30. Secrets bien gardés (2/2)

— ... Jusqu'à ce que tout s'effondre brutalement.

Surprise par ce revirement de discours, je relève le menton d'un air inquiet.

— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Je t'ai dit que j'avais repris Color Caribe à mes dix-huit ans. Mais ce changement de gérant n'était pas prévu à la base...

Mon supérieur baisse les yeux en passant une main à l'arrière de son crâne. Pendue à ses lèvres, je m'efforce de ne rien dire pour le laisser parler.

— Si je l'ai repris, c'est parce que... Lucas... Lucas est mort dans un incendie, confesse-t-il dans un murmure.

Attristée par cette nouvelle, je ne peux pas m'empêcher de repenser à l'étrange intervention de Rafael à l'hôtel. Cet incendie aurait donc été celui dont il parlait ? Mais comment, et pourquoi accuser mon patron d'y être lié ?

— Oh, Carlos... Je suis vraiment désolée.

— Il n'avait que vingt-huit ans. Tu imagines ? Personne ne s'imaginait qu'il lui arriverait quoi que ce soit, Lucas n'était pas un gars à problèmes, tout le monde l'aimait, l'admirait. Lui qui faisait toujours ce qui était le plus juste pour les autres, il aura subi la pire des injustices, une mort prématurée dans un incendie dont personne n'aura jamais su déterminer l'origine.

— Je n'imagine même pas le calvaire que tu as dû vivre...

— Sa mort est la chose la plus horrible que j'ai jamais eue à vivre. Je ne parlais plus, je mangeais à peine, je me suis coupé du monde. C'est là que j'ai commencé à me faire tatouer, c'était devenu mon seul moyen d'expression.

Carlos désigne les flammes qui suivent l'axe de son avant-bras. Le moins qu'on puisse dire est que son récit leur donne un tout autre sens.

— Tous ces dessins représentent ce que j'ai traversé pour en arriver là. Me les faire tatouer, ça a été libérateur. J'ai pu sortir toute cette douleur et cette violence de moi, mais aussi l'intégrer à mon histoire. Que je le veuille ou non, c'est aussi elle qui m'a forgé.

— C'est fou de penser que tu as repris Color Caribe après ça, observé-je. Comment est-ce que tu en es arrivé là ?

— Tout ça ne tient qu'à une seule personne. Le seul allié sur lequel j'ai pu compter quand tout le monde m'a tourné le dos.

— Santiago ?

Mon supérieur acquiesce lentement.

— C'est bien le seul qui se soit soucié de moi après cet incendie. Lucas était tout ce qui me rattachait encore à mes parents et sa mort nous a définitivement déchirés. Mes parents et Eric répétaient que je ne faisais que créer des problèmes et m'accusaient d'être lié à cet incendie. Heureusement, Santiago m'a aidé à remonter la pente et m'a convaincu de reprendre Color Caribe. J'étais dans un état pitoyable Ana, si tu savais. Sans lui, je n'aurais jamais été capable de me lancer là-dedans. C'est grâce à lui que je suis là aujourd'hui.

Je fronce les sourcils. Si ce Santiago m'avait jusqu'ici paru suspect, je comprends mieux la puissance du lien qui le rattache à Carlos.

— Petit à petit, j'ai recommencé à parler, à sortir de chez moi, à entrevoir un avenir... à vivre. Je me suis rapproché de mon mantra, de mes trois valeurs phare.

Carlos désigne l'intérieur de son avant-bras droit, où trois mots sont inscrits : « Honestad, esfuerzo, poder ». Je les contemple en silence.

— Je n'avais jamais raconté cette histoire à personne, confesse mon patron dans un murmure.

Je voudrais répondre, mais les mots peinent à sortir. Sa vulnérabilité, que je ressens jusque dans les tréfonds de ses yeux bleu pâle, me trouble plus que je ne l'aurais pensé.

— Merci de l'avoir fait, acquiescé-je. Je suis touchée... Et surprise, aussi, je t'avoue.

— À vrai dire, je le suis tout autant que toi. Ça va te sembler étrange, mais je crois que c'est la première fois depuis longtemps que j'arrive à faire confiance à quelqu'un.

Cette dernière réplique confirme ce que je n'osais pas confronter : il se passe bien quelque chose entre nous. Je ne sais pas quoi, mais pour que Carlos en vienne à se livrer autant sur son passé, ce n'est sans doute pas anodin.

Très vite, mon accès de conscience est relayé par une vague de culpabilité. Des bribes d'images me renvoient à mes débuts ici, aux numéros de charme orchestrés avec Rafael dans le but de lui soutirer des informations concernant l'enquête. Comment ai-je pu ne voir en Carlos qu'une personne à amadouer pour arriver à mes fins ? Maintenant que les sentiments s'en mêlent, le simple fait de penser qu'il ait été attiré par une fausse image de moi me terrorise. Où positionner le curseur entre des sentiments authentiques et le résultat d'une manipulation qui m'a échappé ? L'attraction qu'il pense avoir pour moi est-elle réelle ?

