5. Gabriel et morenita

[Image : vue nocturne d'une partie plus moderne de la baie de Cartagena de Indias. Crédits : Norma Gomez]


— Bonsoir, Ana, j'ai récupéré ta lessive propre.

En détachant mes yeux de mon livre, j'aperçois une tête familière qui me fixe à travers l'entrebâillement de la porte.

— Oh ! Merci, Elvira.

L'assistante pousse la porte pour faire glisser la corbeille à linge sur le sol de ma chambre. Voyant qu'elle ne semble pas vouloir partir, je me racle la gorge. Elvira finit par lâcher d'un air entendu :

— J'espère que tu n'as pas oublié ton rendez-vous de ce soir avec ton arrocito en bajo.

Sa remarque me fait lever les yeux au ciel, et je commence à me demander si ma collègue n'a pas expressément séquestré mon linge afin de s'assurer son feuilleton du soir.

— Oh, c'est vrai, heureusement que tu es là pour me le rappeler, lui retourné-je d'un air candide.

Elvira, que je soupçonne de ne pas avoir saisi le second degré de mes propos, m'offre un sourire satisfait, avant d'étudier les murs de ma chambre d'un air interloqué.

— Où est passé ton cadre de la Virgen de la Candelaria ?

Sa question me rappelle l'objet qui, suite à sa terrible chute, est encore enroulé dans mon plaid.

— Le cadre ? répété-je, mon cerveau tournant à toute vitesse en quête d'une excuse.

Toujours immobile dans l'encadrement de la porte, Elvira hoche la tête.

— Je l'ai prêté... À une amie, inventé-je.

Je suis persuadée d'avoir trouvé l'excuse idéale, mais la décomposition du visage de l'assistante me fait douter.

Ave María de Jesús, murmure-t-elle en se signant. Tu as prêté la Virgen de la Candelaria à une amie ?

— On lui a volé la sienne, et elle en avait besoin... C'est très important pour elle, elle n'arrive pas à dormir sans.

— Ah bon ?

— Je t'assure, elle fait des cauchemars horribles... Je ne pouvais pas la laisser comme ça ! Mais elle me la rendra vite, dès qu'elle s'en sera procuré une autre.

— Pauvre petite, c'est gentil de ta part. Je ne savais pas que tu t'étais déjà fait des amies ! Comment s'appelle-t-elle ?

Rassurée par l'air peiné d'Elvira, je réponds du tac au tac :

— Juliana, elle habite en face.

— Ah oui, Juli ? Je ne la savais pas si croyante.

Je prends note de mettre mon amie dans la confidence. Elvira, quant à elle, retrouve un air léger.

Bueno pues, je ne te dérange pas plus longtemps, je ne voudrais pas que ton arrocito en bajo attende par ma faute... chantonne-t-elle dans un clin d'œil complice. Passe une bonne soirée.

Je n'ai pas le temps de répondre que l'assistante referme déjà ma porte en fredonnant ce que je devine être une chanson d'amour. En voilà une qui sera à sa fenêtre à minuit tapante !

Une fois tranquille, je consulte ma montre. Il me reste trois minutes avant de descendre, pile le temps de changer mon cadre ! Sans attendre, je le libère de mon plaid et défais les attaches à l'arrière. La manœuvre n'est pas simple, on voit que le mécanisme est vieux et que les pièces sont rouillées. Quand je parviens enfin à l'ouvrir, le cadre tombe sur mon lit et je me retrouve avec le fond entre les mains. D'entre ces deux couches s'échappe la fameuse image de la Virgen de la Candelaria... Suivie d'une enveloppe.

Intriguée, je la ramasse. Le papier est jauni et ses coins sont cornés. En l'ouvrant, je découvre plusieurs billets de 20 000 pesos. Cinq, pour être précise. Mais ce n'est pas tout, il y a aussi un feuillet plié en deux. Sans attendre, je l'extrais et le déplie. Les lettres manuscrites sont tracées à l'encre dans une cursive appliquée.

« Chère María-Carolina,

Tu sais comme nous que l'affaire que nous menons n'est pas sans risques. Pour cette raison, s'il venait à nous arriver quelque chose, nous aimerions que tu donnes cette enveloppe à Patricia Molina. L'argent lui permettra de se rendre avec les enfants à Uchechehuasu, où nous avons laissé le reste de nos économies.

