Chapitre 1


Recroquevillé sur le sol de roches dures, Xue Lian reprenait peu à peu ses esprits. Son existence redevenait tangible, alors que le prisme de ses derniers souvenirs hurlait que c'était impossible. Il revoyait l'éclat de lumière fulgurant précédant sa mort, il ressentait encore la douleur de son corps, qui se désagrégeait sous le souffle d'une chaleur intense.

Personne ne survivait à la salve d'un dragon doré dont la gueule bardée de dents gigantesques s'ouvrait à deux pas de vous. Encore moins à la colère de Wang Long, le plus puissant des gardiens de feu de Ji Guo Dong, le sorcier maudit.

Xue Lian se remémorait également ses amis, alignés derrière Li Qian De, le Sage Suprême, pour former une ligne défensive. La dernière, celle dont dépendait la victoire. A la fin, ils s'étaient tous sacrifiés. Pour préserver ce qu'il restait de la Secte des Treize Lunes ; pour interdire l'accès de la forêt des Ames Endormies ; pour sauver les êtres mythiques et les hommes innocents sous leur protection ; et surtout, pour donner le temps à Li Xia Ning, leur Grand Maître, de s'infiltrer en territoire ennemi afin d'occire Ji Guo Dong.

Li Qian De lui-même n'avait pas hésité à donner sa vie pour sauver celle de leur chef.

Xue Lian se rappelait tout cela. Il avait conscience d'avoir frôlé une désintégration totale. Celle de son corps, de son esprit et de son âme. Ensuite, tout se brouillait. Il se remémorait vaguement la sensation de flotter au sein d'une brume épaisse, puis du touché fugace de présences évanescentes, qui essayaient en vain de saisir les brides filantes de ses pouvoirs en perdition. Il se souvenait aussi d'avoir désespérément repoussé leur contact insistant.

Si ses frères et sœurs avaient trouvé une issue au combat en liant le reste de leurs forces, il ne comprenait pas leur acharnement à le ramener à la vie. Pour sa part, il n'aspirait qu'à l'annihilation complet et à l'oubli. Plus encore que l'incertitude d'un futur qu'il refusait, il repoussait l'idée de retrouvailles. Il n'avait aucune excuse. Quelle que soit la manière dont il tournait les choses, il avait trahi la secte et tous ceux qui la constituait. Il ne méritait ni rédemption ni pardon.

Alors comment ? Pourquoi ? Pour quelle raison lui imposer ce retour, alors qu'il ne souhaitait que se dissoudre dans le néant ? A quoi bon ? Leur groupe avait-il finalement réussi ? Cela au moins, il voulait le croire. Rien ne le punirait davantage que d'apprendre que son sacrifice avait été vain.

Se souvenir faisait tellement mal...

Avant que Wang Long ne mette un terme à son existence, en le consumant de son feu sacré, l'écheveau de ses mensonges l'étouffait déjà. A présent, il lui broyait littéralement le cœur, même si, en son for intérieur, il savait n'avoir agi que par devoir, pour protéger ceux auxquels il se dévouait. Il n'avait pas eu le choix. Face au destin de tous, pas un seul instant il n'avait songé à préserver son honneur. La victoire était à ce prix.

Accablé par cette vie qui s'attachait à lui, il se replia davantage sur lui-même, la tête enfouie entre ses bras. Un sanglot bref sortit de sa gorge. Le poids de sa charge l'écrasait.

Il appartenait à la plus haute hiérarchie du temple des Treize Lunes. Rassemblé sous la houlette du puissant Li Xia Ning, un demi-dieu et l'un des meilleurs Grand Maître en arts martiaux conjugués à l'utilisation des treize sources de pouvoir spirituel qu'ait connu la Chine au passé comme au présent, leur secte comptait un peu plus de deux cents disciples, répartis sur huit niveaux, dans chacune des treize branches qui composaient le vaste ensemble de pratiques dispensées sous son égide.

L'enseignement était rude et demandait des aptitudes particulières. Au cours d'une vie, la plupart ne parvenaient pas à franchir plus de cinq ou six échelons, ce qui faisait déjà d'eux des combattants émérites et des savants érudits, capables de protéger une ville, de s'allier avec un seigneur de guerre méritant, d'offrir un savoir recherché dans leur domaine de prédilection, voire d'occuper un poste de conseiller spécial à la cour de l'Empereur lui-même.

