37. Entre rêve et réalité (2/2)
— [...] Il cachait bien son jeu alors je ne m'en doutais pas mais, peu à peu,j'ai commencé à découvrir une autre facette de lui, plus autoritaire, agressive...et violente.
Les mots de ma mère me font aussitôt redouter le pire.
— Qu'est-ce qu'il te faisait ? m'inquiété-je.
María baisse ses yeux, avant de déclarer d'une voix brisée :
— Il n'a jamais levé la main sur moi, c'était une violence plus insidieuse. C'est simple... Tout ce qu'il voulait, c'était m'avoir auprès de lui, même si la relation était complètement fausse. Je crois qu'il ne supportait pas l'idée de se faire quitter par quelqu'un. Dès que je refusais de me montrer avec lui ou de lui donner ce dont il avait envie, il menaçait de récupérer mon local et de s'en prendre à mes proches. Avec le nombre effarant d'hommes qui travaillaient pour lui, je savais qu'il en était capable. En plus de ça, il m'obligeait à lui céder certaines parties de la boutique pour y cacher de la drogue ou des armes. J'avais horreur de ça et je n'avais aucune envie de devenir complice de ces trafics dangereux, mais il m'a forcée à coopérer, le tout sans me céder la moindre part de l'argent qu'il se faisait. Il répétait que je lui étais redevable parce qu'après tout, ce local, je l'avais eu grâce à lui. Quand ses sbires louches ont commencé à faire fuir les clients et que mes ventes ont chuté, j'ai tenté de faire pression sur lui pour toucher des parts en guise de dédommagement... Mais il n'a rien voulu entendre. J'étais furieuse, si vous saviez ! C'est à ce moment que j'ai décidé de ne plus me laisser faire et que je me suis mise à chercher des solutions pour m'en sortir.
En l'écoutant parler, je remarque qu'elle refuse de nommer celui que je devine être Santiago. Les années ont beau avoir passé, sa blessure semble encore vive.
— De fil en aiguille, j'ai rencontré Lucas Maestre, fils aîné rattaché à la société Transportes Portuarios Maestre. La famille venait de s'installer sur la côte caribéenne pour gérer de plus près leurs échanges, mais aussi développer une nouvelle branche d'exportation prometteuse, celle des pierres précieuses et des minerais. La Colombie cache beaucoup d'or et d'émeraudes dans son sol, et l'idée des Maestre était de s'en procurer sur le marché noir pour les dissimuler dans des objets manufacturés et les revendre plus cher dans d'autres pays. Pour y parvenir, ils cherchaient à tisser leur réseau parmi les artisans locaux, qu'ils savaient moins surveillés par les autorités. Dès que Lucas m'a proposé de rejoindre leur réseau de partenaires, j'y ai vu l'opportunité de maintenir mon activité tout en prenant ma revanche. Il faut dire qu'en plus des sacs qu'ils m'achetaient pour l'export, cette collaboration me permettait de toucher ma part dans la revente des émeraudes, une somme non négligeable à l'échelle de ma petite boutique. Tout ce que j'avais à faire en échange, c'était de dissimuler des émeraudes dans la doublure de mes sacs. Un effort qui me paraissait moindre au vu de tout ce que j'avais à y gagner...
En terminant sa phrase, María-Carolina pousse le soupir de quelqu'un qui connaît la suite de l'histoire, et qui ne l'aime pas beaucoup.
— J'ai donc accepté sans hésiter, et je me suis organisée pour cacher la partie illégale de cette nouvelle alliance. Je n'ai parlé à personne des émeraudes, pas même à Matilde, que je considérais comme ma petite sœur et que je voulais protéger de tout ça. Malgré tout ce que ça impliquait, j'ai toujours vu ce partenariat comme une aubaine : le chiffre d'affaires de la boutique a regonflé et on a enfin pu sortir la tête de l'eau. Sans compter qu'au-delà de l'aspect financier, cette collaboration m'a permis de rencontrer tes parents, Rafael.
María-Carolina se tourne vers l'accordéoniste, dont le regard trahit une certaine émotion.
— Rafael José et Natalia Rosa étaient missionnés par la famille Maestre pour superviser les transports directement à bord des porte-containers. J'ai tout de suite accroché avec ce couple guajiro, prêt à tout pour subvenir aux besoins de leur famille. Leur histoire m'a toujours parue si touchante...
