9. Double jeu et découverte inattendue

Bordel de merde.

Mes amies continuent de se déhancher tandis que je reste statufiée. J'aimerais oublier tout ça et tourner la tête, mais le regard de Carlos est aussi perçant qu'une aiguille.

Résignée face à l'imminente mort de ma crédibilité, je vois défiler devant mes yeux chaque moment passé à jouer les employés modèles. Bon sang, tous ces efforts fichus en l'air pour danser sur une stupide table de bar ? Qu'est-ce qui m'a pris ?

Je n'ai pas le temps de me questionner davantage car les filles, dont le show semble terminé, redescendent du bar pour rejoindre la piste de danse.

— Eh, vous allez où ? Attendez-moi !

Je saute à mon tour en tentant de suivre la crinière flamboyante de Juli. Malheureusement, ma réception au sol n'est pas des meilleures et des bras fermes me rattrapent de justesse tandis que je manque de m'effondrer.

— Oups, pardon, je ne voulais...

Ma phrase meurt entre mes lèvres lorsque mon visage atterrit à deux centimètres d'un torse aux reliefs finement dessinés. Charmée par cette vision, je laisse mon regard tracer les contours de la croix aux extrémités en trèfle reposant sur ses omoplates.

— Ça alors, regardez qui va là...

La voix caverneuse qui s'adresse à moi me fait l'effet d'un seau d'eau froide. Ce n'est pas possible, de tous les hommes présents dans ce bar, il fallait que je tombe sur lui ?

Je déglutis péniblement avant de relever la tête, et les iris électriques que je croise prononcent ma sentence. Ses mains brûlantes m'enserrent les poignets tandis que son odeur, un mélange de sueur et de notes boisées, emplit mes narines. Tiraillée entre la joyeuse insouciance de l'ivresse et le malaise de la situation, je secoue la tête.

— Carlos, avant de parler, laisse-moi te dire une chose.

— Vas-y, je t'écoute, rétorque mon patron en arquant un sourcil.

— Ce n'est pas ce que tu penses. Je ne suis pas bourrée.

Le silence qui suit ma déclaration est interrompu par son rire sarcastique.

— J'aurais presque pu te croire si tu n'empestais pas l'aguardiente.

— Hein ? L'agua-quoi ? tenté-je en prenant un air dérouté.

— C'est ça, prends-moi pour un con.

Mon supérieur est toujours aussi sec mais, pour une fois, je comprends sa froideur. Ce n'est que lorsqu'il fait volte-face et me tire par le bras que je m'insurge :

— Hé, qu'est-ce que tu fais ? On va où ?

— Je te ramène à l'hôtel, la fête est finie pour toi.

Son ton étonnamment calme me révolte d'autant plus.

— Ça ne va pas ? Je te signale que je suis majeure, tu ne...

— Une jeune femme n'a rien à faire dans ce genre d'endroit, encore moins à danser sur la table d'un bar. Tu cherches les problèmes, ou quoi ?

Ses mots réveillent instinctivement mon âme de féministe. Carlos entend-il qu'en allant danser dans un bar, je choisis de donner mon corps en offrande à tous les vautours venus chasser sur les lieux ? Si Juli entendait ça, elle serait hors d'elle...

Ces pensées me font réaliser que je n'ai même pas dit au revoir à mes amies. Peut-être est-il encore temps de m'enfuir pour les retrouver ? J'hésite l'espace d'un instant, avant de renoncer à cette option. J'ai suffisamment mis ma quête à mal ce soir : si je veux encore avoir une chance de gagner la confiance de Carlos, il va falloir que je prenne sur moi.

Non sans difficultés, je me laisse guider jusqu'à la voiture de mon patron, une vieille Alfa Romeo rouge. Dès qu'il la déverrouille, j'ouvre la portière et me laisse tomber sur le siège.

Le trajet se fait dans un silence mortuaire, mais a au moins le mérite d'être court. Lorsque mon patron stationne devant l'hôtel et descend du siège conducteur, je ne bronche pas. Carlos fait alors le tour de sa voiture pour ouvrir ma portière.

Anda, sors de là ou tu vas t'endormir ici.

