37. Entre rêve et réalité (1/2)

Libertad-Sabanetica, San Onofre, Sucre.

Remuée dans tous les sens par la jeep prêtée par Sebastián, je serre entre mes doigts le précieux papier que Rafael m'a donné. Le simple fait de penser que nous nous approchons de ma mère biologique fait palpiter mon cœur dans un mélange de joie et d'appréhension.

Afin de tromper mon stress, je laisse mes yeux courir le long du paysage qui défile par la fenêtre. Cela fait bien deux heures que nous roulons et le décor de la ville coloniale que j'aime tant a depuis un moment laissé place à une nature des plus sauvages. Ces prairies d'herbe, ces forêts tropicales et ces plages de sable blanc à n'en plus finir ne sont pas sans me rappeler le cadre du fameux Mariage de William, le père de Camila.

Me remémorer les préparatifs de cette journée spéciale me comprime le thorax et ma respiration s'altère. C'est terrible de me dire que tous mes souvenirs heureux avec Carlos seront désormais aussi beaux que douloureux et, bien que je ne pense pas que cette peine soit éternelle, je sais qu'il en sera ainsi pour un moment encore.

En baissant de nouveau les yeux sur mon papier, je ressens un élan de gratitude envers celui qui, je le réalise à présent, m'a aidée beaucoup plus que je ne le pensais.

Si je suis là aujourd'hui, c'est grâce à toi.

Je ferme les yeux et m'efforce de retenir la boule qui s'est formée dans ma gorge, quand une secousse me tire de mes pensées. Rafael, au volant, me demande si je n'ai pas la nausée. Je lui réponds en esquissant un pouce en l'air se voulant convaincant. Le pilote a tout faire pour éviter les obstacles, mais je commence à croire que nous avons emprunté le chemin le plus cabossé de la région.

— Accroche-toi, on devrait arriver dans quelques minutes.

Je suis tellement anxieuse qu'au moment d'ouvrir la bouche pour répondre, aucun son n'en sort. Pour pallier à ce mutisme soudain, je me contente de hocher la tête.

Quand l'accordéoniste m'a proposé de me conduire à ma mère le lendemain même de ma sortie d'hôpital, j'ai été plutôt surprise. Ma première réaction a été de m'inquiéter que ce départ soit trop rapide, ce à quoi mon acolyte a rétorqué ironiquement : « Trop rapide ? Tu veux que je te refasse l'historique de toutes les galères par lesquelles on est passés pour en arriver là ? ».

Ce n'est que quand j'ai déclaré être gênée de ne pas l'aider autant que lui qu'il a compris que j'étais simplement terrifiée. Il m'a alors posé un ultimatum : lui irait voir ses propres parents pour mettre les choses au clair seulement si j'acceptais qu'il me conduise à ma mère biologique. Sans surprise, j'ai cédé et, même si cette rencontre se hisse au palmarès des moments les plus stressants de ma vie, je suis heureuse qu'il ait insisté. Je n'aurais pas pu imaginer de meilleure compagnie que lui, mon allié de départ.

Nouvelle secousse. Cette fois-ci, le freinage de la jeep me projette en avant. Heureusement, ma ceinture de sécurité me maintient bien en place sur le siège passager.

— Bon sang, Rafael, je ne sais pas comment j'ai tenu tout le trajet... soupiré-je en laissant ma tête basculer en arrière. Je ne sais pas si c'est le cas pour vous, mais en France, on appelle le siège où je suis assise « la place du mort » ...

— Désolé, Ana... grimace l'accordéoniste. Pour ma défense, ce n'est pas évident de ralentir sur un sol plein de graviers. On n'a qu'à dire que ma conduite t'aura permis de déporter ton stress sur autre chose que ta mère biologique ?

Sa remarque m'arrache un sourire. Une fois hors du véhicule, la chaleur écrasante me prend aux tripes. En scrutant les alentours, je n'aperçois que quelques cabanes sur la plage.

— Tu es sûr que c'est ici ? demandé-je.

— Ce qui est certain, c'est qu'on est bien au débouché de la route de Libertad-Sabanetica, dans la commune de San Onofre. Concernant les détails logistiques, je suis comme toi : je n'ai jamais mis les pieds ici. Alors, ce que je te propose, c'est d'y aller franco.

Sans attendre de réponse de ma part, Rafael se met en marche. Certainement se doute-t-il que s'il ne prend pas les devants, ma peur risque de me pousser à l'inaction.

