38. Douze raisins, dix amis et une lettre (1/2)

— Est-ce que quelqu'un a vu le paquet de lentilles que j'ai acheté ce matin ?

Cette question, lancée par Elvira avec une ferveur certaine, lâche un silence sur le patio de l'hôtel.

Autour de moi, les convives secouent la tête. En cette soirée de nochevieja, comme on désigne ici le nouvel an, nous sommes onze à être rassemblés : de notre petit groupe d'amis, Sara, Juli, Rafael-Santos, Iván, Rolando et Sebastián sont présents. María-Carolina, désormais installée à Color Caribe, est également de la partie. Et, pour couronner le tout, nous accueillons un invité pour le moins... inattendu. Juancho, de la fameuse Juancho Super-tienda.

Pour l'anecdote, Juli les aurait pris la main dans le sac avec Elvira alors qu'ils se voyaient en douce depuis plusieurs semaines. Quand mon amie a demandé à l'assistante pourquoi elle avait gardé secrète une relation contre laquelle rien ni personne ne se serait opposé, cette dernière a rétorqué qu'elle aussi avait envie de vivre son histoire secrète à la Roméo et Juliette. Puis, acceptant que le temps des amours clandestines était résolument mort, elle avait décidé de convier son nouvel ami à la fête.

— Ne t'en fais pas, amorcito, on va finir par les retrouver...

Juancho s'approche d'Elvira pour l'enlacer mais, hélas pour lui, sa dulcinée ne semble pas très réceptive.

— Mais enfin, où est-ce qu'elles sont passées ? Elles n'ont quand même pas pu s'envoler !

Ne comprenant pas que l'on puisse accorder tant d'importance à un simple sac de légumineuses, je hausse les épaules. À l'autre bout de la pièce, le fruit de nos efforts me fait de l'œil. Un buffet regorgeant de buñuelos et de tamales, chaussons cuits à la vapeur dans une feuille de bananier.

— Ana ? Ana !

Tirée en sursaut de ma contemplation béate, je sursaute.

— Hein, quoi ?

— Je viens de te dire que les lentilles étaient juste à côté de toi. Je vous jure, vous ne m'aidez pas, ici ! L'horloge tourne et il faut que j'aie le temps de faire mes vœux avant minuit !

Tentée de protester, je me ravise face à l'air autoritaire d'Elvira et m'empresse de lui tendre le paquet. En le réceptionnant, elle reprend l'énumération de sa to-do list :

— Le grand ménage pour donner la bienvenue aux changements positifs, fait. Des sous-vêtements jaunes pour attirer la richesse, fait. Il ne me manque plus qu'un petit tour autour du pâté de maisons avec ma valise et ce sera bon !

— Avec ta valise ? Tu as l'intention de partir ? l'interrogé-je.

— Justement, j'aimerais bien, et sortir avec sa valise le dernier jour de l'année augmente ses chances de voyager durant la suivante. Peut-être qu'on pourrait aller à Paris, la ville de l'amour, maintenant que je connais une française qui pourrait m'y héberger... Juancho, ça te dit ?

Sans prêter plus d'attention à moi qu'à son nouvel amoureux, Elvira commence à remplir ses poches de lentilles.

— Et ça, alors ? demandé-je en les pointant du doigt.

— Pour ne pas manquer de nourriture pendant l'année, rétorque Elvira du tac au tac. Je vous laisse, je reviens dans un quart d'heure. À moi la vie de bohème !

En la regardant disparaître dans la rue en empoignant sa valise, j'échange un regard complice avec ma mère biologique.

Bien qu'elle soit installée avec nous depuis plusieurs jours, j'ai encore du mal à caractériser notre relation. D'un côté, nous sommes encore en train de nous apprivoiser et, de l'autre, j'ai l'impression de la connaître depuis toujours : un peu comme si j'avais retrouvé une vieille amie après des années sans se voir. Cependant, une chose est sûre : je ne me suis jamais sentie aussi apaisée. Maintenant que je sais exactement d'où je viens, les aléas de la vie ont bien moins de pouvoir sur moi. Et bien que je ne sois pas encore fixée sur mon avenir, je sais que tout ira bien : même si je quitte Cartagena, ce lien avec ma mère biologique perdurera. Et, dans le fond, c'est tout ce qui m'importe.

— Et toi alors, tu n'as pas de vœux à faire pour la nouvelle année ? adressé-je à María.

— Moi ? répète-t-elle dans un sourire. Je ne vois pas ce que le ciel pourrait m'offrir de plus. J'ai déjà tout ce dont je peux rêver.

Mon cœur se remplit d'émotion en sentant sa main presser la mienne. Le regard qu'elle pose sur moi me donne l'impression d'être la plus belle chose qui lui soit arrivée et, surtout, la fille la plus chanceuse de tout l'univers. Comme si ce n'était pas suffisant d'avoir une mère exceptionnelle, voilà que j'en ai désormais deux...

— Bon, en attendant le retour d'Elvira, je vous propose d'inaugurer ce splendide buffet ?

Les yeux encore humides, je me tourne vers Rolando, qui arbore son habituel sourire charmeur.