Si tes sentiments sont sincères, ne t'empêche pas de les vivre. Le reste suivra.

Cette phrase simple prend le dessus, et je m'y accroche comme à un mantra. D'une main fébrile, je viens effleurer du bout des doigts les tatouages dont il vient de me relater l'histoire. La douceur inattendue de sa peau me réchauffe le ventre, et je sens son corps s'emplir d'une grande inspiration. L'ai-je pris au dépourvu ? Dur de savoir ce que cache son visage impassible mais, ce que je sais, c'est que je suis touchée. Touchée par sa personne, par cette histoire qu'il m'a donnée à découvrir, difficile et pourtant si belle.

Alors, à cet instant, je décide de libérer mes pensées pour m'abandonner à cette folle impulsion sans réfléchir. En me voyant m'approcher de ses lèvres, Carlos me suit d'un regard mêlant curiosité et avidité. Quand ses doigts commencent à tracer les bords de mon visage, je suis prise d'un vent de panique.

Ana, attends, qu'est-ce que tu fous ?

Refusant de trahir une fois de plus mon intuition, je ferme les yeux et franchis les derniers centimètres qui nous séparent. Le contact des lèvres de Carlos calme cette petite voix et, l'espace d'un instant, j'en oublie ma quête, le cadre et la discipline que je m'étais fixés.

Attirée par sa main plaquée contre mon dos, j'ancre mes doigts dans son torse brûlant. Carlos me fait alors basculer en arrière pour m'allonger sur le lit. Aguichée par son regard brûlant de désir, je laisse échapper un sourire et commence à faire glisser mes mains le long de son dos. C'est comme si nos corps se lâchaient enfin, qu'ils réussissaient à exprimer ce qu'ils gardaient en eux depuis trop longtemps.

Bendito sea Dios, Carlos, qu'est-ce que tu fais ? Ta famille est là !

La voix stridente d'Elvira retentissant dans le patio nous arrache à ce moment bien trop vite. Bien qu'à l'abri des regards, nous nous relevons d'une traite comme deux ados pris sur le fait.

Ya voy, Elvira, ya voy ! s'insurge Carlos, avant de marmonner : Fais chier... Qu'est-ce qu'ils foutent ici ? Rien n'est prêt !

— Ne sois pas si dur avec toi-même, ça va le faire, le rassuré-je. Vous allez gérer, avec Elvira.

Mon supérieur me répond d'un grommellement indistinct que je lui connais bien, avant de réajuster la fameuse chaîne des Maestre autour de son cou.

— Faut que j'y aille, lâche-t-il d'un ton morne. J'ai pas de temps à perdre.

Il disparaît avant que j'aie le temps de répondre, me laissant seule sur le lit de sa chambre. Mon corps, encore gorgé par la passion de son étreinte, ne comprend pas ce qui se passe.

Je reste assise quelques instants, savourant la sensation du cœur de Carlos battant contre le mien. Mon sourire béat ne doit pas me donner l'air bien fine, mais je n'en ai pas grand-chose à faire. Je suis sur mon petit nuage et je ne vois pas ce qui pourrait m'en faire descendre.

La tête encore pleine d'images et de sensations, je me tourne vers la boîte à bijoux que mon patron a laissée sur le lit, seul objet sorti de sa place au milieu de cette chambre parfaitement rangée. Rêveuse, je soulève une chaîne dont les maillons argentés suspendent le dessin d'une tête de loup. Je la caresse du bout des doigts. Avec tout ce que Carlos m'a dit, j'ai l'impression d'avoir rencontré une autre personne, et ce constat m'interroge. Sur combien d'autres choses ai-je pu me méprendre jusqu'à maintenant ?

Comprenant qu'aujourd'hui n'est pas le meilleur jour pour méditer sur ces questions, je repose la chaîne. La boîte contient plus de bijoux que je n'aurais cru. Il y a de grosses bagues, des bracelets en cuir et même en perles de bois, un style que je n'aurai jamais imaginé sur Carlos.

Ce n'est qu'en soulevant un nœud de chaînes que je découvre un sachet en kraft. Prise de curiosité, je l'entrouvre. La lumière qui s'y engouffre fait rebondir un éclat vert contre ma rétine.

Et là, c'est la douche froide.

Le bijou que je découvre est un collier, mais pas n'importe lequel. Il ne me faut pas plus d'une demi-seconde pour reconnaître ce pendentif dont la chaîne en or suspend une belle émeraude prise dans des arabesques dorées. J'ai beau en être certaine, je la retourne tout de même et confirme mes terribles soupçons : derrière l'émeraude, trois noms sont inscrits.

Manuel Antonio, Ana-Lucía... et María-Carolina.

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