S'agissant de la troisième fois que je suis « sur le point » de rencontrer ma mère biologique, j'aurais pensé me sentir préparée... mais non, rien à faire. En plus d'avoir vomi mon dîner de la veille, j'ai toujours les mêmes angoisses : peur d'être déçue, peur d'être rejetée, peur que cette rencontre ne soit pas à la hauteur. Sans parler de la peur de me trouver de nouveau face à une fausse piste.

Je prends une longue inspiration en tentant de me calmer. La plage où nous débouchons me paraît étrangement familière, mais je n'arrive pas à retrouver d'où. Intriguée, je m'arrête pour l'analyser. Un ponton usé par le temps où est amarré un voilier... Une petite cabane en bois...

— C'est la plage de mon rêve, lâché-je à demi-voix.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

Quand Rafael se retourne, je suis frappée par un nouvel accès de conscience.

— La main dans mon rêve, c'était toi... murmuré-je.

— Tout va bien, Ana ?

Criblée par le regard dubitatif de mon ami, je déclare fermement :

— C'est ici que je devais la retrouver. C'est là qu'elle est, c'est certain.

J'entame une marche décidée en direction des cabanes. Mes pensées vont à Carlos et mon cœur battant la chamade se serre un peu plus.

J'aurais tant aimé que tu sois là, toi aussi.

— Bonjour, est-ce que je peux vous aider ?

Alpagués par une voix chantante, Rafael et moi découvrons un homme transportant un sac rempli de matériel de pêche sur son épaule.

— Bonjour, nous cherchons María-Carolina Herrera, déclare mon ami.

— Vous cherchez María ? s'étonne le pêcheur d'un air méfiant. Excusez-moi mais... Qui êtes-vous ?

— Je suis sa fille, déclaré-je en m'avançant d'un pas.

En m'observant, le visage de l'homme se décrispe complètement.

— Sa fille ? Ça alors, je ne savais pas que María en avait une ! s'exclame-t-il. Dios Santo, c'est vrai que vous lui ressemblez ! Je file la chercher !

Je le regarde s'éloigner à petites foulées dans le sable en retenant mon souffle.

— María, viens ! Tu as de la visite !

Le pêcheur se plante devant l'une des cabanes en bois et, très vite, une silhouette féminine de petite taille émerge pour se planter sur la plage, les poings sur ses hanches voluptueuses. De là où je suis, je l'entends répéter ses paroles d'un air surpris.

— Comment ça, de la visite ?

— Tu ne m'avais jamais dit que tu avais une fille...

Le cœur battant à tout rompre, je la vois se raidir et se tourner lentement, jusqu'à ce que nos regards se croisent...

Et là, le temps s'arrête.

— Ana-Lucía ?

Son doux appel emplit tout mon corps d'une douce chaleur, comme si je la connaissais depuis toujours.

J'avance vers elle au rythme des battements frénétiques de mon cœur. En face de moi, María-Carolina en fait de même. Plus je la vois s'approcher, plus je parviens à déceler les détails de son visage. Dans ce que je m'étais imaginé, tout coïncide, c'en est presque effrayant. La teinte café au lait de sa peau, la légère pente de ses yeux en amande, l'inclinaison de son nez aux traits doux, les reliefs aplanis de ses pommettes, ses cheveux noirs et raides qui retombent en cascades sur ses épaules. Une fois face à elle, je suis happée par l'éclat de ses yeux vert émeraude.

Son visage fendu en deux par un sourire rayonnant, elle ouvre grand ses bras pour m'accueillir et je m'y jette à corps perdu. L'émotion est si forte que nous pleurons toutes les deux à chaudes larmes. Loin des larmes de tristesse, de désespoir ou de rage versées ces derniers jours, celles-ci ne sont que joie. Une joie pure et sans limites.

Les bras de María m'enveloppent dans un cocon de douceur. Apaisée comme je ne l'avais pas été depuis des années, je la serre fort et viens nicher ma tête dans le creux de son épaule. À ce moment, tous mes soucis s'envolent. C'est comme si j'avais retrouvé mon havre de paix, celui que je cherchais depuis toujours. Comme si j'avais retrouvé la pièce manquante de ma vie.

Quand elle desserre son étreinte, María m'observe comme si j'étais la huitième merveille du monde. Mon visage entre ses mains, elle alterne entre contemplation et embrassades, couvant mon front et mes cheveux de baisers.

— Si tu savais comme tu m'as manqué, me confie-t-elle d'une voix enrouée.

— Moi aussi, je n'ai fait que penser à toi... soufflé-je en soutenant son regard.

— Je suis désolée Ana, je suis désolée... Mais je savais que je te retrouverai, que tu viendrais me chercher...