— Comment ça ? s'étonne Rafael en fronçant les sourcils.
— Si tes parents ont accepté un travail aussi contraignant que celui de passeurs de marchandises, c'était uniquement pour envoyer tout l'argent qu'ils gagnaient à ta tante. Ce boulot les obligeait à renoncer à votre garde pour assurer les déplacements mais, malgré tout, ils ont choisi de privilégier votre futur. À chaque fois que je les voyais, ils ne faisaient que parler de vous... Je sais que ce choix de travail a toujours été extrêmement difficile pour eux.
Je me tourne vers Rafael. J'aimerais lui témoigner de mon soutien mais ses yeux sont baissés, alors je décide de poser ma main sur la sienne.
— On a formé une sacrée bonne équipe, reprend María-Carolina. Je me chargeais de dissimuler les émeraudes dans les sacs au moment de leur création, puis les transmettais à Rafael José et Natalia Rosa qui les acheminaient jusqu'à leur destination. Grâce à ça, le trafic a bien roulé durant les deux premières années.
— Mais les choses ne se sont pas vraiment passées comme prévu... deviné-je.
— Malheureusement, oui. Deux évènements simultanés ont conduit cet équilibre fragile à sa perte : déjà, je suis tombée enceinte du trafiquant dont je vous parlais. Comme tu t'en doutes, c'était toi, ma chérie...
Ma mère biologique m'adresse un regard ému, avant de poursuivre :
— Ça a été extrêmement difficile. D'un côté, devenir maman me remplissait de joie... Et, de l'autre, j'étais terrifiée à l'idée que cet homme puisse te vouloir du mal. J'ai tout fait pour lui occulter cette grossesse mais, passé un certain temps, il a fallu que je trouve quoi dire à cet homme, avec qui j'évitais tout contact intime depuis des mois. J'ai alors décidé de lui faire croire que l'enfant n'était pas de lui. Quand il m'a demandé de réaliser un test de paternité prénatal, je l'ai fait truquer. La nouvelle ne lui a évidemment pas plu et les tensions n'ont fait qu'empirer. Il a commencé à être de plus en plus sur mon dos et à m'espionner pour savoir qui pourrait être le père de cet enfant... S'il ne risquait pas de trouver grand-chose sur ce plan-là, à force de fouiller, il a fini par découvrir le trafic d'émeraudes. C'était quelques mois après ta naissance, et ça a été la goutte de trop...
— Comment est-ce qu'il a réagi ? demandé-je d'un air inquiet.
— Sa réaction a été immédiate : sans penser une seconde au bébé de quelques mois qui venait de naître, il m'a ordonné de mettre fin au trafic et de lui donner toutes les émeraudes. Si je refusais, il se chargeait lui-même de dénoncer cette affaire et mettait ses menaces à exécution en faisant tuer toutes les personnes qui m'étaient chères.
Choquée par son récit, je retiens mon souffle. Si je voyais déjà Santiago comme un homme perturbé et dangereux, ce que j'apprends ne fait que renforcer mes certitudes. Comment une personne peut-elle être aussi cruelle ?
— Dans l'historique des décisions les plus difficiles que j'ai eues à prendre de toute ma vie, je dirai que celle-ci serait la deuxième. Je me suis retrouvée déracinée de ma ville d'origine que j'aimais plus que tout, et j'ai été forcée de partir sans dire au revoir à mes proches. Comme tes parents, Rafael, à qui je n'ai jamais pu expliquer ce qui s'était passé. Mais si je ne voulais pas passer des années en prison avec la mort de tous ceux qui m'étaient chers sur la conscience, je n'avais pas le choix...
La voix de María se brise mais, après une courte pause, elle reprend courageusement :
— La mort dans l'âme, j'ai dû lui obéir et quitter la boutique en emportant la caisse et toutes les émeraudes qui étaient en ma possession. Je me remettais encore de ce bouleversement quand Carlos, qui épaulait son frère Lucas sur le trafic, m'a retrouvée. Il avait beau n'avoir que dix ans, son niveau de maturité était nettement supérieur à celui des enfants de son âge. Carlos m'a expliqué qu'il était censé venger l'honneur de sa famille et, sans me demander la moindre explication quant aux raisons de mon départ, m'a proposé un accord : je lui cédais un objet personnel comme preuve et, en échange, il me laissait repartir la vie sauve, à condition que je ne revienne plus jamais.
