Chapitre 10

L'apparition de Li Xia Ning, sur l'estrade qui trônait dans la grande salle, donna le signal que les libations pouvaient commencer. Suivant le mouvement de ceux qui se trouvaient dehors, Xue Lian quitta le muret derrière lequel il se retranchait pour revenir à l'intérieur. Participer aux agapes n'entrait pas à proprement parler dans ses envies, mais s'il fallait qu'il fournisse un dernier effort, c'était bien celui-là.

L'enthousiasme suscité par leur retour n'avait rien de surfait. L'élan de joie s'étendait des disciples aux serviteurs, il était sincère et il le touchait, même s'il jugeait ne pas le mériter. Il n'avait pas le droit de mépriser la liesse exprimée. Il devait au moins faire acte de présence durant un moment.

L'hécatombe provoquée par Ji Guo Dong et ses troupes  permettait à la quarantaine d'apprentisjuniors et aux quelques seniors qui leur restaient, de s'installer à l'aisedans la grande salle. Il faudrait des années avant que leurs effectifs ne retrouvent un seuil convenable et plus encore pour mener à bien l'enseignement des nouveaux entrants. Les festivités en cours évacuaient apparemment l'amertume de cette évidence.

Affichant son air le plus froid, Xue Lian se mêla au gai charivari des convives qui s'attablaient en fonction de l'ordre hiérarchique et des places d'honneur.

Après s'être assuré que personne ne se trouvait sur sa trajectoire, il s'avança vers la table qui lui était réservée. Elle se situait au bout de l'une des deux travées qui encadraient l'estrade, ce qui l'arrangeait. L'atteindre ne l'obligeait pas à passer devant ses frères et sœurs assermentés déjà assis. Il ne put toutefois éviter de distribuer quelques saluts évasifs aux disciples qui s'inclinaient face à lui alors qu'il traversait la pièce.

Il approchait du siège bas qui l'attendait, quand du coin de l'œil, il aperçut Ma Dai qui se levait pour le rejoindre.Grande et sèche, le maître qui veillait au repos des esprits frappeurs n'était pas des plus populaires.  Elle nefaisait d'ailleurs rien pour cela. Elle souriait rarement, ne prenait pas degants lorsqu'il s'agissait d'asséner une vérité déplaisante, et conservaitconstamment une expression sévère, qui intimidait le plus souvent ceux qui luidemandaient conseil. Elle possédait en outre des traits plutôt durs, que sacoiffure torsadée serrée sur la nuque et tenue par une simple épingle en boisn'adoucissait pas.

En la voyant venir vers lui, Xue Lian se raidit. Il craignait qu'elle ne décide d'engager la discussion. Mais Ma Dai ne fit que le croiser, non sans lui adresser quelques mots au passage :

— Il va falloir que nous parlions, Treizième frère.

Ce n'était vraiment pas son jour de chance. Enfin, il atteignit la place qu'il visait. Assis le dos bien droit, il écouta cérémonieusement Li Xia Ning déclarer une fois de plus combien leur retour le comblait. Le discours achevé, il se releva comme tous les autres, afin de porter un toast à la prospérité de la secte tout en souhaitant une vie heureuse et remplie de sagesse à leur Grand Maître.

Il pouvait à présent se consacrer à la nourriture, tout en évitant d'entrer en contact oculaire avec quiconque. A la limite de la grossiereté, il ne réponditpas davantage à He You, qui installé à sa droite, essaya par deux fois delier la conversation. Jamais il n'avait été aussi satisfait d'être le plusjeune maître des pagodes et que sa position de Treizième frère lui assigne uneplace en bout de file. Cela lui épargnait un voisin sur sa gauche. Pas uneseule fois non plus il ne tourna la tête pour s'adresser à son premierdisciple Ouyang Peng, assis juste derrière lui.

