29. La nuit des lumières (2/2)

La première heure d'accueil se fait dans le plus grand calme. Je ne sais pas où sont les clients, mais je commence à croire que je suis restée là pour rien. Installé à l'un des sofas de l'accueil, mon patron tape frénétiquement sur le clavier de son ordinateur tout en consultant des dossiers. N'ayant pas grand-chose à faire, je navigue sur le poste préhistorique de la réception dont le processeur ne connaît que les tableurs Excel et l'illustre Solitaire Spider, incarnation de l'ennui par excellence. Ce jeu m'évoque davantage une après-midi pluvieuse à la maison de retraite qu'un soir festif, mais je suis tellement désespérée que je m'abandonne à quelques parties endiablées.

Encore perdu.

À ma dix-huitième défaite, j'abandonne et traverse la réception pour me poster à l'entrée. Les lueurs dansantes formant des dessins organiques dans la pénombre de la rue m'arrachent un sourire béat.

— C'est vraiment joli, toutes ces bougies...

Carlos relève les yeux de son écran pour me fixer d'un air indifférent.

— Ouais, c'est tout le temps comme ça, ici. Le 7 décembre, les gens jouent le jeu.

— Ah oui ? Où sont nos lumières, alors ?

— Elvira n'a rien mis ?

Ce n'est qu'en plissant les yeux que je décèle une centaine de bougies encore éteintes. Sur le seuil de la porte, les marches, le rebord des fenêtres... Il y en a absolument partout.

— Ah... Je devine qu'elle n'a pas eu le temps de les allumer.

Un silence s'étire avant que Carlos ne lâche d'un air désabusé :

— Tu veux vraiment te mettre à faire ça ?

Le regard plein d'espoir que je lui adresse fait céder mon supérieur.

— Bon, très bien... Je vais chercher des allumettes.

Carlos se relève pour aller fouiller le comptoir de la réception et me rejoint avec une petite boîte en carton. En découvrant le travail qui nous attend, il manque de s'évanouir.

— Bon sang, d'où est-ce qu'Elvira a sorti toutes ces bougies ?

Je souris et m'accroupis pour en ramasser une. Je m'apprête à réclamer une allumette, quand mon patron m'interrompt :

— Attends... Tu connais la tradition, au moins ?

— Euh... Allumer les bougies ? tenté-je en haussant les épaules.

— Merci, Sherlock.

En voyant mon regard curieux se muer en scepticisme, mon patron se met à rire, puis précise :

— Les bougies symbolisent nos vœux à la Virgen Santísima. Chaque nouvelle flamme donne droit à un souhait, sans retour en arrière possible. Alors, je te le demande : est-ce que t'es prête ?

— Moi, oui. C'est plutôt pour la Vierge que je m'inquiète, vu le nombre de bougies qu'on a...

Carlos laisse échapper un sourire, avant de me tendre une allumette. Je la frotte contre le bord de la boîte pour diriger la flamme vers la petite bougie au creux de mes mains. Je n'ai pas à réfléchir longtemps pour savoir quel est mon vœu le plus cher.

Aidez-moi à retrouver ma mère biologique, s'il vous plaît. C'est tout ce que je demande.

Je regarde la flamme avaler la mèche de la bougie, irradiant au passage mes paumes d'une douce chaleur, puis secoue le bâton pour l'éteindre. Un parfum fumé chargé de souvenirs d'enfance s'en dégage. En relevant les yeux, je croise le regard attentif de Carlos.

— T'as l'air bien concentrée. Qu'est-ce que t'as demandé ?

— Désolée, mais on sait tous très bien qu'un vœu révélé ne sera jamais exaucé.

Ma réponse ne semble pas tarir la curiosité de mon supérieur qui continue de me scruter, comme s'il cherchait des réponses à ses questions dans les tréfonds de mes iris.

— Ton côté mystérieux m'échappe, Ana-Lucía.