En écoutant ma mère, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer le jeune Carlos face à elle, une image qui me réchauffe et me blesse en même temps.
— Il aurait pu me demander de récupérer l'argent, les émeraudes, il aurait pu me dénoncer... J'étais dans la position la plus faible qui soit, mais à aucun moment il n'a essayé d'en tirer profit. C'est à cet instant que j'ai compris que Carlos n'était pas un monstre avide d'argent comme ses parents. Comme je savais que j'allais devoir disparaître pour échapper aux représailles de sa famille, j'ai accepté. J'ai décidé de lui laisser l'amulette offerte par mes parents, une chaîne qui suspendait une magnifique émeraude. Ce bijou était tout ce qui me rattachait à eux et le céder a été un déchirement, mais c'était le seul objet de valeur qui me restait. Sans compter qu'il ne me quittait jamais, et ça, tous les gens qui me côtoyaient le savaient très bien. Avec le temps, j'ai fini par considérer les choses sous un autre angle et, aujourd'hui, dans les moments difficiles, je repense à ce collier en me disant qu'il m'aura permis de garder la vie sauve. Que, d'une certaine manière et même sans être là, mes parents ont réussi à veiller sur moi une fois de plus.
Entendre ces paroles de la bouche de ma mère biologique me bouleverse. Cette image de parents présents dans leur absence me parle tellement que j'ai le sentiment de partager sa douleur.
— Malheureusement, le collier n'est pas la seule chose que j'ai dû lui laisser... Je n'avais plus un centime et j'étais condamnée à me cacher éternellement dans la crainte qu'on me retrouve pour me faire la peau. Malgré tout l'amour que je te portais, et Dieu sait à quel point il était immense, je ne pouvais pas t'obliger à subir ça. Puis, même en recommençant ma vie ailleurs, j'avais bien trop peur que ton fou-furieux de père ne nous retrouve. Je savais de quoi il était capable et, au vu de son passif avec moi, je devais tout faire pour t'en protéger... quitte à m'éloigner de toi. C'est là que j'ai pris la décision la plus difficile de toute mon existence et que je t'ai confiée à Carlos pour qu'il te cède à l'adoption, dans l'espoir que tu puisses avoir une vie meilleure... Meilleure que la mienne.
Le visage baigné de larmes, je ne parviens pas à articuler le moindre mot. Si ses simples paroles me brisent déjà le cœur, j'ose à peine imaginer le déchirement qu'a vécu ma mère.
— Un an plus tard, j'ai contacté l'orphelinat, qui m'a appris que tu avais été confiée à un couple de français. Si tu savais à quel point j'ai été heureuse et soulagée de l'apprendre... Tes parents sont mes anges gardiens, Ana, ils m'ont sauvé la vie en t'accueillant et en t'offrant la sécurité que je n'aurais jamais pu te procurer. Malgré toute la peine que je pouvais ressentir, je savais que tu étais dans une famille aimante... et ça m'aidait. Dans le fond, c'était même tout ce qui importait.
À bout de souffle, je tends ma main vers celle de María-Carolina et lui pose la question qui me démange depuis des années :
— Alors, pendant toutes ces années, tu... tu as continué de penser à moi ?
— Ana-Lucía, tu es ma fille, la seule et unique que je n'ai jamais eue. C'est simple, il n'y a pas un jour, pas même une minute, où j'aie cessé de penser à toi.
Ma mère serre ma main de toutes ses forces, et je me sens de nouveau fondre en larmes.
— Les jours les plus difficiles étaient ceux de ton anniversaire, poursuit-elle. Pour me réconforter, chaque année à cette date clé, j'avais pris l'habitude d'allumer une petite bougie et de m'installer face à la mer, les yeux tournés vers le ciel pour prier. Je priais pour toi et je t'envoyais tout mon amour dans l'espoir qu'il te parvienne.
