3. La commère de la petite fenêtre bleue
[ Un patio de maison coloniale, comme j'imagine celui de l'hôtel. Source de l'image : Pinterest ]
« Arepa de huevooo, pan de quesooo ! »
— C'est pas possible...
Tirée d'un sommeil naissant par une voix nasillarde en provenance de la rue, j'enfouis ma tête sous l'oreiller. Un coup d'œil à ma montre m'indique qu'il n'est que six heures du matin. Bon sang, les gens d'ici ne dorment jamais, ou quoi ?
Depuis le concert avorté et cette drôle d'invitation, j'ai passé des heures à tenter de me plonger dans le classeur de Carlos. Sans grande surprise, j'ai eu du mal à me concentrer : ma nouvelle vie et ces recherches qui se concrétisent enfin monopolisent toute mon attention. Il faut dire que, depuis que nous avons été séparées, jamais je n'ai été si proche de ma mère biologique...
« Arepa de huevooo, pan de quesooo ! Cocadas y carimañolaaas ! »
Tirée de mes pensées par la même voix criarde, j'envoie valser mon oreiller avec rage... et récolte en retour un bruit d'impact sur le sol. En me retournant, je découvre avec effroi le cadre de la Vierge, tombé de la commode où je l'avais posé, gisant face contre terre.
Je m'avance d'un pas hésitant pour le ramasser. Mon visage se décompose en découvrant le verre brisé.
« Arepa de huevooo, pan de quesooo ! Cocadas y carimañolaaas ! »
En bas, le concerto continue. En me penchant par la fenêtre, je peux mettre un visage sur l'importun, qui n'est ni plus ni moins qu'un marchand. Je ne parviens pas à saisir un traître mot de ce qu'il dit mais, dans la rue, quelques personnes sont sorties sur le pas de leur porte pour faire leurs emplettes. Sa stratégie marche peut-être ici, mais s'il lui prenait un jour de s'aventurer dans les rues de Paris, la seule chose qu'il récolterait serait un régiment de tomates pourries et la malédiction éternelle de la plupart des habitants.
Résolument réveillée, je m'adosse au châssis de ma lucarne en soupirant. Si ça ne tenait qu'à moi, je ne me soucierais pas de ce cadre... Mais Elvira et Carlos ne peuvent pas voir leur Vierge dans un tel état. Si je ne veux pas finir comme elle, il va falloir que j'en rachète vite un autre.
En enroulant mon cadre dans mon plaid, je tombe sur le classeur de Carlos. Sa simple vue emplit tout mon corps d'une énorme vague de résistance, et je comprends qu'il me sera impossible d'y consacrer plus d'attention ce matin. L'avantage de m'être levée si tôt, c'est qu'au moins, je peux jouer la carte de la fille en avance. Mon patron ne m'a pas donné d'heure, alors il ne s'attendra sûrement pas à me voir débarquer à six heures trente tapantes.
Je passe quelques minutes à fouiller ma valise. Ignorant le code vestimentaire de l'hôtel, je finis par jeter mon dévolu sur une tenue sobre et confortable, un pantalon en toile et un chemisier à manches courtes.
Je quitte ma chambre pour rejoindre l'accueil, jubilant par avance à l'idée de surprendre mon patron par ma ponctualité. Pour moi qui suis toujours en retard, ce concept est tellement inhabituel qu'il en est presque effrayant.
— Buenos días, jefe ! claironné-je en franchissant le seuil de la réception.
— Eche, c'est pas trop tôt, crache Carlos. Déjà à la bourre dès ton premier jour, ça promet !
Mon petit sourire se décompose.
— Comment ça, à la bourre ?
— Les horaires étaient dans le dossier que je t'ai donné. Les employés commencent leur journée à six heures pour préparer le petit déjeuner. Page trente-neuf. Tu le saurais, si tu l'avais lu.
Si j'ai réussi à me faire violence pour lire les premières pages de son fichu classeur, je suis loin d'être arrivée à la page trente-neuf. Je réprime un soupir en voyant ma nouvelle vie de fille ponctuelle s'effondrer avant même d'avoir commencé.
— Pardon, Carlos, cédé-je à contrecœur. Cette information a dû m'échapper.
— Ouais, c'est ça. Même pas fichue de mettre l'uniforme, en plus.
Je serre les poings. Un uniforme ? Parce qu'il était fourni dans le dossier, lui aussi, peut-être ? Heureusement pour moi, Elvira intervient avant que la situation ne dérape :
— Ave María, Carlos, tu n'as pas fini de martyriser cette pauvre petite ?