Ses paroles me font frémir malgré moi. Et s'il soupçonnait ma véritable identité ? Ce n'est qu'en croisant son regard franc que je me ravise. Il n'y a aucune raison qu'il ait découvert quoi que ce soit. Si Carlos avait des raisons de se méfier de moi, le sujet aurait été mis sur la table depuis longtemps.

— Ce n'est pas étonnant, accordé-je en déposant ma bougie sur le rebord de la fenêtre. On a beau travailler ensemble, on n'a pas l'occasion de se parler tant que ça.

— C'est vrai. Et c'est bien dommage.

Craignant d'être sujette à des hallucinations, je me retourne d'une traite. Le visage pensif de mon patron ne m'aide pas vraiment à élucider mes doutes.

— Et dis-moi, est-ce que je dois me préparer à d'autres coutumes insolites ce soir ? lancé-je afin de revenir à un sujet moins ambigu.

— D'autres coutumes ? répète Carlos en se grattant le sourcil. Ah oui, ce soir, c'est aussi la nuit des mythes et des légendes. Il devrait y avoir défilé dans la vieille ville.

— Tu penses qu'ils vont passer par ici ? demandé-je, des étoiles plein les yeux.

— Non, cette rue est beaucoup trop étroite pour accueillir un défilé.

Je ne peux pas masquer ma déception.

— D'ailleurs, en parlant de légendes, reprend Carlos. Tu sais d'où vient le nom de cette rue ?

— Non mais vas-y, ça m'intéresse, acquiescé-je.

— L'origine remonte à la fin du dix-neuvième siècle. À l'époque, l'épidémie du Tablón avait entraîné la mort d'une bonne partie de la population, et comme cette rue était un passage obligatoire pour rejoindre le cimetière du quartier, elle était régulièrement empruntée par les cortèges d'enterrement. Le souci, c'est que la chaussée était en très mauvais état et, souvent, les gens trébuchaient et faisaient tomber les cercueils. Petit à petit, des rumeurs ont commencé à se répandre, la plus connue étant qu'un elfe s'amusait à y bousculer les cadavres. C'est à ce moment que la rue a été désignée comme celle où l'on fait tomber les morts, ce qui a fini par donner l'appellation de Tumbamuertos.

Les explications de Carlos me laissent ébahie.

— Mais non ? Moi qui trouvais déjà ce nom glauque, c'est encore pire que ce que je pensais !

— Tu sais, beaucoup de personnes disent qu'elles y ont entendu à plusieurs reprises le rire d'un esprit moqueur... ajoute mon patron d'un air grave.

— Mouais, ce n'était pas plutôt les cris d'un voisin farceur ? ironisé-je en arquant un sourcil.

— Crois ce que tu veux, mais tu viendras pas me chercher le jour où un esprit te fera regretter tes mots.

L'air stoïque de Carlos m'empêche de deviner s'il s'agit d'une blague ou d'un réel avertissement.

— Tu crois vraiment en ces choses-là ?

— Je ne crois pas à tout, mais il y a des choses qui n'arrivent qu'en Colombie. Qu'il s'agisse d'esprits, de miracles ou de signes bizarres... Je pense qu'on accepte plus facilement que certaines choses ne puissent pas être expliquées par la science.

Je souris. Au-delà de l'univers mystique qui m'intrigue depuis mes visites chez Eugenia, j'ai l'impression d'enfin parler au vrai Carlos. C'est un sentiment que je n'ai ressenti somme toute que peu de fois : la première a été en buvant du whisky dans sa chambre et la seconde quand nous avons dansé à la Zona 13. Des moments toujours interrompus trop vite à mon goût.

Guidée par ma curiosité, je décide de creuser le sujet effleuré par mon patron :

— En parlant d'enfance, je ne sais même pas d'où tu viens... Est-ce que tu as grandi ici, à Cartagena ?

— Non, à Bogotá. C'est à mes huit ans qu'on s'est installés à Cartagena. C'était plus pratique pour les affaires de mon père, alors on a suivi.

— Nous, c'était qui ?

— Ma mère, mes deux frères et moi.