Encore en train de sécher mes larmes, je suspends mon geste. Dire que j'avais toujours jugé cette petite coutume comme trop naïve ! C'est à la fois merveilleux et perturbant de réaliser que, toutes ces années et même à des kilomètres de distance, nos pensées se répondaient.
— Je n'ai jamais complètement baissé la garde, j'ai toujours espéré que tu retrouves ma trace. Ce n'est pas pour rien que j'ai demandé à Carlos qu'il fasse inscrire l'adresse de Color Caribe dans ton livret d'adoption. Il ne t'a pas retrouvée là-bas, mais c'était une manière de t'aiguiller sans laisser mon nom et prendre le risque de lancer ton criminel de père sur ta trace. Je suis si heureuse de voir que ça a fonctionné... Je n'ai jamais été si heureuse qu'en entendant ton annonce sur La Voz del Caribe.
— Attends... Tu as eu écho de l'annonce ? m'étonné-je.
— Oui, il y a un mois environ. Savoir que tu étais là, que tu me cherchais, c'était merveilleux et effrayant à la fois... Parce que je ne voyais pas comment t'approcher sans prendre de risques, et je craignais que ton père ne soit déjà sur ta piste. Finalement, j'ai décidé de profiter des fêtes d'indépendance pour me rendre à Cartagena, où je savais que le cortège me permettrait de me fondre dans la foule. Et là, je t'ai croisée deux fois...
Les paroles de ma mère biologique me ramènent au fameux défilé où j'étais persuadée d'avoir croisé son regard et là, tout prend sens. Je n'étais donc pas folle...
— La première, c'était à la parade. En apercevant ton visage dans la foule, je ne sais pas comment l'expliquer, mais... j'ai su que c'était toi. Ce n'était pas juste une ressemblance, je ressentais une intuition si forte, l'instinct maternel peut-être. J'ai juste eu le temps de t'entrevoir avant que tu ne disparaisses de nouveau et je ne pouvais pas en rester là. Alors j'ai passé le reste de la journée à errer à ta recherche. J'ai écumé les rues de la vieille ville et ce n'est que bien plus tard, une fois la nuit tombée, que je suis parvenue par je ne sais quel miracle à te retrouver. Tu étais dans un bar avec des amis et, dès que ton regard a croisé le mien et que j'ai vu Carlos, j'ai paniqué. Lui n'a pas remarqué ma présence, mais sa présence m'a tout de suite ravisée : il m'avait demandé de ne plus jamais réapparaître et faillir à notre pacte, c'était prendre un énorme risque. Alors, sans plus réfléchir, j'ai tourné les talons et je me suis enfuie.
Pendue aux lèvres de María, je la laisse poursuivre son récit.
— Revenir ici après cet épisode n'a pas été facile. J'avais l'impression d'être prisonnière de ma situation et, bien que tu sois si proche de moi, je ne savais pas si j'aurais un jour l'occasion de te revoir. Alors crois-moi, Ana, pouvoir te serrer dans mes bras aujourd'hui et savoir ton père entre les mains de la justice... Les mots ne suffisent pas pour exprimer à quel point je suis reconnaissante. Je dois tant à Carlos. En plus de m'avoir laissé la vie sauve, il a mis fin à mon enfer et m'a permis de te retrouver. Hier, j'ai pu avoir son assistante Elvira au téléphone... C'est affreux, ce qui lui est arrivé, d'autant plus quand on sait qu'il s'est comporté en héros.
Comme à chaque mention du décès de Carlos, mon cœur se brise en mille morceaux. Quand est-ce que ce calvaire prendra fin ?
— Hélas, oui. La vie est parfois injuste... constaté-je à demi voix.
Désireuse d'esquiver ce sujet douloureux, je laisse ma main s'aventurer dans ma poche pour en extraire l'enveloppe kraft que j'avais presque oubliée.
— Mais, tu sais, avant de partir, Carlos m'a donné quelque chose...
María saisit le paquet d'un air perplexe. L'étincelle de joie qui anime son regard lorsqu'elle en découvre le contenu n'a pas de prix.
— Mon amulette... murmure-t-elle, les yeux embués de larmes.
Sans un mot de plus, María se lève pour me serrer dans ses bras. La tête blottie contre la chaleur de sa peau, je murmure alors les mots que je rêve de lui adresser depuis des années :
— Si tu savais comme je t'aime, maman...
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