— Tiens, Elvira, lui retourne mon patron. Toi qui voulais tant une stagiaire, je te laisse t'occuper d'elle. Fais-la ranger les armoires, préparer du café, récurer les chiottes, j'en sais rien... J'ai de la compta à faire, je me casse.
Je ne sais pas si je suis plus choquée par sa façon de parler de moi comme si je n'étais pas là, ou par le ton qu'il emploie avec son assistante.
Je m'efforce de calmer mon indignation en suivant Elvira à travers le patio. Heureusement qu'elle est là. Cette femme a beaucoup rassuré mes parents avant ma venue : bien qu'ils soient à cent pour cent derrière moi, ça n'a pas été facile de me laisser partir si loin. Nous avons eu de longues conversations sur les précautions à avoir sur place mais, mes parents étant eux-mêmes de grands voyageurs, ils n'auraient jamais tenté de me dissuader de me rendre dans mon pays d'origine à cause de la prétendue insécurité qui flotte autour.
— Bon, tu as certainement pu le remarquer, mais Carlos est, comment dire... Un fort caractère. Enfin, je ne t'apprends rien, tu sais comment peuvent être les hommes, parfois !
Le clin d'œil d'Elvira me fait tiquer. Comment peuvent être les hommes ? Qu'est-ce que ça veut dire, que son sexe justifie son comportement exécrable ?
— Je sais qu'il peut parfois être assez cru dans ses propos, poursuit-elle. J'espère qu'il ne t'a pas trop effrayée.
— Non, ça va, rétorqué-je. Il me faut plus qu'un macho colérique pour ça.
Le regard surpris de l'assistante me fait réaliser ce que je viens de dire. Oups.
— On dirait qu'il a déjà fait forte impression chez toi, me glisse-t-elle d'un air amusé.
— Euh, désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je ne maîtrise pas totalement la langue alors n'hésitez pas si je n'emploie pas les bons mots...
Je suis persuadée d'avoir trouvé l'excuse idéale – le coup de l'étrangère, ça marche à chaque fois – mais Elvira se contente de m'observer en arquant un sourcil.
— Hija, a otro perro con ese hueso*... Tu sais, ça fait sept ans que je travaille pour Carlos, je suis habituée. Tu n'es pas la première à me parler mal de lui.
Afin d'éviter une nouvelle bourde, j'opte pour le silence.
— D'autant plus qu'on sait toutes les deux pourquoi tu ne t'es pas levée ce matin...
L'assistante jette un regard tout autour d'elle, comme pour s'assurer que personne ne l'écoute, avant de me glisser d'un air complice :
— Je ne savais pas que tu avais déjà un arrocito en bajo*.
— Un quoi ?
— Un arrocito en bajo. Tu sais, les petites romances qu'on se garde sous le coude sans en parler à personne.
Face à mon regard perplexe, Elvira juge bon de préciser :
— Je t'ai vu discuter avec un jeune homme, cette nuit.
Si je me sentais déjà honteuse, cette dernière réplique m'assène le coup de grâce.
— Discuter avec un jeune homme ? Moi ?
— Corazón, dans la rue, tout se sait. On est curieux et on adore suivre ce qui se passe ! On a même un verbe pour ça, « ventanear », du mot ventana, fenêtre. Ça en dit long, hein ? J'ai aussi été réveillée par la serenata, puis par la fille qui a chassé ces pauvres musiciens. Comment est-ce qu'on peut envoyer promener un garçon si charmant ? Du temps où j'étais jeune, j'aurais sauté sur l'occasion, moi... Enfin, bref, je divague. Malheureusement, il a fallu que Señora Caterina vous interrompe au moment où ça devenait intéressant. Quelle rabat-joie, celle-là !
Je ne sais pas ce qui me surprend le plus là-dedans, le fait qu'elle ait suivi notre échange comme le dernier épisode de sa telenovela* préférée ou qu'elle m'en fasse part sans aucun scrupule. Je tente de l'imaginer collée à la petite fenêtre bleue de sa chambre, épiant avidement ses voisins en mangeant du pop-corn. Une vision qui m'amuse autant qu'elle me terrifie.
— Le rendez-vous qu'il t'a proposé, c'est si romantique, soupire Elvira. Tu vas y aller, hein ?
Je soupire. Si j'avais effectivement prévu de m'y rendre, partager cette sortie avec la moitié de la rue me refroidit un peu.
— Ne t'en fais pas, ce n'est pas parce que tu travailles ici que tu n'as pas le droit d'avoir ton arrocito en bajo, ajoute-t-elle. Ton secret est bien gardé avec moi !
Je réponds au clin d'œil de l'assistante d'un regard méfiant. Je ne suis pas sûre de pouvoir me fier à celle qui s'annonce déjà comme la commère officielle de la rue.
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