Ses paroles me font réaliser que je ne sais pas grand-chose sur sa famille. En me remémorant les mots de Sara, qui m'avait dit qu'il était en froid avec eux, je l'interroge subtilement :

— Et où sont-ils aujourd'hui ? Est-ce qu'ils sont restés à Cartagena ?

— Oui, mes parents et mon frère Eric sont restés ici pour TPM. C'est bien plus simple d'être proche de la côte pour pouvoir suivre les cargaisons.

En l'entendant mentionner uniquement l'un de ses frères, je me demande ce qu'est devenu Lucas, celui qui a fondé Color Caribe. Je devine qu'il a dû quitter la ville pour d'autres projets.

— Et toi, tu n'avais pas envie de rejoindre l'entreprise familiale ?

Ma question laisse planer un silence durant lequel Carlos se frotte l'arrière du crâne.

— Excuse-moi, je suis trop curieuse, débité-je. Ça ne me regarde pas, tu n'es pas obligé de me répondre si tu n'en as pas envie.

— Ta question est légitime, admet mon patron. Je vais pas m'étendre, mais la relation avec mes parents est... compliquée. Gérer mon propre negocio était une manière de m'en détacher, en quelques sortes.

— Je vois. Au moins, tu n'étais pas seul sur le projet de Color Caribe. Ton frère aussi, cherchait à fuir tes parents ?

— Non, Lucas s'est toujours bien entendu avec eux, il a juste saisi l'opportunité qui s'offrait à lui avec le départ de l'ancienne propriétaire. Si tu veux mon avis, c'est à ça qu'on distingue les acteurs de ce monde de ceux qui regardent la vie leur passer sous le nez. Il faut avoir l'œil pour déceler les occasions qu'on met sur notre chemin et, surtout, avoir le cran de les saisir.

Sa vision me semble un peu trop carriériste, mais je décèle tout de même la teneur de ses propos.

— Après, je ne te cache pas que le départ de mon frère a été compliqué à gérer, reprend Carlos. Heureusement, à ce moment-là, j'ai pu compter sur le soutien de Santiago.

Le nom de cet homme me fait frissonner malgré moi. Moi qui en avais presque oublié sa venue quelques heures auparavant...

— C'est vrai ? m'étonné-je. En quoi est-ce qu'il t'a aidé ?

— Santiago a été un mentor pour moi. En même temps que j'aidais mon frère à Color Caribe, je l'aidais dans ses negocios. C'est lui qui m'a appris tout ce que je sais sur l'entreprenariat. Il m'a tendu la main quand je n'avais plus personne et, sans lui, Color Caribe n'aurait sûrement pas tenu le choc. Santiago... C'est un peu comme la famille que j'ai jamais eue.

Le regard de Carlos se perd dans le vague et, en le voyant prendre une grande respiration, j'ai l'impression qu'il se sent soulagé. Si je suis touchée qu'il ose se dévoiler, je ne peux pas m'empêcher d'être déçue que sa séquence émotion soit dédiée à cet homme.

— Santiago, ton mentor ? répété-je d'un air sceptique. C'est personnel, mais je trouve que ce type dégage quelque chose de bizarre. J'ai du mal à l'imaginer en héros.

— Pourtant, il l'a été avec moi.

— Peut-être que je me trompe mais... Quand tu m'as parlé de lui l'autre fois, j'ai eu le sentiment que tu doutais de lui.

L'espace d'un instant, je crois lire une petite hésitation sur le visage de Carlos. Elle est néanmoins vite balayée par cet air ferme que je lui connais trop bien.

—Tu as dû mal interpréter mes paroles, maintient-il. Tout ce que je viens de te dire est vrai. Santiago est mon ami, Ana.

Si ses aveux m'ont jusqu'ici paru sincères, j'ai soudain l'impression que mon jefe cherche à le couvrir un peu plus qu'il ne le devrait. Bon sang, si cet homme est parvenu à retourner le cerveau de quelqu'un d'aussi tenace que Carlos, de quoi est-il encore capable ?

