7. Le trio de détectives en soirée infiltration

[photo : Plaza de los coches, à Cartagena, ancien point de départ des carrosses avant l'époque des voitures ! C'était le petit point culture, maintenant, place au chapitre...]

De nuestro corazón al suyo, con todo el sabor de Cartagena... La voz del Caribe, 95.4 !

Le slogan, clamé dans un effet d'écho décuplé, m'indique que j'ai trouvé la bonne fréquence.

À chaque moment de creux, comme après cette journée d'un ennui mortifère à la réception, je ne peux pas m'empêcher d'allumer mon poste pour guetter la diffusion de mon annonce. Quand l'animateur annonce une séquence prières vendue comme « la meilleure façon de commencer sa soirée », je comprends que le flash info n'est pas pour tout de suite et délaisse mon poste pour m'affaler dans mon lit.

Bien qu'un peu éreintée par le manque de sommeil, je souris en repensant à ma veillée avec Juli et Sara. Je me souviens encore du regard à la fois amusé et effrayé de Juancho nous regardant danser et hurler autour de sa petite table à grand renfort de pintes de bière. Moi qui avais peur de me sentir seule ici, je suis heureuse d'avoir déjà trouvé deux amies avec lesquelles je me sens si bien. Encore mieux, deux amies qui soient si motivées à m'aider dans ma propre quête.

Je roule sur le ventre pour tendre le bras et atteindre le tiroir de ma table de nuit, où j'ai glissé ma mystérieuse enveloppe. Cette fois-ci, je prends le temps d'en étudier le contenu. Les billets sont bleus et présentent le visage d'un homme moustachu et d'un astre qui ressemble à la Lune. Ces images ne m'évoquant rien, je fouille dans mon portefeuille. Le billet de vingt mille pesos que je trouve est radicalement différent : de couleur orange, il met en scène un paysan coiffé du sombrero vueltiao, chapeau typique de la côte caribéenne.

Intriguée, je lance une recherche sur mon téléphone. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre que les billets oranges ont été introduits en 2016. La version bleue, elle, ne date que de 1997. Je peux donc affirmer que la lettre ne remonte pas au-delà de cette date.

Mon investigation m'aide à comprendre qu'à l'époque, le billet de vingt mille pesos était le plus important. Les billets de cinquante mille pesos ne sont arrivés qu'en 2000, et ceux de cent mille pesos en 2016. Cette dernière donnée m'interroge : si les billets de cinquante mille pesos existaient à l'époque ou, mieux encore, ceux de cent mille, les expéditeurs de cette lettre les auraient privilégiés au lieu d'en cumuler cinq pour atteindre la somme voulue, non ? Si je me fie à cette hypothèse, la lettre aurait donc été rédigée entre 1997 et 2000.

Malgré moi, je ne peux pas m'empêcher de faire le lien : je suis née en 1999 et ma mère m'a cédée à l'adoption la même année. Alors oui, il y a certainement de grandes chances que ce ne soit qu'une coïncidence, mais tout de même...

Mes réflexions sont interrompues par l'annonce d'un flash informatif. Alertée, je glisse de nouveau mon enveloppe dans le tiroir de ma table de nuit et bondis pour me coller au poste de radio. Après une succession de nouvelles alarmistes et un message d'anniversaire interminable pour une certaine Fabiola Gonzalez Salazar qui semble citer la moitié de la ville, je reconnais enfin mon annonce :

Nous vous rappelons que nous sommes toujours à la recherche d'une certaine María, une femme qui aurait donné sa fille à l'adoption il y a vingt-quatre ans en la laissant à l'hôtel Color Caribe. Si vous reconnaissez quelqu'un dans cette annonce, merci de nous appeler !

Le simple fait d'imaginer le nombre de personnes qui a déjà entendu ces phrases me donne le vertige, et des scénarios en pagaille commencent à se bousculer dans mon esprit. Ma mère biologique qui débarque à la station de radio ; ou mieux encore, à l'hôtel pour me serrer dans ses bras.

— Salut, toi !

Tirée en sursaut de mon écoute, je me retourne pour découvrir Juli et Sara. Si la première a déjà franchi le seuil, un énorme sac sur l'épaule et un sourire radieux sur son visage parsemé de taches de rousseur, la seconde se tient plus en retrait.

— Les filles ! Vous m'avez fait peur, soufflé-je.

— Juli, je t'avais dit... Ana a le droit à un peu d'intimité, la sermonne l'afro-caribéenne.

— Ça va, on a dépassé ce stade... raille l'incriminée avant de se tourner vers ma radio d'un air taquin. Regardez-moi ça, notre Ana qui écoute La voz del Caribe ! Tu n'as pas manqué la oracion, j'espère ?

— Moi ? Jamais !

Mon mensonge évident dessine un sourire sur le visage de Juli.

— Très bien. Si on est là, c'est pour te préparer. Il va falloir être au top ce soir.

— Ce soir ? répété-je. Qu'est-ce qu'il se passe, au juste ?

— Hier, en rentrant de la Juancho Super-tienda, j'ai reçu un message de Rola, m'explique Juli. Il organise une fête chez lui ce soir et m'a proposé de venir.

— Mais non ? Attends, tu prévois vraiment d'y aller ?

— En temps normal, j'aurais dit « jamais de la vie ». Mais là, c'est trop intéressant pour qu'on refuse... Le groupe de musiciens y sera forcément ! Si ça nous permet de débusquer ce gars pour savoir s'il cache quelque chose, je peux bien faire une petite entorse à mes principes.