Surprise par la main qu'il tend, je me redresse. Mon jefe serait-il en train de faire preuve d'empathie ? Malheureusement, sa réponse ne tarde pas à tarir mes maigres espoirs :

— Hors de question que je nettoie ton vomi. Tu ferais mieux de passer les heures qui te restent dans un vrai lit, n'oublie pas qu'on se retrouve à six heures, demain. Et essaie d'être discrète en sortant, si les clients voient leur hôtesse d'accueil dans un état pareil, il nous restera plus qu'à dire adieu à notre crédibilité.

* * *

Le lever du lendemain est rude.

Je parviens à me tirer de mon lit à temps, mais d'énormes cernes creusent mon visage. Dès qu'il me voit, mon supérieur me lance un regard de dédain.

Dios Santo, reste en cuisine. Ta tête fait peur à voir.

N'ayant aucune envie de m'épancher sur mes déboires de la veille, je me rue sur la porte de service tout en laissant mon cerveau énumérer les insultes qu'il rêverait de lancer à mon patron.

Malgré tout, je parviens à me concentrer. Au bout d'une heure, j'ai cuit trois fournées d'arepas, approvisionné le frigo en salade de fruits et rempli le bac chauffant de près d'un kilo d'œufs brouillés. Parée d'un sourire satisfait, je regarde Carlos se servir en attendant mes éloges amplement mérités.

Le voir balancer sa cuillère dans l'évier d'un geste rageur me prend quelque peu au dépourvu.

Carajo, Ana, fous du sel dans tes œufs ! C'est complètement fade !

Je sens aussitôt l'agacement me titiller le cerveau, mais m'efforce de garder mon calme.

— Pardon, Carlos. J'ai dû oublier de saler ma préparation.

— T'as dû oublier ? Et tu dis ça comme ça ? C'est quoi la prochaine étape, tu vas oublier de les cuire, tes foutus œufs ? Confondre l'huile et le liquide vaisselle ?

Sa comparaison me paraît tellement infondée que je ne sais même pas quoi répondre. Carlos choisit alors de donner suite à mon silence dans un monologue sans fin m'expliquant que chaque détail compte en cuisine. Incapable de comprendre pourquoi il ne se contente pas d'attraper le sel pour régler le problème, je décide d'arborer mon masque d'attention, consistant à afficher un sourire complaisant en acquiesçant à intervalles réguliers.

— Est-ce que tu m'écoutes, Ana ?

Tirée de mes pensées par cette question – ou est-ce une menace ? – je cligne des yeux.

— Bien sûr.

— Dans ce cas tu peux m'expliquer pourquoi, quand je t'ai demandé combien de grammes de sel prévoir pour dix œufs, tu m'as répondu « oui » ?

— Oh ! Excuse-moi, je n'ai pas compris ton question...

Mon accent exagéré ne convainc pas mon patron, dont le regard s'assombrit à vue d'œil.

— Suis-moi.

Emplie d'un mélange de curiosité et de panique, je le suis en trottinant pour tenir sa cadence. Ses pas nous guident jusqu'à la réception mais, contrairement à ce que je m'imagine, ce n'est pas vers le bureau qu'il se tourne, mais vers les rangements à l'arrière.

— Puisque t'es incapable de tenir la route en cuisine, t'as qu'à trier les archives, grogne Carlos, avant de prendre une voix faussement polie. Ça ira, c'est dans tes cordes, ça ?

Vexée, je me contente de hausser les épaules.

— Tout ce qui concerne la gestion du personnel et les contrats commerciaux, ça doit être gardé cinq ans. Tout ce qui concerne la compta, les registres, les factures, les bons de commande et les documents de la boîte, c'est dix ans. Tout ce qui a plus de dix ans, ça dégage. T'as pas intérêt à te planter.

Carlos se tourne vers la banque d'accueil et ramasse quelques enveloppes qu'il passe machinalement en revue. Pendant ce temps, je me glisse derrière lui pour prendre des notes sur le calepin de la réception.

— Les factures et les bons de commande, c'est combien de temps, déjà ?

Mon jefe scrute un flyer publicitaire en fronçant les sourcils, avant de le froisser dans sa main.