Des claquements de sabots contre le pavé interrompent le cours de mes pensées. Une famille de touristes tractée par une calèche s'éloigne pour disparaître à l'angle de la rue.

— Bon, on finit d'allumer ces bougies ?

Comprenant que notre parenthèse d'authenticité touche à sa fin, je me tourne vers Carlos et acquiesce. Un violent fracas résonne alors dans le silence paisible de la rue. Le son, comparable à celui d'un objet se brisant sur le sol, semble venir de près.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? s'étonne Carlos en avançant dans la rue.

Je le talonne de près. En nous approchant, nous découvrons un sol jonché de fleurs échappées d'un vase brisé.

— Je suppose que ça doit être le vent ? hasardé-je.

Je m'apprête à consulter Carlos, quand un souffle dans mon oreille gauche me fait sursauter.

— Ah !

En faisant volte-face, je tombe nez-à-nez avec un visage amusé. La lueur des bougies donne à mon patron des airs diaboliques.

— T'es sérieux, là ? me rebiffé-je.

— Et alors, Madame la grande courageuse a eu peur ? On a cru un instant aux légendes de la rue de Tumbamuertos ?

— C'est vraiment bas, Carlos.

— Tu veux savoir quelle est la source de tes angoisses ? La voilà.

Ses doigts désignent deux points luisants dans l'obscurité. En plissant les yeux, je distingue la silhouette d'un chat.

— Désolé, ce n'était pas un esprit moqueur venu d'outre-tombe, déclare Carlos.

— Très drôle, rétorqué-je en levant les yeux au ciel.

— Après, ça n'enlève pas tout le mysticisme de l'équation. C'est d'un chat noir dont on parle, Elvira aurait certainement un tas de théories passionnantes sur son apparition. Je peux lui passer un coup de fil, si tu veux ?

— Non merci, je préfère écouter les tiennes, de théories, grommelé-je.

— Oh, moi, je n'ai qu'une chose à dire : heureusement que ce n'est pas un miroir, qu'il a cassé ! Autrement, on était bon pour être maudits jusqu'à la fin de nos jours.

Je réprime un sourire en le voyant se balayer le front d'un air théâtral. Après des mois à tenter de sonder Carlos, j'ai l'impression de découvrir de nouvelles facettes de sa personnalité... Ce qui n'est pas pour me déplaire.

— Je m'en voudrais de vous faire subir ça, Mademoiselle Girault, ajoute-t-il.

En prononçant ces paroles, mon patron s'avance vers moi pour me défier du haut de son mètre quatre-vingt. Pas intimidée pour un sou, je relève la tête en arborant un petit sourire et, à ce moment seulement, je sens quelque chose basculer en moi.

Le bleu crépitant de ses iris, le pli concentré sur son front, son souffle maîtrisé, tout me crie une tension qui semble bien réelle, mais que je n'avais jamais décelée. Depuis quand les choses ont-elles changé entre nous ? Combien de temps ai-je fermé les yeux sur cette attraction entre Carlos et moi ?

Mon cœur s'emballe en le voyant s'approcher. Quand ses yeux clairs se figent à quelques centimètres des miens, mon cerveau commence à perdre pied. Qu'est-il en train de se passer ? Les hallucinations ont-elles encore frappé ?

Je patauge dans l'incompréhension la plus totale, quand une voix nasillarde met fin à cette parenthèse hors du temps :

Scuse me, are you the receptionist ? I would like to get the keys for my room.

En me retournant, je découvre un homme blond traînant une énorme valise sur le pas de la porte de l'hôtel. Forcément, de tous les moments possibles, il fallait que le premier client de la soirée débarque maintenant.

Face à moi, Carlos me fixe d'un air impassible. Comme souvent, impossible de lire ce qu'il pense. Alors, bien que je n'en ai pas envie, je décide de privilégier mon image d'employée sérieuse et me redresse brusquement pour me racler la gorge.

— Oui, bien-sûr, excusez-moi. J'arrive.

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