Juli marque une pause, avant de reprendre d'un air malicieux :

— Alors prépare-toi... Parce que, ce soir, on part en mission infiltration.

Je me détache de mon poste radio pour sonder l'énorme sac qu'elle porte sur son épaule.

— Et ça, c'est quoi ? Ta panoplie d'agent secret ?

— En quelques sortes, sourit mon amie. On est là pour t'aider à trouver la meilleure tenue, la meilleure coiffure, le meilleur...

— Attends, la coupé-je. Tu n'étais pas censée être féministe et lutter contre l'injonction à la beauté des femmes véhiculées par le patriarcat ?

Ma remarque fait sourire Juli, qui me répond aussitôt :

— Tu n'es pas la première à me faire la remarque. Ce que je réponds à chaque fois, c'est que ce n'est pas parce que je suis féministe que je n'ai pas le droit d'aimer me faire belle. Si je le fais, ce n'est pas pour les autres, mais pour moi. Et, pour tout te dire, c'est aussi un outil assez puissant dont je me suis servie plus d'une fois à mon avantage...

En réaction à mon regard surpris, mon amie entonne :

— Ben quoi ? Ce système patriarcal nous dessert beaucoup trop, alors s'en servir de temps à autre pour prendre notre revanche est de bonne guerre. On se moque beaucoup trop des femmes, à nous de nous moquer un peu du monde !

Ses paroles pleines de fougue me surprennent autant qu'elles m'inspirent. De son côté, Juli laisse tomber son sac sur le sol et l'ouvre en grand.

— Tout ça pour dire que j'ai ramené quelques habits. Si ça te dit, tu peux regarder.

Séduite par les belles étoffes que j'entrevois, j'acquiesce et nous nous mettons au travail. S'ensuit une longue séance de préparatifs, entrecoupée de bavardages et de fou-rires – surtout lorsque nous nous retrouvons à essayer des tenues pour le moins... audacieuses.

Après de longues heures à nous amuser plus qu'à chercher un look d'enfer, j'opte pour un short taille haute à rayures, un crop-top et des sandales plates – les talons, très peu pour moi. Nous quittons alors l'hôtel pour nous rendre chez Rolando en taxi. Après un trajet d'une vingtaine de minutes, nous atteignons le quartier périphérique où il vit. En traversant la rue résidentielle, je ressens une pointe d'appréhension. Gabriel semblait plutôt vouloir faire jouer le hasard pour la suite. Comment va-t-il réagir en me voyant ici ?

Pendant que je me prépare mentalement, Juli prend les devants et se dirige vers la porte d'entrée. Je constate avec surprise qu'aucun son de musique ou même de voix ne nous parvient. J'espère que nous ne sommes pas les premières à être arrivées...

La porte s'ouvre sur un Rolando souriant. De près, je réalise à quel point le prof de boxe est grand et musclé. Ses cheveux frisés sont rasés de près sur les côtés et plus longs sur le dessus. Vêtu d'une chemise claire aux manches retroussées qui ressort sur sa peau couleur café, il semble plutôt apprêté.

Hola, mi princesa ! Tu es magni...

Son visage radieux se décompose lorsqu'il nous découvre, Sara et moi.

— Oh. Je ne savais pas que tu ramenais des amies...

— Eh oui, surprise ! Je te présente Sara et Ana. Sara et Ana, voici Rolando, claironne Juli avant d'esquiver l'hôte pour passer la porte. Bon, où est la bière ?

— Euh, attends, Juli... rétorque-t-il en étendant le bras pour tenter de la retenir.

Mon amie poursuit sa route sans se retourner et un silence gênant s'ensuit. La décoration que je découvre en m'avançant dans le salon me laisse pantoise : à la lueur tamisée des lampes, les contours d'une table basse se dessinent, surmontée de deux couverts, d'un bouquet de roses rouges et d'une bouteille de vin.

Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre que notre mission est en train de tomber à l'eau mais Juli, elle, semble dans le déni total.

— Rola... Où est la fête ? répète-t-elle en croisant les bras.

— Euh... ici.

Rolando s'empresse de barricader la table. Quand Juli le défie d'un regard perçant, il tente :

— Les lumières, c'est pour donner une petite ambiance décontractée, tu vois ?

— Une ambiance décontractée ? ricane mon amie. On se croirait dans un bar de strip-tease ! Et pour une fête, il faut des invités ! Où sont les invités ?

Les secondes de silence qui suivent sa question s'éternisent.

— Personne ne va venir, c'est ça ? cède-t-elle enfin.

Eche ! C'est bon, t'as gagné : non, personne ne vient, marmonne Rolando en serrant les dents. Qu'est-ce qui t'a pris de ramener des amies sans prévenir ?

— Non mais je rêve ? Il m'a pris que tu étais censé organiser une fête ! La prochaine fois, peut-être que tu t'éviteras ce désagrément en me disant la vérité, au lieu d'essayer de me tendre un piège ! Carajo, Rola, c'est toujours pareil avec toi !

Juli quitte la maison d'un pas décidé, nous laissant plantées devant le prof de boxe qui esquisse quelques pas vers nous.

— Euh, ce n'est pas contre vous, hein, glisse-t-il dans un sourire charmeur. Pour être sincère, je suis honoré de faire votre connaissance et de vous recevoir chez moi ! Vous n'êtes pas obligées de partir, hein, si vous voulez rester, vous êtes les bienve...

Sa proposition est vite interrompue par la voix tonitruante de Juli :

Ave Maria, jamais tu ne t'arrêtes, toi ? Venez les filles, on se tire !

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