4. Quête et rencontres improbables

[image : Je vous présente les Palenqueras de Cartagena - explication à venir dans le texte ! Source : commons.wikimedia]


— Les cintres sont bien rangés à droite, les deux sets de serviettes propres sont sur le lit... Parfait, la dernière chambre est prête pour demain !

Elvira tire les rideaux d'un geste triomphant tandis que je termine d'astiquer le miroir de la salle de bain. L'après-midi vient de commencer et nous avons déjà servi et débarrassé tous les petits déjeuners, lancé et étendu au moins cinq lessives et nettoyé des chambres à n'en plus compter.

Déjà épuisée à l'idée de ma prochaine tâche, je lâche d'une voix faiblarde :

— Qu'est-ce qu'on doit faire, maintenant ?

Ma question me vaut un sourire.

— Pour toi, te reposer. Quand tu fais l'ouverture et le petit déjeuner, tu termines à quinze heures.

Surprise, je hausse les sourcils. Je n'ai pas l'habitude de terminer mes journées si tôt, mais au vu de l'état de mes jambes et de mon dos, je ne vais pas m'en plaindre. D'autant plus que j'ai un cadre à aller chercher pour recoller les morceaux avec la Vierge de ma chambre...

Après un petit détour par ma chambre pour me changer, je ressors de l'hôtel armée d'un petit sac où je glisse mon téléphone et des pesos colombiens. Le soleil cuisant a invité les habitants à se retrancher dans la fraîcheur de leurs maisons, laissant la ville aux quelques insouciants qui, comme moi, décident de s'y aventurer sous cette chaleur étouffante. Quand je pense que j'ai quitté Paris sous la grisaille et le froid ! Ici, j'ai bien du mal à réaliser que nous sommes en octobre. Il faut dire qu'à cette latitude, les températures avoisinent constamment les trente degrés, et le ressenti est exacerbé par l'humidité de l'air ambiant.

En rasant les façades en quête du peu d'ombre disponible, j'observe chaque détail. C'est étrange, de devoir se réapproprier la terre qui vous a vu naître. Si j'ai un jour connu ces rues, il ne m'en reste aucun souvenir.

Les personnes que je croise sont toutes très différentes. Il y a des gens de peau noire, mate, blanche, des yeux ronds ou bridés, des nez fins ou évasés. Dans le lot, je devine des touristes, mais aussi beaucoup de locaux. Je me souviens alors de ce que m'ont expliqué mes parents : Cartagena, de par son histoire, est une terre de métissage. Ces mélanges de populations remontent à la colonisation, quand les européens ont découvert les terres d'Amérique latine et se sont mêlés aux indigènes, puis aux esclaves noirs d'Afrique.

Contrairement à Paris, je croise beaucoup de visages qui ressemblent au mien. Dire que l'un d'eux pourrait être ma mère biologique... J'ai beau ne pas savoir à quoi elle ressemble, l'image que je m'en fais rôde comme un spectre invisible me guettant à chaque coin de rue. Dans chaque contour de nez adouci, chaque sourire aux pommettes aplanies, chaque paire d'yeux en amande, je crois la découvrir et mon cœur fait un bond.

Je n'ai jamais rien eu d'elle, pas même une photo, et je crois que c'est le plus difficile. Si seulement je pouvais la voir, remplir cette case vierge dans mon esprit, je sais que je pourrais classer cette affaire et passer à autre chose.

Señorita, tu as l'air pensive ! Des fruits frais, ça te dit ?

En dépit de son fort accent, je parviens à saisir le sens des mots du marchand de rue qui me tend un morceau de mangue en souriant.

— Pourquoi pas, merci !

Déjà assoiffée par cette courte marche, j'attrape la pique de bois et croque le fruit juteux. L'explosion de saveurs qu'il déclenche sur mon palais est telle que je me sens presque révoltée. Comment a-t-on pu me mentir toute ma vie en me laissant manger des soi-disant mangues, qui n'étaient rien de plus qu'une copie insipide de ce que je découvre à présent ?

— Pas mal, hein ? me demande le vendeur dont l'immense sourire ressort sur sa peau noire.

— C'est excellent ! Est-ce que vous avez d'autres fruits ?

— Oh, tutoie-moi, je ne suis pas si vieux... Si tu as aimé la mangue sucrée, laisse-moi te faire goûter la mangue acide. On la cueille avant qu'elle n'arrive à maturité pour la manger avec un peu de citron et de piment.

J'étudie sa préparation minutieuse, avant de déguster le fruit qu'il me tend. Les saveurs acides sont relevées dans un résultat aussi intriguant que délicieux. Séduite, je le remercie et lui en achète une portion.