— Cherche sur internet, nojoda.

Puis, sans m'adresser le moindre regard, il jette la boule de papier à même le sol et quitte l'accueil en grommelant :

— C'est pas possible, d'embaucher des bras cassés pareil...

Je soupire en le regardant s'éloigner. Arrondir les angles s'annonce de plus en plus compliqué avec un profil comme le sien.

Résignée, je commence à écumer les rayons et ouvre un à un tous les classeurs. Quelle quantité de papiers y est accumulée ! Je parcours les bilans financiers, les factures, les contrats de fournisseurs, les avis d'imposition, les bulletins de salaire. À chaque document, je prends le soin de vérifier s'il a besoin d'être gardé et, si le doute me prend, je le laisse en place. Hors de question de laisser à ce tyran la moindre raison de s'en prendre de nouveau à moi.

Cette tâche rébarbative me prend de longues heures mais, à l'issue de ma journée de travail, j'atteins enfin les dix années fatidiques. Je suis en train de faire une pile avec les classeurs restants pour m'en débarrasser une bonne fois pour toutes, quand un homme d'une soixantaine d'années débarque à la réception.

Buenas tardes, lui adressé-je. Je peux faire quelque chose pour vous ?

L'arrivant acquiesce en fouillant dans la poche de son pantalon.

— Je m'apprêtais à sortir, je peux vous laisser les clés de ma chambre ?

— Oui, bien-sûr. Je vous rappelle juste que nous n'assurons pas de permanence de nuit. Vous serez rentré avant vingt heures ?

— Oh, ne vous en faites pas. J'ai passé l'âge de découcher, confie-t-il dans un sourire.

J'attrape les clés qu'il a posé sur la table et les range soigneusement dans la case correspondante. Je trie quelques derniers papiers en attendant que l'homme s'en aille, mais il lorgne sur ma pile de classeurs d'un air intrigué.

— Laissez-moi deviner... Vous êtes en plein tri d'archives ?

J'acquiesce en haussant les épaules d'un air impuissant. L'homme retire son chapeau, dévoilant son crâne dégarni, et s'approche du comptoir.

— Se replonger dans ces vieux papiers, c'est quelque chose, me glisse-t-il. Mais on est parfois étonné de ce que l'on y trouve... J'ai découvert que mon ancien patron avait subi trois redressements judiciaires comme ça !

Je souris poliment sans trouver quoi dire, quand le déclic survient.

— Bon, je ne vous embête pas plus longtemps, reprend l'homme. Bonne fin de journée !

Je le salue et le regarde partir, avant de baisser les yeux vers la paperasse que je m'apprêtais à jeter. Moi qui cherche à mieux cerner mon patron, peut-être que ces vieux documents pourraient m'aider à en savoir plus sur son histoire ?

Prise d'une curiosité nouvelle, je reprends mon examen avec attention. En remontant le temps, je découvre que Carlos a récupéré le local d'un certain Lucas Daniel Maestre. Comme il porte le même nom que lui, je suppose qu'il s'agit de son père.

La suite de mon arpentage ne m'apporte pas plus d'informations et je commence à me dire que j'ai fait le tour de ce que je pouvais en tirer, quand mes yeux s'attardent sur un avis d'imposition datant de plus de vingt-quatre ans. Le papier a jauni et la police d'écriture témoigne de son ancienneté mais surtout, sous l'en-tête de la page, un nom capte mon attention.

María-Carolina Herrera.

María-Carolina, comme la destinataire de la lettre que j'ai trouvée dans ma chambre. Prise d'un doute, je fouille frénétiquement les classeurs suivants. Les avis d'impositions que je trouve confirment mes soupçons : depuis aussi loin que remonte la création de Color Caribe, et jusqu'à l'année de ma naissance, ce local était la propriété de María-Carolina Herrera.

Alors, oui, une grande partie de la population d'Amérique Latine s'appelle María. Mais quand même, la coïncidence est là et mérite d'être creusée... Bien que mon cerveau s'efforce de se contenir, je ne peux pas m'empêcher de laisser courir cette folle hypothèse.

Et si c'était elle ?

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