Rares, cependant, étaient ceux qui arrivaient à atteindre le huitième et dernier niveau de formation. Celui ou celle qui y parvenait se voyait décerner le titre de Maître dans sa catégorie. Il occupait alors la charge de former les meilleurs aspirants à ses propres techniques, mais également de protéger de toute agression les êtres vivants dans la forêt des Ames Endormies. Il se devait également de ramener la paix dans les autres parties du royaume, aussi loin que son expertise était demandée.

Jusqu'à ce que Ji Guo Dong et son dragon déciment en grand partie leur secte, sept hommes et six femmes se partageaient cet honneur, sous l'autorité de Li Xia Ning et de Li Qian De. On racontait que cette génération avait été bénie, tant il était exceptionnel que les treize maîtres subalternes apparaissent en même temps. Sous leur autorité, l'équilibre du monde humain et des puissances magiques prospéraient. A l'exemple de ses douze condisciples, Xue Lian représentait la quintessence de l'un de ces arcanes couplés à un art martial.

Ses capacités le rendaient maître du vent. De la brise légère à la tempête dévastatrice, il pouvait modeler celui-ci à sa guise. Par ce biais, il commandait également les créatures éthérées issues des courants aériens et celles qui fouissaient à travers la brume et le brouillard épais.

Sa spécialité se rapprochait davantage à celle d'un pratiquant adepte de la seule force spirituelle et il maniait rarement son arme, taillé dans un bambou si dur qu'il semblait indestructible, et qui s'apparentait à un long bâton de marche, comme celui dont se servaient les pèlerins inoffensifs. Ce qui ne l'empêchait pas d'être respectés par ses pairs et redoutés de ses ennemis. Seuls les pouvoirs de leur Grand Maître Li Xia Ning, ou ceux de Li Qian De, le Sage Suprême, surpassaient les siens.

Se remémorer sa valeur n'aidait en rien Xue Lian à se reprendre. Au contraire, la conviction de son importance l'accablait, tant il lui semblait à présent ne plus être qu'un usurpateur, alors qu'il était pourtant un pratiquant d'exception.

Li Qian De l'avait trouvé en train d'errer dans un village quand il n'était encore qu'un enfant de trois ans.  Il ne conservait aucun souvenir de ses parents. Ceux-ci avaient sans doute été tués lors de la guerre qui sévissait à cette époque, ou bien avait-il été abandonné, à moins qu'il ne se soit perdu.

Comme la totalité des membres de la secte, où y avait suivi un enseignement unique. Son maître l'avait non seulement instruit en l'amenant à développer son pouvoir, entraîné à gérer des situations extrêmes, mais il lui avait également inculqué à cacher ses sentiments,  en les mettant tout simplement de côté. Car le vent n'a pas de forme définie et rien ne doit permettre de le saisir.

Xu Lian avait donc appris à ne jamais montrer ce qu'il éprouvait et à faire en sorte de se détacher de tout. Demeurer impassible, marquer de la froideur, telle était la règle qu'il suivait depuis.

Pour les autres, son attitude se calquait avant tout sur un trait de caractère inhérent à la plupart des adeptes de sa pratique et spécifique à ceux capables d'accéder au titre de maître du vent. Très peu suspectaient qu'en réalité, il masquait ce qu'il ressentait vraiment. Non seulement pour se plier à la norme qui définissait son groupe, et plus particulièrement le comportement de celui qui se trouvait à sa tête, mais parce qu'il était à part. Seuls les maîtres qui se succédaient dans sa discipline connaissaient la vérité derrière cette norme imposée. Un secret bien gardé, que nul ne devait découvrir avant que le temps ne soit venu, et qu'ils camouflaient sous le joug de leur indifférence devenue légendaire.

Du moins, Xue Lian l'avait-il cru. Jusqu'à ce qu'il tombe entre les mains du démon envoyé par le sorcier Ji Guo Dong, et que celui-ci fouille, puis ravage, ce que recelait réellement son cœur.