Solitaire et silencieux, son repas aurait paru d'une monotonie affligeante à tout autre que lui. Pour sa part, il se complaisait dans son repli. Saisissant ses baguettes, il piocha un mets au hasard dans l'un des plats disposés devant lui, qu'il se mit à grignoter distraitement. Dans la salle, les discussions s'entrecroisaient de nouveau dans la bonne humeur, et il ne fallut pas longtemps pour que personne ne lui prête plus attention. Le moment semblait propice pour disparaître.

Se lever discrètement fut un jeu d'enfant. Il était passé maître dans l'art de la furtivité.  Accaparé par le récit de Le Fe, unedes deux disciples attablés derrière He You, Ouyant Peng lui-même nes'aperçut pas de sa manœuvre. Prenant soin de rester du côté du mur, il s'éloigna en se glissant entre les serviteurs. Occupés à discuter entre eux, Li Xia Ning et Li Qiang De ne prirent pas davantage garde à son départ.

Une fois dehors, il eut tôt fait de traverser l'esplanade pour rejoindre l'escalier qu'il se mit à descendre à la limite de la vitesse autorisée. Il ne s'inquiétait pas de la suite donnée à son absence. Son aversion pour les grandes réunions n'était un secret pour personne. Il avait fait acte de présence. Avec un peu de chance, sa retraite paraîtrait normale.

Il ne se retourna pas en dévalant le long ruban des marches. Ce ne fut qu'en arrivant en bas de la montagne qu'il ralentit l'allure. Les premiers arbres étiraient à présent leurs hautes branches devant lui. Leurs frondaisons épaisses n'étaient qu'en partie dégarnies par l'automne. Elles étaient parfaites pour le dissimuler aux regards indiscrets. Il disposait de plusieurs heures avant que les quatre disciples qu'il lui restait, ainsi que les serviteurs qui leur étaient rattachés ne soient de retour. Tous participeraient certainement aux agapes jusqu'au milieu de la nuit, mais il ne s'inquiétait pas. Il connaissait suffisamment le sérieux de Ouyanq Peng pour savoir qu'il ramènerait tout ce petit monde sous sa protection. Il n'avait donc rien à craindre pour eux des esprits farceurs de la forêt et il prit le chemin qui le conduirait chez lui d'un pas plus tranquille.

Les chants des oiseaux l'apaisaient, tout comme le souffle du vent qui éparpillait les feuillages sur son passage. Il n'en ressentait pas moins une immense lassitude en franchissant le seuil de sa pagode et il ne s'arrêta dans la salle de prière pour brûler un bâtonnet d'encens que par habitude. Une fois à l'étage, il gagna rapidement sa chambre où il s'affala sur le lit.

La tension accumulée au cours de la journée enfla d'un seul coup et il dut se mordre les lèvres pour endiguer un sanglot. Les yeux fermés, il savait que son visage s'animait maintenant sous les coups de boutoir des émotions qu'il retenait à l'ordinaire. Cela ne s'était jamais produit auparavant. Pas de manière aussi flagrante en tout cas. Une preuve de plus qu'il avait irrémédiablement perdu son combat personnel dans les geôles de Ji Guo Dong.

Nerveusement, il se releva pour marcher jusqu'au coffre où il rangeait ses vêtements. Soulevant le couvercle, il fouilla au fond de celui-ci pour sortir une boîte hexagonale grosse comme le poing. Elle était en argent. Une fleur de lotus gravée décorait le dessus. C'était un écrin d'une rare élégance qu'il ouvrit avec précaution.

Étouffant un soupir de pure souffrance, il saisit ce qu'il contenait dans la main. L'objet tenait au creux de sa paume. Les yeux fixés sur cette petite chose qui lui rappelait tant de souvenirs, il réfléchit une dernière fois au bien-fondé de la résolution qu'il venait de prendre. À regret, il convint de sa justesse.

Il ne lui restait plus qu'à effectuer l'une des démarches les plus difficiles de sa vie...

                                                                

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