— C'est marrant, d'où est-ce que tu viens ? demande-t-il en me tendant un gobelet rempli. Tu ressembles à une cartagenera, mais tu as l'accent d'une gringa* !

— Je suis née en Colombie, mais j'ai grandi en France, expliqué-je en souriant. J'ai décidé de passer un temps ici pour découvrir la ville.

— Ah, super ! J'aime beaucu le France.

Prenant sur moi pour ne pas rire à son maladroit « beaucu », je hoche la tête. Puis, en me remémorant l'objectif de ma promenade, je lui demande conseil :

— Est-ce que vous... Est-ce que tu sais où je pourrais trouver un cadre ?

— Un cadre, pour mettre une photo ? Hum, tu peux essayer de te rendre au bazar de Doña Lola. À chaque fois que je cherche quelque chose et que je ne sais pas trop où aller, je vais chez elle. On trouve de tout, dans sa boutique !

En décelant mon air perdu, le vendeur interpelle une passante :

— Hey, nena ! Pourrais-tu indiquer à cette jeune femme où se trouve le bazar de Doña Lola ?

L'interpellée se retourne dans un jeté de cheveux majestueux. Quand je vous disais que certains locaux possèdent des traits européens, c'est à des personnes comme elle que je pensais. Ses iris couleur miel pétillent d'une lueur malicieuse, son nez en trompette est parsemé de taches de rousseur et ses lèvres pulpeuses sont rehaussées par un rouge à lèvres carmin. En plus de sa beauté naturelle, ça se voit qu'elle prend soin d'elle : sa chevelure châtain chute sur ses reins dans de beaux reflets roux et son sourire révèle des dents d'une blancheur éclatante.

— Bien sûr ! répond la jeune femme. J'ai rendez-vous au salon de coiffure et c'est sur ma route. Tu es nouvelle ?

L'entendre parler me donne une drôle d'impression de déjà vu, ce qui paraît assez improbable étant donné qu'à part Elvira et ce bon vieux Carlos, je ne connais personne ici.

— Oui, je suis arrivée hier, acquiescé-je.

— Super, bienvenue alors ! Je m'appelle Juliana, mais tu peux m'appeler Juli.

— Juliana ? répété-je. Attends, c'est toi la Juli de la serenata de cette nuit ?

Le visage de ma nouvelle guide se décompose.

— Comment tu sais ça ?

— On est voisines. Je vis et travaille à l'hôtel Color Caribe.

Juli éclate d'un rire spontané qui plisse ses yeux vifs. Entraînée par l'énergie qu'elle dégage, je souris à mon tour. Cette fille, je l'aime déjà : au-delà de la scène du seau d'eau qui se suffit déjà à elle-même, on sent qu'elle a du caractère.

Ay no, je suis désolée que tu aies eu à subir ça pour ta première nuit ici ! C'est la honte, je te jure ! L'espace d'un instant, j'ai cru que la nouvelle avait déjà fait le tour de la ville...

— Non, je te rassure, seule notre rue a assisté au concert. D'où est-ce que tu connais celui qui est venu chanter à ta fenêtre ?

— Rolando ? Il est prof dans la salle de boxe où je vais. Il est sympa, mais un peu lourd sur les bords... Ça fait des mois qu'il enchaîne les déclarations à l'eau de rose, et j'ai beau lui dire que je ne suis pas intéressée, rien ne l'arrête. Ce gars est plutôt tenace dans son genre... Je ne sais pas si je trouve ça drôle ou exaspérant.

J'acquiesce, amusée mais déçue qu'elle ne mentionne pas les musiciens qui l'accompagnaient. Je n'aurais pas été contre un peu d'informations sur ce mystérieux accordéoniste que je suis censée retrouver lundi soir.

— Bon, trêve de bavardages... reprend Juli. On y va, à ce bazar ?

Emballée à l'idée d'enfin mettre la main sur l'objet de mes convoitises, je la suis à travers les petites rues. Les rez-de-chaussée sont ponctués de commerces : des restaurants, des ateliers d'artisanat, des boutiques de vêtements, des magasins de réparation de toutes sortes. Ici, on répare vos chaussures comme vos appareils électroniques – « jusqu'aux cas les plus désespérés » promet une pancarte, avec photo d'un téléphone littéralement écrabouillé à l'appui.

Sur notre chemin, nous croisons plusieurs femmes vêtues de robes à volants aux couleurs de la Colombie, portant sur leurs têtes des paniers remplis de fruits et de sucreries. Ma guide me les présente comme les palenqueras, des figures iconiques de la ville dont le travail est de déambuler à travers le cœur historique dans cet habit traditionnel.

