34. Quai des Pégases
— Ira... Quel sourire, hija !
Je change les draps d'une chambre en fredonnant quand la voix d'Elvira me tire de mes pensées.
— J'en avais presque oublié à quel point il était beau, commente-t-elle, la tête glissée dans l'embrasure de la porte. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais tu as l'air d'aller nettement mieux que ces derniers jours.
Je ne sais pas comment prendre cette remarque, mais je ne peux pas le nier : ma conversation avec Rafael a complètement renversé la donne. Si María-Carolina est bien vivante, cela veut dire que je vais pouvoir la rencontrer, mais aussi que Carlos est innocent et ça, je ne vous le cache pas, c'est un immense soulagement.
— Merci, Elvira. Cette semaine a été difficile, mais les choses commencent à se calmer.
— Tant mieux, hija. Dis-moi, est-ce que tu aurais les clés de la chambre 106 ? Señora Gomez attend à la réception, elle est arrivée plus tôt que prévu.
Soulagée de voir que l'assistante n'a pas l'intention de creuser le sujet, j'attrape ma veste posée à l'entrée de la chambre pour fourrer ma main dans sa poche. Grande est ma surprise lorsque je sens un papier se froisser sous mes doigts. Intriguée, je le glisse à l'arrière de mon jean avant de tendre mon trousseau à Elvira. Dès que l'assistante me remercie et quitte la pièce, je déplie le papier. L'écriture en pattes de mouche de Carlos confirme mon intuition :
« Rendez-vous ce soir. Quai des Pégases, 21H. »
* * *
Après ce que je définirais comme l'une des après-midi les plus longues de tout mon séjour à Cartagena, je peux enfin me rendre sur notre lieu de rencontre.
Je déambule à travers les rues étrangement calmes sans plan. Mon regard furète d'un détail à l'autre, des ornements d'une balustrade sculptée à la statuette d'une Vierge nichée dans un coin. La plupart des commerces sont fermés et il n'y a pas l'ombre d'un artiste de rue. Je ne sais pas ce qui m'attend, mais c'est comme si Cartagena toute entière avait décidé de se draper de silence en cette nuit éminemment spéciale.
Au bout d'une quinzaine de minutes, j'atteins la Torre del Reloj, aux portes de la vieille ville. En empruntant la grande arche, je débouche sur une vaste allée piétonne bordée de palmiers. Les pavés donnent l'impression qu'un long tapis blanc a été déroulé sur des centaines de mètres, bordé de bancs et de statues. En lisant quelques plaques commémoratives, je comprends que les bustes représentent les héros de la prise d'indépendance de la ville.
La vue des deux statues monumentales m'indique que je suis arrivée à destination. Posés sur deux piédestaux et tournées vers la mer, deux pégases aux ailes dépliées s'élancent vers le ciel. Le quai étant encore désert, je m'assois sur le granit tiède, mes pieds ballants au-dessus de l'eau.
Je me demande bien ce que Carlos va me dire. Nous n'avons pas reparlé depuis cette scène fatidique dans sa chambre, et si je sais désormais grâce à Rafael que mon patron connaît déjà ma véritable identité, cela ne m'empêche pas de me poser mille questions. Quand et de qui l'a-t-il appris ? Comment a-t-il réagi ? Le savait-il quand nous nous sommes embrassés ?
— Salut.
Mon cerveau tourne à plein régime quand la voix grave de mon jefe retentit. Je me retourne. Du haut de sa carrure imposante, son regard perçant me fait frémir.
— Salut, lui retourné-je.
Carlos s'assoit à mes côtés. Pour dissimuler mon anxiété, je tente de faire la conversation :
— Je n'étais jamais venue par ici. Ces statues sont très belles.
— Les pégases sont emblématiques pour Cartagena. On aime dire qu'ils symbolisent l'esprit de la ville, libre et indomptable.
Je hoche la tête. En temps normal, j'aurais certainement cherché à creuser mais, ce soir, ce sont les révélations que j'attends qui accaparent mon attention.
— Tu... Tu avais quelque chose à me dire, je suppose ? hésité-je en me triturant les mains.
— J'en aurais beaucoup trop, je crois...
Cette phrase laissée en suspens m'interroge. Comment interpréter ces mots, sont-ils de bon ou de mauvais augure ?
— Alors je vais me contenter de rester bref pour me centrer sur l'essentiel.
Je le regarde fouiller la poche de son bermuda pour en extraire une enveloppe kraft qu'il dépose dans ma main. En s'y attardant, la chaleur de ses doigts m'insuffle une bouffée de réconfort insoupçonnée. Je réalise alors à quel point son absence m'a rapprochée de lui.
— Je peux l'ouvrir ?
Carlos acquiesce et, impulsée par la force qu'il me transmet, j'ouvre le rabat et découvre un petit objet. L'amulette de ma mère.
— Ce pendentif est à María-Carolina Herrera. Je l'ai gardé des années comme preuve que j'avais vengé l'honneur de ma famille mais, maintenant que ce temps est révolu, j'estime qu'il te revient.
Je serre l'amulette dans ma main, mettant officiellement fin à ce double-jeu que je menais depuis mon arrivée ici. Ça y est, plus d'ambigüité entre nous, Carlos sait désormais qui je suis.
— Je l'ai contactée hier pour lui expliquer la situation, poursuit-il. Elle m'a proposé de te donner rendez-vous demain à vingt-et-une heures vers le centre commercial de Las Ramblas, à une petite demi-heure du centre-ville.
Bien que je me sois préparée à cette éventualité, les paroles de Carlos me coupent le souffle.
— C'est... C'est vrai ? articulé-je avec peine. Alors... je vais pouvoir la rencontrer ?
Mon supérieur hoche la tête, mais je peine à assimiler cette information. J'attends ce moment depuis si longtemps que de m'imaginer si proche du but paraît presque irréel. En imaginant Carlos parler de moi à ma mère biologique, les questions se bousculent. Comment a-t-elle réagi ? Se souvient-elle de moi ? S'attendait-elle à me revoir un jour ?
— Merci... soufflé-je dans un murmure.
Incapable de trouver les mots pour exprimer tout l'étendue ma gratitude, je tente d'y parvenir à travers mon regard. Mon cœur bat tellement fort que j'ai le sentiment de tomber amoureuse pour la première fois. J'ignore encore une grande partie de son histoire et, j'ai beau tout faire pour retenir mes questions, je ne peux pas m'empêcher d'en lâcher une qui me brûle les lèvres :
— Si tu t'évertuais jusqu'ici à garder secrète l'existence de María-Carolina... Pourquoi tout gâcher maintenant en me permettant de la rencontrer ?
Ma question se perd dans l'obscurité du port. Ses yeux plongés dans les miens, Carlos ne dit rien et serre fort ma main, avant de se pencher pour déposer un baiser sur mon front. Ce geste d'affection, simple mais pourtant si chargé de sens, m'enveloppe d'une douce chaleur.
Quand il s'écarte de nouveau, je relève les yeux et, la voix gorgée d'émotion, lui demande :
— Est-ce que... Est-ce que tu pourras m'accompagner ?
Contre toute attente, la réponse de mon patron ne se fait pas attendre.
— Si c'est ce que tu veux... Bien sûr.
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