Les aléas de la vie nous ont fait comprendre qu'il n'y avait pas beaucoup de personnes en lesquelles nous pouvions avoir confiance, alors nous te remercions d'être l'une d'entre elles. De ton côté, sache que tu peux compter sur nous quoi qu'il advienne.

Amicalement,

— RJ et NR. »

Ma lecture me laisse fascinée. Ça alors ! J'ai l'impression d'avoir mis la main sur un trésor perdu. La tête pleine de questions, je me laisse tomber sur mon lit et examine l'enveloppe. De quand date cette lettre et comment est-elle arrivée ici ? Qui sont RJ et NR ? Que craignaient-ils ? Le fait que la destinataire s'appelle María, comme ma mère biologique, ne manque pas d'attirer mon attention. Je sais que ce nom est des plus répandus ici, mais je ne peux pas m'empêcher de trouver cette coïncidence intrigante.

Le temps passe et je suis ramenée au moment présent par le vrombissement sonore d'un moteur. Alarmée, je regarde ma montre. Minuit vingt ? Oh, merde !

Manquant de tomber de mon lit, je me précipite vers ma fenêtre pour me pencher par-dessus la rambarde. Le soulagement que je ressens en découvrant la silhouette adossée contre une moto en contrebas est vite remplacé par de la nervosité. Je voudrais signaler à celui qui m'attend que je suis là mais, ne connaissant pas son prénom, j'abandonne l'idée et quitte la chambre.

En bas, les lumières de l'accueil sont éteintes. Heureusement, il n'y a pas de permanence de nuit. Je me serais mal vue faire un rapport à Carlos au sujet de ce mystérieux inconnu en moto qui m'attend seulement quelques jours après mon arrivée ici. Savoir qu'Elvira est probablement collée à sa fenêtre en train de nous épier est déjà suffisamment embarrassant.

En introduisant ma clé dans la serrure de la porte d'entrée, je remarque un post-it collé sur la poignée. « Bon rencard, petite chanceuse ! », dit-il. Mortifiée, j'arrache le papier et le froisse dans ma main en tentant d'oublier ce que je viens de lire.

Au moment où je pousse la porte, la silhouette se retourne. Le musicien est vêtu d'un bermuda en jean et d'un simple t-shirt gris qui ressort sur sa peau mate. En m'approchant, je distingue les contours de sa mâchoire carrée empreinte de l'ombre d'une barbe de trois jours. Son regard est souligné par des sourcils noirs dont l'un est interrompu par une balafre traversant son front jusqu'à l'arcade. Ses cheveux lisses sont ébouriffés, certainement dû au casque qu'il porte à la main.

Vea pues, morenita ! me salue-t-il en relevant le menton. J'ai cru que tu ne viendrais jamais.

— Je pensais que les caribéens étaient toujours en retard.

Ma remarque dessine un sourire espiègle sur son visage.

— Je ne peux pas nier notre réputation mais, en tant que cartagenero ponctuel, je t'assure que ce n'est pas le cas de tous, se défend-il.

— Je suis désolée, cédé-je en me plantant devant lui. Tu aurais dû crier, me faire signe...

— J'y ai pensé, mais je n'avais pas envie de m'attirer de nouveau les foudres de Señora Caterina ou, pire, un seau d'eau de Juliana.

Amusée, je hausse les épaules, avant de lancer :

— Tu es toujours partant pour une balade, alors ?

— Je ne serais pas ici si ce n'était pas le cas. Est-ce que tu es déjà montée en moto ?

Mes yeux glissent de lui au deux-roues noir sur lequel il est adossé.

— Oui.

Non, c'est faux, mais je n'ai pas envie de passer pour une cruche.

— Dans ce cas, tiens. Quand tu seras prête, tu pourras t'assoir derrière et te tenir à moi ou à l'arrière de la moto, comme tu préfères.

Le musicien ouvre ce que je devine être son coffre et me tend un casque rouge, avant de prendre place sur le siège. Je m'y installe sans difficultés et m'agrippe à une barre en métal sous le siège.

— C'est bon pour toi, morenita ?

À l'obtention de mon feu vert, le conducteur démarre dans une joyeuse pétarade. S'il ne voulait pas s'attirer les foudres des voisins, je pense que c'est raté.