Au final, je passe une demi-heure à traverser trois rues avec Juli, qui s'arrête tous les dix mètres pour me faire part d'une anecdote ou d'une tradition particulière. Je n'en reviens pas du dévouement de cette fille, qui prend sur son temps pour me partager ces choses sans même me connaître. Ma conversation nocturne avec l'accordéoniste n'était peut-être, en fin de compte, pas si improbable... Entre Juli et le vendeur de fruits, ce genre de dialogue spontané semble être monnaie courante chez les habitants !

— Dis, Juli. C'est gentil de prendre ce temps, mais... Tu n'avais pas rendez-vous au salon de coiffure ?

— Oh, ne t'en fais pas ! Sur la côte caribéenne, on a une notion du temps assez... flexible.

— C'est-à-dire ? Vous êtes tout le temps à la bourre ?

— Je dirais plutôt qu'on se laisse la possibilité de cueillir les imprévus qui s'offrent à nous. Ça peut être un vieil ami qu'on croise, un beau paysage... Ou une nouvelle arrivante à accueillir comme il se doit !

Le clin d'œil de Juli me fait sourire, et apaise aussitôt la retardataire maladive que je suis. Après toutes ces années d'incompréhensions de mes proches, j'ai enfin compris la raison de ma sempiternelle course contre la montre : je suis caribéenne dans l'âme !

— Hé, Juli !

Une fille qui semble avoir mon âge nous fait signe quelques mètres plus loin. Son visage en forme de cœur est cerné par de longues tresses africaines, et ses habits colorés ressortent sur sa peau couleur chocolat.

— Salut, Sarita, lui retourne mon amie. Je crois bien que j'ai rencontré ta nouvelle collègue avant toi !

Interpellée par sa dernière remarque, je relève les yeux et réalise que nous sommes de nouveau dans ma rue, la calle de Tumbamuertos. À croire que notre virée au bazar a un peu dévié.

— Oh, alors c'est toi qui viens de France ? m'interroge ladite Sara.

— Oui, enchantée, je m'appelle Ana.

— Bienvenue en Colombie et dans l'équipe de Color Caribe, Ana.

Je souris à ma nouvelle collègue. Le soleil désormais bas ayant déposé une ombre salutaire sur la rue, plusieurs personnes sont sorties de chez elles. Nous nous approchons d'un petit groupe qui s'est formé au pied d'une des maisons.

— Comment vous vous êtes rencontrées ? s'enquiert Sara.

— Oh, j'étais avec un vendeur de fruits qui... C'est une longue histoire, évasé-je.

— Le monde est vraiment petit, ici, se réjouit ma collègue, avant de pointer une assiette. Señora Caterina a préparé des carimañolas, vous en voulez ?

Ce nom me fait tirer la sonnette d'alarme. Señora Caterina, c'est bien celle qui nous a hurlé dessus cette nuit ? Pourrait-elle me reconnaître et me bannir de cette petite fête entre voisins ?

Uf, avec plaisir, lui répond aussitôt Juli.

Lorsqu'elle croque dans une petite bouchée et qu'une délicieuse odeur d'épices grillées s'en dégage, je scrute les alentours. Ma foi, pas de voisine aigrie en vue...

— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je en examinant le mets d'un air curieux.

— Une recette typique de la côte caribéenne, m'explique Sara. Des bouchées frites à base de manioc et remplies de viande hachée, de poulet ou de fromage.

Alléchée, je mords sans plus attendre. L'extérieur croustillant révèle un intérieur fondant qui marie le manioc parfumé et le fromage fondant à la perfection. Je n'aurais pas pensé dire ça si vite, mais... Merci, Señora Caterina.

— Et vous, d'où est-ce que vous vous connaissez ? demandé-je à mes deux voisines.

— Oh, dans le quartier, tout le monde se connaît, m'explique Sara. Ça nous arrive souvent de se croiser dans la rue et de discuter, de partager de la musique ou de la nourriture.

J'acquiesce en souriant. J'aime l'état d'esprit des gens d'ici, toujours prêts à vivre les surprises du moment. Comme cette fameuse balade, qui n'aura finalement abouti ni au salon de coiffure, ni au bazar de Doña Lola. Quand je le mentionne à ma guide en riant, cette dernière se répand en excuses et s'éclipse chez elle. Cinq minutes plus tard, elle en ressort avec un cadre flambant neuf correspondant à vue d'œil aux dimensions que je cherchais.