Anéanti par ce souvenir, le jeune homme poussa un faible gémissement. La guerre ne connaissait aucun compromis, aucune pitié. Si à l'exemple du sage Li Qian De, et de quatre des autres maîtres de l'une des treize pagodes, il avait réussi à tromper l'ennemi en lui laissant croire qu'il ralliait ses rangs quand ils avaient été faits prisonniers, le déchirement qu'il éprouvait depuis sa trahison s'intensifiait, tout comme la certitude de ne jamais réussi à guérir de cette blessure.

Il avait fallu toute la détermination de Li Qian De et le charisme de Wei San, le maître adepte des arts de l'esprit, pour qu'il parvienne à celer son désarroi à Ji Guo Dong lorsque son envoyé le torturait. Avec le recul, Xue Lian réalisait que sans la détermination de ses camarades d'infortune, à laquelle il s'était raccroché le temps de mener à bien ce qu'il qualifiait d'abomination nécessaire, il ne serait jamais parvenu à tromper le sorcier. La victoire de et la sauvegarde de ce qu'il restait des membres de la secte des Treize Lunes en passait par là.

Mais à présent que le combat était achevé, il ne lui restait rien.

Un mal de crâne épouvantable vrillait ses tempes. Il le retenait d'ouvrir les yeux. Peut-être pas pour la bonne raison. Le faire, c'était céder au besoin de se confronter à son environnement, repousser la chape de doutes et de silence qui l'engluait. Un tout petit effort, qui lui apporterait la preuve qu'il était vivant. Incroyablement et inexplicablement vivant.

Mais au lieu de battre des paupières pour accéder à la confirmation de sa résurrection, il serra les poings. Il refusait d'admettre la chance qui lui était donnée. Reprendre pleinement conscience, c'était identifier le lieu de son agonie et accepter le risque de se confronter aux autres. Après ce qu'il avait fait, c'était une éventualité au-dessus de ses forces.

S'endormir.

Si tout se passait comme il le désirait, le froid ambiant allait le saisir pour le ramener aux frontières d'une mort salvatrice. Le froid... Il ne le craignait pas à l'ordinaire.  Il avait appris à discipliner les brouillards humides de l'hiver qui effilochent au gré des vents glacés. En temps normal, son entraînement lui permettait d'évoluer à des températures relativement basses. Alors pour qu'il ne parvienne pas réprimer les tremblements qui secouaient maintenant son corps, son état devait vraiment être déplorable.

« Le jour où tu éternueras, les fleurs de lotus courberont le col. »

Siama Feng... son sens des réparties ridicules, tellement réconfortant, tellement attendrissant, mais en face duquel il devait toujours doublement cadenasser la réalité de ses réactions.

Siama Feng... son amitié sans faille, son soutien inconditionnel et sa façon de désarmer son indifférence jusqu'à obtenir l'esquisse d'un sourire.

Siama Feng... son amour, enfin. Fort, passionné, infini, sans l'ombre d'un doute ou d'une dissimulation.

Qui saurait combien il devait à cette âme fière que deux pratiquants mineurs avaient ramenée des montagnes du nord avant de le confier au maître du feu, dont il était devenu le digne successeur ? Tout comme lui, ce n'était alors qu'un enfant, mais un enfant spécial, apte à ressentir et dompter l'énergie spirituelle de la Terre et des mondes cachés qui coulait déjà à travers ses méridiens. Sans son soutien, sans sa loyauté inflexible et l'affection qu'il lui avait toujours témoignée, jamais il ne serait parvenu à parcourir le tiers du chemin qui avait fait de lui un maître du vent puissant et respecté.

Une fois encore, Xu Lian se laissa rattraper par ses souvenirs.

Dès son plus jeune âge, il avait su qu'il rencontrerait des difficultés pour dissimuler sa nature véritable. Parce qu'il vibrait en accord parfait avec le pouvoir secret lié aux maîtres du vent. D'une manière entière et sans défaut. Il semblait né pour l'exploiter. Malheureusement, hors d'un contexte propice à son épanouissement, ce don ne devait en aucun cas être mis en lumière.

L'enfant qu'il était autrefois avait vite compris que, malgré la bienveillance témoignée par son instructeur, ce dernier le tuerait s'il laissait filtrer ne serait-ce qu'une once de ce qui l'animait réellement.