Les mains crispées au siège, je tente de calmer mes appréhensions. Quelle idée d'embarquer à bord de la moto d'un gars dont je ne connais même pas le prénom ? L'Ana parisienne n'aurait jamais fait une chose pareille. J'ai beau n'être là que depuis quelques jours, j'ai déjà la sensation d'incarner une autre version de moi-même, plus spontanée et audacieuse.

En filant à travers la vieille ville, j'observe les rues qui, la nuit, sont teintées d'une effervescence nouvelle. La vie fourmille de partout, les lumières dansent avec les éclats de rire et les battements sourds rythmant les bars et les clubs. Nous croisons beaucoup d'autres motos avec deux, trois ou même quatre personnes dessus, ce qui ne manque pas de me surprendre.

Après quelques minutes de dédale, nous quittons l'enceinte fortifiée et débouchons sur une avenue longeant le bord de mer. L'air chaud et humide s'engouffre sous mon casque et fait virevolter mes cheveux. À ma droite, la mer se fond dans la pénombre de la nuit tandis qu'à l'avant, le bitume se déroule sur des kilomètres. Au-dessus de nous, la voûte céleste est parsemée d'étoiles scintillantes et j'aperçois même la lune qui, cette nuit, est pleine.

Nous longeons l'avenue sur un bon kilomètre, avant que je ne sente la moto ralentir. Le conducteur bifurque alors pour stationner près d'une jetée.

Listo ! On est arrivés, morenita, annonce-t-il d'un air léger.

— Arrivés où ?

— À l'un de mes endroits préférés de la ville.

Nous descendons de la moto et retirons nos casques pour nous avancer le long du ponton. Au loin, je devine une baie hérissée de gratte-ciel À mesure que mes yeux s'habituent à la pénombre, je commence à mieux distinguer la côte dessinée par les lumières.

— C'est marrant, commenté-je.

— Pourquoi ça ?

— Eh bien, j'aurai connu ton endroit préféré avant même de connaître ton prénom.

Mon interlocuteur me sonde d'un regard pénétrant avant d'esquisser un sourire.

— OK, je te propose quelque chose. Quel nom tu me donnerais ?

Je tente de me remémorer la nuit de la serenata. Il me semble que ses amis s'adressaient à lui comme « Tico » mais, j'ai beau réfléchir, ce surnom ne m'évoque rien.

— Euh... Gabriel ?

— Intéressant.

Je ne parviens pas à déchiffrer son air énigmatique.

— Et toi, quel nom tu me donnerais ?

Ses yeux noirs continuent de me fixer en silence.

Jesusita ?

— Qu'est-ce que c'est que ça ?

Ma question dessine un sourire malicieux sur son visage.

— C'est comme ça qu'on appelle les commères.

— Hé, je ne suis pas une commère !

— Dit-elle alors que je l'ai surprise en train de guetter à sa fenêtre à deux heures du matin...

Bien décidée à ne pas me laisser faire, je me plante face à lui et soutiens son regard. C'est finalement Gabriel qui met fin à ce duel silencieux en capitulant :

— Bon, d'accord... Si tu refuses, je pourrais continuer à t'appeler morenita. Est-ce que ce surnom vous conviendrait davantage, mademoiselle ?

L'air pompeux qu'il prend en prononçant ce mot en français me fait sourire.

— Très bien, partons là-dessus. Enchantée, Gabriel.

Mucho gusto*, morenita.

En attrapant la poigne qu'il me tend, je remarque la longueur de ses doigts. De vraies mains de musicien.

— En tout cas, merci de m'avoir fait l'honneur de grimper sur ta moto, Gabriel. J'ai beaucoup apprécié cette balade.

— Au risque de briser tes illusions, c'est loin d'être un honneur. Si tu savais tous les gens qu'elle a transportés !

— Ah oui ? J'ai remarqué que certaines personnes ici avaient tendance à prendre leur moto pour un minibus. Laisse-moi deviner, tu fais partie de ces inconscients ?

Gabriel laisse échapper un petit sourire. Saisissant sa réponse implicite, je l'interroge :

— C'est quoi, ton record ?

— Il y avait cette soirée... lâche-t-il d'un air pensif, avant de se mettre à énumérer sur ses doigts. Je me suis retrouvé sur la moto avec ma mère... L'ami de ma cousine... Son petit garçon... Le facteur... Cinq canards... Barack Obama...

Mon regard intrigué se mue en perplexité au gré de ses énumérations. Comprenant qu'il se paie ma tête, j'arque un sourcil.

— Sacré périple !

— Je ne te le fais pas dire.

