressaisissant, Xue Lian lâcha dans un souffle :

— Au lieu de tout ramener à toi, tu devrais t'inspirer du pragmatisme de notre Grand Maître. La situation lui donne raison. Quand le faîte d'un arbre se brise dans la tempête, seul élaguer ses branches malades lui  permet de prospérer à nouveau. Si nous voulons avancer, nous devons faire table rase du passé.

Et avant que l'homme qu'il aimait ne puisse objecter, il glissa dans sa main la petite coque  de chrysalide minéralisée. Il la serrait si fort dans sa paume depuis le début de leur confrontation, que son empreinte meurtrissait sa chair.

Surpris, le maître du feu ouvrit le poing pour découvrir ce qu'il venait de lui remettre. La vue du gousset veiné de blanc produisit le choc qu'il attendait. Exploitant cet instant de confusion, XueLian se dégagea en frappant de ses paumes son adversaires aux épaules, suffisammentfort pour l'obliger à reculer. Profitant de cette brève ouverture, il se décala rapidement sur le côté. À présent il se tenait à nouveau sur le chemin, là où ne se trouvait plus aucun mur. Il ne se laisserait plus surprendre.

Son attention focalisée sur ce que Xue Lian venait de lui remettre, Siama Feng n'accorda pas importance à son mouvement de retrait. Ce qu'il gardait dans la main était plus qu'une simple enveloppe de chrysalide. C'était son enfance. La marque d'une amitié indéfectible. Les balbutiements de son plus grand amour. C'était tout ce qu'il avait eu à offrir à Xue Lian alors qu'il n'avait que huit ans, après lui avoir juré une amitié éternelle. Et voilà qu'aujourd'hui, celui-ci lui retournait ce symbole d'affection qu'il avait cru inaltérable. Plus qu'une insulte personnelle, c'était un pan de sa vie entière qui s'effondrait.

Quand enfin il leva les yeux sur le maître des arts du vent, son regard n'avait plus rien à envier à la froideur de ce dernier. Sa question claqua, sans équivoque :

— Tu es vraiment sûr de vouloir emprunter ce chemin, Xue Lian ?

Verrouillant ses émotions, celui-ci répliqua :

— M'as-tu déjà vu accomplir, ou dire quelque chose, pour ensuite me rétracter ?

Le détachement de sa réponse broya le cœur du maître du feu. Il n'en insista pas moins, dans un ultime avertissement :

— Si je comprends bien, aucun regret n'habite Maitre Xue.

Cette fois-ci, le maître des arts du vent garda le silence. Siama Feng interpréta cela comme le signe de son indéniable dédain. Abruti de douleur, il se mit alors à reculer à son tour, en prenant la direction de la forêt. Non sans mal, il parvint à asséner une dernière réplique, qu'il rendit plus cinglante qu'une gifle :

— Comme tu voudras, mais souviens-toi que c'est toi qui m'as rejeté !

Xue Lian le vit disparaître sous les frondaisons des arbres sans esquisser un geste. De longues minutes s'écoulèrent, tandis qu'il guettait le reflux de son visiteur. Il ne bougeait pas. Pour tout observateur, il ressemblait à un maître déterminé à protéger son domaine. En réalité, son énergie spirituelle était si faible qu'il avait du mal à suivre Siama Feng à la trace alors que celui-ci s'éloignait dans la forêt. Il devait s'assurer qu'il ne reviendrait pas. Quand il devint évident qu'il ne rebrousserait pas chemin, alors seulement il se laissa tomber à genoux.

Il venait de tout perdre.

Les yeux secs, il contemplait le vide. Si seulement il avait pu pleurer, sa douleur en aurait peut-être été allégée. Mais personne d'autre que lui n'entendait ses hurlements intérieurs. Son esprit malmené répondait à son cœur brisé. Son âme se délitait. Il lâchait prise.

Et tandis que le chagrin le submergeait, une aura d'un blanc lumineux irradia soudain de son corps. Pulsant avec douceur,elle se détacha de lui pour ondoyer sans presse inutile au-dessus desbâtiments, telle une échappe de brume, avant de se déposer délicatement sur lesol, à la jonction d'un des sentiers qui partaient de la clairière pourtraverser la forêt. Parcourue de longues volutes bleutées, l'étrange aura sematérialisa lentement en un pied magnifique de pivoines blanches.

Au même instant, quelque part au sein de la forêt, un grand cerf, que ses ramures piégeaient dans d'épais branchages, recouvrait sa liberté. Simultanément, Li Xia Ning, debout dans l'un des jardins du temple de la Lune, sourit avec tristesse. Voir et entendre au-delà des perceptions humaines ne s'apparentait pas toujours à une bénédiction. D'une caresse d'énergie divine bienveillante, il accompagna les premiers bonds de l'animal, heureux de s'ébattre à nouveau dans les bois. Puis, il secoua la tête d'un air préoccupé, en songeant au responsable de ce miracle.

Il savait déjà de qui il s'agissait, mais il fit malgré tout apparaître entre ses mains la bulle  translucide qui lui permettait de visualiser tout ce qui se passait au sein de la forêt. Rapidement, il trouva celui qu'il cherchait. Portant un regard navré sur le plus jeune maître des treize pagodes, il murmura :

— Je suis désolé pour ce qui t'arrive, Xue Lian,mais tu ne pourras pas éternellement ignorer ta vraie nature.


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