Ses propos confus sont teintés d'émotion. Blottie contre elle, je perds la notion du temps et certains moments m'échappent. J'ai la sensation d'être dans une sorte d'entre-deux, à mi-chemin entre pleine conscience et état de choc.

— Et qui est ce jeune homme ?

Je me tourne pour couver l'accordéoniste d'un regard plein de gratitude.

— Rafael-Santos, un ami qui m'a beaucoup aidée à retrouver ta trace. Sans lui... C'est simple, sans lui, je n'y serais jamais arrivée.

Mon acolyte salue ma mère biologique d'un geste humble.

— C'est aussi le fils de Rafael José et Natalia Rosa, précisé-je.

— Le fils des Corrales ? s'étonne ma mère. Maintenant que tu le dis, c'est vrai que tu as le sourire de ton père... Viens que je te remercie, mijo !

María ouvre l'un de ses bras pour l'inviter à rejoindre notre embrassade, ce qu'il fait. Nous restons ainsi serrés durant un moment, jusqu'à ce que ma mère ne brise le silence :

— Bon, vous avez soif ? demande-t-elle en essuyant son visage plein de larmes. Venez, que je vous serve une agua de coco. On en a tous besoin, je crois.

* * *

L'intérieur de la cabane de María-Carolina est plutôt sommaire. La pièce à vivre, qui pourrait bien n'être que la seule pièce tout court, comprend le strict minimum. Le coin séjour est matérialisé par une table et trois chaises, et le coin nuit par un matelas posé à même le sol. Une multitude de sacs colorés suspendus de partout rehaussent ce décor sobre. Les motifs brodés me renvoient à mon rêve, et j'en viens à me demander comment je n'ai pas fait le lien avant en les apercevant sur les photos.

Depuis le départ, tout était écrit.

Ma noix de coco entre les mains, je sirote une gorgée de liquide frais en observant chaque détail de la maisonnette.

— Les sacs sont très beaux, complimente Rafael.

La manière dont ma mère triture la paille de sa propre boisson pourrait sembler anodin, mais me renvoie à mes propres tics.

— Merci, sourit-elle. Après la fermeture de ma boutique de sacs à Cartagena, je suis venue m'installer ici. Au début, j'ai commencé par travailler sur les bateaux... Mais, très vite, l'artisanat m'a manqué. J'avais beau essayer, je ne me voyais pas faire autre chose. Alors, j'ai repris le tressage pour vendre mes sacs... Ce qui, au final, s'est avéré plaire aux touristes et aux gens d'ici. Je ne dirais pas que je gagne des milliers, mais mes revenus me permettent de subsister et, avec tout ce qui s'est passé, je ne demande pas plus...

Ses paroles attisant ma curiosité, je rebondis :

— Tu n'es pas obligée d'en parler si tu n'en as pas envie, mais... J'aimerais entendre ta version des faits concernant la fin de la manufacture de sacs.

María-Carolina repose sa paille en soupirant, avant de se lancer :

— C'est une longue histoire... Pour bien comprendre, il faut remonter aux débuts de Color Caribe, trois ans avant ta naissance. À cette époque, je venais de rencontrer un homme drôle, séduisant et dévoué qui m'a promis monts et merveilles. J'étais jeune et je cherchais à monter mon negocio, alors il m'a proposé de m'aider. Au début, j'ai refusé parce que je voulais m'en sortir par moi-même. Puis, après des mois de galères, j'ai fini par accepter. C'est grâce à ses relations que j'ai obtenu un local pour la boutique en plein centre, le long de la calle de Tumbamuertos. Cet emplacement stratégique a permis à ma production de sacs de décoller et, peu de temps après, j'ai pu accueillir une amie à moi, Matilde, qui m'a accompagnée dans la gestion de la boutique. Notre deal lui permettait d'y vendre ses bracelets tressés.

En l'entendant citer Matilde, je visualise de nouveau la témoin que nous avons rencontrée, son grand sourire et sa couronne de cheveux afro.

— Mais comme vous vous en doutez, tout n'est pas resté rose bien longtemps... Dès les premiers mois de la boutique, j'ai découvert que l'homme duquel j'étais amoureuse était à la tête de plusieurs trafics illégaux. Quand je l'ai su, j'ai immédiatement voulu prendre mes distances... Mais cet homme était très influent dans son milieu et, s'il en était arrivé là, c'était pour une raison. Il cachait bien son jeu alors je ne m'en doutais pas mais, peu à peu, j'ai commencé à découvrir une autre facette de lui, plus autoritaire, agressive... et violente.

[à suivre...]

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