L'ingérence de Siama Feng dans sa vie avait finalement été une bénédiction. Elle l'avait non seulement détourné de sa solitude, mais l'avait aussi autorisé à maîtriser le maelstrom de sentiments qui tournoyaient toujours en lui malgré les apparences. Avec le temps, leur amitié avait grandi. Elle s'était affirmée avec les années, avant de basculer vers l'amour. Un amour béni par l'esprit protecteur de la forêt. Un lien fort et unique, qui lui avait paradoxalement permis de canaliser le monde d'émotions qu'il avait juré de ne jamais exposer.

Et cela avait fonctionné au-delà de ses espérances.

Trop bien peut-être, compte tenu de la difficulté qu'il avait rencontrée pour affronter son amant et les rescapés des membres de la secte, alors qu'il faisait mine de se plier à la volonté de Ji Guo Dong. Tromper la méfiance du sorcier maudit ne leur avait pas laissé le choix, ni à lui ni aux autres traitres supposés. Suivre le plan du Sage Suprême Li Qian De les obligeait à manœuvrer pour amener leurs anciens compagnons à s'approcher suffisamment des Terres Sombres. Ils avaient dû les combattre, dans une lutte qui n'avait rien de factice. Une diversion qui avait failli lui coûter la vie sous les coups de Siama Feng, furieux de le retrouver dans le camp adverse.

Convaincre Ji Guo Dong de leur loyauté factice avait été long. Même au sein de la bataille, ce dernier ne leur faisait pas encore entièrement confiance. Ce n'est que quand le Sorcier Maudit avait été contraint de rappeler sa horde de guerriers de l'ombre, qui se démenaient à leurs côtés autant pour les surveiller que pour les épauler, que son groupe avait enfin pu révéler la vérité. Les explications du Sage Suprême avaient été sommaires. Ils ne disposaient tous que de peu de temps pour localiser et vaincre le dragon Wang Long, afin de permettre au Grand Maître Li Xia Ning de mener son propre combat sur les terres de son ennemi.

Alors certes, leur piège semblait avoir fonctionné à merveille, mais Xue Lian demeurait amer. Comment oublier le regard meurtri de Siama Feng alors qu'ils s'affrontaient ? Pour ne rien arranger, son amant s'était opposé à lui en compagnie de la douce Liu Ai, maître des arts mystiques. Il s'en voulait déjà terriblement des coups portés à ses autres frères et sœurs, mais ce n'était rien par rapport à la douleur et à la honte qui le poignait à l'évocation de la jeune femme.

Liu Ai, son détachement, sa bonté, sa sagesse et sa maîtrise de soi. Avec Li Xia Ning et Li Qian De, elle était la seule des treize maîtres autorisés à franchir la frontière du royaume des dieux. On la disait si proche de la pureté que les licornes à tête de dragon la considéraient comme une amie. C'était la personne la plus compatissante qui soit, et par conséquent une alliée précieuse si Xue Lian devait un jour dévoiler ce qu'il dissimulait au fond de lui.

Liu Ai quittait rarement son domaine. Elle n'avait rien d'une guerrière et il l'avait envoyé se fracasser contre le tronc d'un arbre en invoquant une seule fois la magie du vent. Lorsqu'ils se côtoyaient auparavant, leurs rapports se teintaient d'une sorte d'indifférence feutrée. Connaissant la clairvoyance de la jeune femme, il s'était souvent demandé jusqu'où allait son aveuglement à son égard. Devoir l'anéantir dans un combat fratricide l'avait broyé.

Mais ce n'était rien par rapport à ce qu'il avait ressenti en face de Siama Feng. Aucun mot ne pourrait jamais décrire son désespoir alors qu'il levait la main sur lui. Alors oui, il désirait mourir. Vraiment ! Et peu importait si on le jugeait lâche. Il avait déjà plus qu'amplement accompli sa part et il laissait derrière lui un premier disciple plein de promesses.

Grelottant davantage, il se laissa glisser dans une semi-inconscience. Le vent se renforçait, mais il n'écoutait qu'à peine le bruissement des feuillages qu'il agitait.

Froid, il avait si froid.



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