— Ben vas-y, fais comme chez toi ! lui assène Juli en plissant les yeux.

— Quoi ? J'ai fait que dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas...

Mon amie secoue la tête en poussant un soupir théâtral. Si j'étais sceptique quant aux pronostics de Sara il y a quelques jours, mes doutes sont révolus : aussi fou que cela puisse paraître, mon amie semble s'être prise à ce petit jeu de taquinerie. Le sourire qu'elle affiche désormais en présence de Rolando ne ment pas.

Finalement, il ne faut pas plus de quelques secondes que les convives ne craquent et commencent à piocher dans le buffet. Je me dirige vers le grand saladier de Coco Loco, cocktail à base de lait de coco, de rhum et de tequila, quand Rafael me rejoint.

— C'est fou de voir tout ce monde réuni ce soir, pas vrai ?

— C'est clair, acquiescé-je en plongeant la louche dans le contenant pour remplir mon verre.

— Voir ta mère biologique de retour à Color Caribe... Je crois que ça me fait réaliser tout le chemin parcouru.

En croisant le regard pensif de Rafael, je dépose mon verre afin de l'inciter à poursuivre.

— On va partir quelques temps pour rendre visite à mes parents, avec Iván.

Lorsqu'il perçoit ma surprise, l'accordéoniste s'empresse d'ajouter :

— Avant que tu ne t'emballes, je préfère être direct : on ne s'est pas réconciliés, lui et moi. Je lui en veux encore trop pour ce qu'il a fait avec toi.

Je ne peux pas masquer ma déception. Moi qui pensais que notre conversation aurait pu aider à réparer les pots cassés entre les deux frères, je me sens un peu naïve.

— Ah bon ? Mais dans ce cas, pourquoi partir maintenant ?

— On a juste envie d'entendre la version de nos parents.

— Et le groupe, alors ? Tu penses toujours le quitter ?

— Je n'en sais rien, pour l'instant, je n'en ai parlé à personne d'autre que toi. Je vais profiter de ce voyage pour y réfléchir.

Je hoche la tête en m'efforçant de penser que s'il n'en a pas encore parlé aux autres, c'est que la balance penche plutôt en faveur du oui. J'espère avoir raison.

En croisant le regard affirmé de mon acolyte, je réalise tout le chemin que nous avons parcouru. Le fait qu'il soit capable de rendre visite à ses parents pour entendre leur version de l'histoire est déjà une immense victoire. Comme moi en affrontant mon passé, Rafael est aussi parvenu à surmonter ses propres démons. Nos histoires ont beau être différentes, au final, tout n'est qu'une question d'acceptation.

Tout serait parfait si je n'avais pas à vivre chaque jour avec cette blessure encore béante...

Alarmée par un picotement familier dans le coin de mes yeux, je m'excuse auprès de Rafael pour m'isoler vers un autre coin du buffet. Ces vagues de tristesses étant fréquentes, j'ai pris l'habitude de les repérer.

En me servant distraitement dans un plat chaud, je me remémore ces derniers jours de deuil. L'absence de corps de Carlos, qui avait choisi d'en faire don à la science, ne permettait pas des funérailles classiques, mais cela ne nous a pas empêché d'organiser une belle cérémonie d'au-revoir. Nous sommes restés en petit comité, mais il y a eu des prières, des discours, et beaucoup de larmes. La famille Maestre ne s'est pas beaucoup exprimée, mais la tristesse se lisait de loin sur le visage de la mère. J'ai beau ne pas porter ces personnes dans mon cœur au vu de ce qu'elles ont fait subir à Carlos de son vivant, la perte d'un enfant est un mal que je ne souhaite à aucun parent. Alors la perte de deux d'entre eux...

Pour tenter de distraire mon esprit, je hume les arômes épicés de mon assiette. Les lumières dansantes et les rires de mes proches ne tardent pas à me rappeler pourquoi que je suis là. Je ne peux pas rester dans mon coin, Carlos aurait voulu que je profite de la fête.

Je scrute la salle. Adossés contre l'une des arches du patio, Rola et Juli parlent à voix basse. À quelques mètres d'eux, Sara et Sebastián font tinter leurs verres en éclatant de rire. Elvira est assise sur le canapé de l'accueil, enlacée par un Juancho attendri. Près du buffet, Rafael discute avec María-Carolina. Je devine à son visage sérieux qu'il est en train de lui parler de son projet de voyage. Un peu plus loin, Iván se sert à boire en les observant à la dérobée.

— Onze heures cinquante-neuf et dix secondes !

Tirée de mon observation par la voix tonitruante de Rolando, je manque de sursauter.

Virgen Santísima, il manque les raisins ! s'exclame Elvira en bondissant du canapé.

La voir regarde s'élancer vers la cuisine comme si sa vie en dépendait m'arrache un sourire. Une poignée de secondes plus tard, elle revient avec un saladier rempli.

— Préparez vos douze vœux !

Des vœux ? Moi qui n'avais jusqu'ici que passivement suivi cette coutume, voilà que j'en comprends enfin l'intérêt. Dommage que la révélation arrive si près du décompte... Comprenant que je n'aurai pas le temps d'improviser mes douze souhaits dans le feu de l'action, je regarde mes amis et là, tout devient évident.