— Mais non, Juli, ne t'en fais pas ! protesté-je. Je pourrais très bien aller au bazar demain, ce n'est pas urgent.

— Et pourquoi si ce cadre s'ennuie chez moi, à prendre la poussière ? Prend-le, il te sera plus utile qu'à moi. Tu ne vas pas refuser un cadeau, quand même, Ana ?

À la fois amusée par son air outragé et touchée par son geste, j'accepte en la remerciant et adosse le cadre contre la façade. Autour de nous, les trottoirs se remplissent. De nombreux voisins ont sorti leur chaise ou se sont assis sur le pas de leur porte pour discuter. L'espace d'un instant, on pourrait presque oublier qu'il s'agit d'une simple rue.

Afin de relancer la conversation, je demande à ma guide et nouvelle amie ce qu'elle fait dans la vie. Elle m'explique alors qu'elle étudie le droit à l'Université de Cartagena.

— Et toi ? me retourne-t-elle d'un air curieux. J'ai remarqué que tu avais un petit accent. D'où est-ce que tu viens ?

Aux côtés de Juli, Sara m'observe avec autant d'attention. Après un court temps de réflexion, je finis par céder, encouragée par l'authenticité de ces deux filles.

— Si je vous confie quelque chose, vous me promettez de n'en parler à personne ?

Voyant que Juli et Sara acquiescent d'un air sérieux, je jette un regard autour de nous, comme pour m'assurer que personne ne m'entende. Au vu de l'appétence pour les ragots de certaines personnes, je ne donne pas cher de ma peau si la vraie raison de ma venue ici s'ébruite.

— En réalité, je suis née ici, mais j'ai été adoptée par une famille française quand j'étais bébé. Le truc, c'est que je n'ai jamais rien su de ma mère biologique... Alors, si je suis venue, c'est pour la retrouver.

Juli écarquille les yeux d'un air ébahi.

— Waouh... On dirait un film !

— Je sais, c'est peu commun, comme histoire. Mais j'insiste, je ne veux vraiment pas que ça s'ébruite, ça pourrait compromettre mon intégration ici. Alors je compte sur vous... Et surtout sur toi, Sara. Carlos et Elvira ne doivent rien en savoir, d'accord ?

Si une part de moi était encore craintive, le regard sérieux de l'afro-caribéenne me rassure.

— Ne t'en fais pas, je ne dirais rien, m'affirme-t-elle. Et même pour t'aider dans tes recherches, tu peux compter sur moi.

— Pareil pour moi, renchérit Juli. D'ailleurs, j'ai déjà une idée...

— Vraiment ? m'étonné-je. Laquelle ?

— J'ai un vieil ami qui travaille pour une station locale, La voz del Caribe. Je ne sais pas si ça se fait encore en France mais, ici, beaucoup de gens n'ont pas de télé et sont collés à leur poste de radio. Alors, si tu veux, on pourrait tenter de diffuser un appel à témoins...

Sa proposition me laisse sceptique. Je suis tout de même censée rester anonyme...

— Un appel à témoins ? C'est-à-dire ?

— Tu n'aurais pas à donner ton nom et encore moins ton visage, me rassure Juli. C'est l'avantage de passer par la radio : ils ont un service d'annonces qu'ils diffusent à des moments clé de la journée. L'idée, ce serait de résumer ce qu'on sait sur ta mère en quelques phrases, et tout auditeur qui y reconnaîtrait le portrait d'une personne qu'il connaît n'aurait qu'à s'adresser à la station de radio. Ce serait l'occasion de faire circuler la nouvelle. Ici, les choses passent beaucoup par le bouche à oreille.

Je pèse le pour et le contre. Son offre semble de plus en plus intéressante et je réalise la chance que j'ai d'avoir une alliée comme elle. On ne se connaît que depuis quelques heures et la voilà déjà prête à jouer de ses contacts pour m'aider !

— Eh bien, dans ce cas, allons-y ! Quand est-ce qu'on pourrait faire ça ?

— Je ne sais pas encore, il faut que j'en parle avec mon ami. Je te tiens au courant dès que j'ai du nouveau.

— Eh bien, je ne sais pas quoi dire, Juli... Merci, c'est un énorme service que tu me rends.

— Ce que tu pourrais faire pour me remercier... répète mon amie d'un air concentré. Hum, m'aider à chasser Rolando en lui lançant de la soupe périmée s'il décide de réitérer l'épisode de la serenata nocturne, ça te dit ?

Je considère sa proposition l'espace d'une fraction de seconde, avant que les éclats de rires de Sara et Juli ne mettent fin à mes doutes.

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