Mon air blasé fait rire Gabriel.

— Bon et, dis-moi, entonné-je d'un ton plus léger. Pourquoi est-ce que cette jetée est ton endroit préféré ?

— Je viens souvent m'assoir ici quand il fait sombre, répond-il en fixant l'horizon. J'aime la sensation que ça me donne, comme si je m'enfonçais dans l'inconnu, que je laissais tout derrière moi. Sans parler de la vue sur Bocagrande qui est, je trouve, vraiment belle la nuit...

Bocagrande ?

— C'est le nom du quartier aux gratte-ciel qu'on voit, là-bas. L'un des plus riches de la ville. On y trouve des hôtels de luxe, des casinos, les restaurants les plus raffinés... C'est aussi là-bas que sont les plus belles plages de sable, celles qu'on voit dans les guides touristiques. Cet endroit me fascine, c'est tellement différent du barrio où j'ai grandi... Je me suis toujours demandé ce que ça faisait d'y vivre, de baigner dans autant de luxe et de confort au quotidien.

— Oh, je ne suis pas certaine que la vie y soit réellement meilleure, objecté-je en haussant les épaules. On s'habitue vite au luxe et au confort quand il est à portée de main.

Dans la pénombre, je sens le regard curieux de Gabriel.

— Je te dis ça parce que j'ai grandi à Paris, précisé-je. Si je reconnais qu'il y a des avantages à vivre dans une ville aussi développée, ce n'est pas la solution à tout pour autant...

— Tu as grandi à Paris ? J'avais remarqué un accent, mais je ne m'attendais pas à ce que tu viennes de si loin. Où est-ce que tu as appris à parler espagnol comme ça ?

J'hésite à lui livrer la raison de ma venue, mais je sens qu'il est encore trop tôt, alors je choisis de rester évasive. Je ne connais pas suffisamment ce garçon pour savoir s'il est digne de confiance et je ne voudrais pas compromettre ma quête.

— J'ai commencé à apprendre l'espagnol très tôt. Cette langue m'a toujours fascinée.

— Je vois... Et, dis-moi, qu'est-ce que tu es venue chercher ici ?

Sa question me désarçonne par sa justesse. J'ai beau connaître ce garçon depuis peu, les contours de son tempérament commencent déjà à se dessiner, comme si cet échange nocturne nous aidait à déceler plus vite l'essence de l'autre. Ce Gabriel n'a pas l'air de parler pour meubler le silence, mais plutôt de peser chacun de ses mots pour ne laisser filtrer que les plus pertinents.

— C'est encore un peu tôt pour en parler. Mais qui sait, si on est amenés à se revoir, je pourrais te raconter tout ça au moment venu.

Nous passons encore une bonne heure assis sur cette jetée, à partager nos vécus respectifs. Je comprends vite que Gabriel est issu de quartiers plus modestes et, comme chaque fois que je me retrouve face à un authentique cartagenero, j'écoute avec attention. Au-delà d'une simple curiosité naturelle, ce type d'information m'est essentiel pour m'intégrer.

Quand l'accordéoniste me dépose de nouveau devant Color Caribe, il est déjà plus de trois heures du matin. Heureusement que je suis de repos demain...

— Tu travailles ici, donc ?

La question de Gabriel perce le calme de la rue. Je hoche la tête en retirant mon casque.

— Avec Carlos, du coup ? renchérit-il.

— Oui, pourquoi ? Tu le connais ?

— Plus ou moins.

Surprise par cet intérêt soudain pour mon lieu de travail et mon patron, je me tourne vers Gabriel, dont le regard me paraît toujours aussi indéchiffrable. Je m'apprête à le questionner davantage sur le sujet, quand il reprend :

— Il commence à se faire tard... Je pourrais discuter encore des heures mais il va falloir que je file, sinon, je n'arriverai jamais à travailler demain matin.

Déçue de ne pas pouvoir lui poser les nombreuses questions qui me sont venues, j'abdique :

— Oh, oui, bien-sûr. Pas de soucis, je comprends.

— C'était un plaisir d'apprendre à te connaître. Je ne manquerai pas de te faire signe si je passe de nouveau par là. Mais d'ici là, bonne intégration, morenita !

Je le remercie en souriant et, avant même que j'aie le temps de réfléchir à quoi dire d'autre, je le vois démarrer sa moto pour disparaître dans l'obscurité de la nuit.

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