Ce décompte, je veux m'en servir pour les remercier.

— Attention... C'est parti, les amis !

Douze. Je détache un premier raisin et le croque. La sentence tombe vite : il y a des pépins. Beaucoup. Tant pis, on fera avec, même s'il faut tout recracher dans la poubelle à la fin.

Onze. Avec une seconde de décalage, je me recentre sur mon intention de départ. Mon regard se pose alors sur Elvira, commère et maman de substitution, qui aura somme toute su m'apporter le réconfort dont j'avais tant besoin durant mes premiers jours ici.

Dix. À ses côtés se tient Juancho, que je remercie en pensée pour nous avoir laissé investir sa véritable Super-tienda qui aura fini par devenir le QG improvisé de notre trio amical.

Neuf, huit. En pensant au trio, mon regard glisse de Sara à Juli, fidèles confidentes à qui je dois tant. Sans leur soutien, je ne sais pas comment j'aurais fait pour survivre aux coups de mou.

Sept. Cette fois-ci, mes grâces vont à Sebastián, pour sa bonne connaissance de la culture locale, sa jeep qui nous aura dépanné plus d'une fois et surtout son incroyable bar où se seront joués tant de moments clé de ce périple.

Six... Je remercie également Rolando et ses mille et unes tentatives de séduction qui m'ont somme toute permis de croiser la route de ce joyeux petit groupe.

Cinq. Bien que cela puisse sembler surprenant, je ressens aussi de la reconnaissance envers Iván, qui m'a poussée à considérer les choses sous un nouvel angle et à faire preuve d'empathie là où je ne pensais pas en être capable.

Quatre. En voyant approcher la fin du décompte, mes yeux glissent vers ceux de Rafael et tant de mots me viennent que je ne sais même pas par où commencer. Une chose est sûre : son obstination à toute épreuve, ses plans parfois tortueux et sa foi inébranlable m'auront permis de comprendre que tout n'était pas fini. Quoi qu'il arrive, je sais que le lien que nous avons forgé au gré des épreuves perdurera pour toujours.

Trois. Dernière convive de la salle, j'échange un regard avec María, qui se tient debout de l'autre côté du buffet. Son sourire me réchauffe le cœur et je la remercie à son tour, elle, mon moteur depuis le début de cette aventure, qui aura su m'offrir par son amour immense des retrouvailles encore plus belles que ce que je n'osais imaginer.

Deux. La fin de mon décompte me laisse un goût d'inachevé. Je comprends alors que, bien que María soit la dernière convive de cette salle, il manque encore une personne à ma liste de remerciements. Un être dont la présence invisible ne me quitte plus et sans qui je ne serais pas en train de festoyer aujourd'hui.

Un être parti trop vite mais auquel je dois tellement...

Un...

— Zéro ! Bonne année !

En relevant la tête, je croise les regards brillants de mes amis. L'expulsion sonore du bouchon d'une bouteille de champagne est relayée par des cris de joie et de grandes embrassades.

Sara et Juli me serrent tour à tour dans leurs bras en me souhaitant bonheur et sérénité. Vient ensuite le tour de Rafael, qui se penche vers mon oreille pour me remercier. Je lui retourne que, si je suis parvenue à trouver ma place aujourd'hui, c'est bien grâce à son aide précieuse. C'est ensuite au tour de María, avec qui les mots me manquent tant l'émotion est forte. Être ici avec elle pour célébrer cette nouvelle année est tellement fou que j'ai du mal à y croire.

— Allez, Ana, viens là !

En me décollant de ma mère biologique, je suis alpaguée par une Elvira aux bras grands ouverts.

— Je te souhaite tout l'amour du monde, hija. Tu le mérites.

— Merci, Elvira, lui retourné-je. Toi aussi... Je suis heureuse que tu aies trouvé Juancho et je vous souhaite le meilleur.

L'assistante me sourit. Je m'apprête à m'éloigner, quand je la vois se taper le front.

— Attends, Ana ! Avant que j'oublie... J'ai reçu du courrier pour toi ce matin. J'étais tellement prise par les préparatifs que ça m'était complètement sorti de la tête !

Du courrier ? C'est bien la première fois depuis que je suis ici que j'en reçois. Intriguée, je la regarde filer vers la réception. Quand elle me tend une enveloppe timbrée où l'adresse de l'hôtel est rédigée à la main, la curiosité m'envahit. J'ai toujours aimé recevoir des lettres manuscrites. S'agirait-il d'un mot de mes parents ?

Profitant de cette occasion pour prendre l'air, je quitte le hall d'accueil et débouche sur le perron de l'hôtel. Dans la rue, le son des pétards se mêle au rythme de la musique et aux cris des gens dans une effervescence qui me rappelle celle des fêtes d'indépendance. Imperturbable, je décachète l'enveloppe et en extrais non pas une, mais deux feuilles noircies d'encre. Ça alors, si ce sont bien mes parents, ils étaient sacrément inspirés !

La tête pleine d'interrogations, je n'attends pas plus pour commencer ma lecture.

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