29. La nuit des lumières (1/2)
Cette découverte sur Santiago me fait l'effet d'une claque. Je ne sais pas qui est cet homme, mais le fait qu'il joue les imposteurs auprès de Juli est carrément flippant. Plus que tout, ce sont ses motifs qui m'interrogent. Qui est-il... et que cherche-t-il ?
Pour la première fois depuis le début de cette enquête, je redoute ce qui peut m'arriver. Les paroles d'Eugenia tournent en boucle dans ma tête. Méfiez-vous, car certaines personnes ne sont pas celles que l'on pense. Et si déterrer ces vieilles histoires allait à l'encontre de ce que ma mère biologique voulait ? Et si c'était dangereux pour moi ?
Dans ce champ de bataille, je n'ai pas trouvé le courage d'aller chercher Rafael, qui continue de faire silence radio. Ce que je redoute plus que tout, ce sont ces choses qu'il ne m'a pas dites. Dans le fond, ai-je bien fait de confier en lui ? Et si lui aussi se faisait passer pour quelqu'un qu'il n'était pas ?
Ces milliers de questions me hantent toute la nuit. Par chance, je suis de repos le lendemain. La première chose que je fais en me levant, c'est quitter ma chambre pour m'aérer l'esprit.
L'air frais du matin est salutaire. En errant dans les rues, j'atterris au Portal de los dulces, une galerie réputée pour ses confiseries. Je la longe en observant le décor. Sur ma droite, la paroi jaune du bâtiment est rythmée par des portes laissant entrevoir des étalages de créations artisanales. Sur ma gauche, les arches se succèdent et découpent des vues sur la place voisine. Devant chaque pilier sont établis des stands regorgeant de sucreries. Des disques fourrés à la confiture de lait, des sablés saveur coco, des pâtes de fruits à la goyave...
Le stand des cocadas est celui qui m'attire le plus. Constitués d'une base de copeaux de noix de coco assemblés à l'aide d'un liant, les disques sont façonnés dans des formes irrégulières qui leur donnent leur charme. Pendant que je lorgne les jarres pleines, une dame fait son choix auprès du marchand :
— Noix de coco et confiture de lait, s'il vous plaît. Mettez-moi en dix de chaque.
Ce n'est qu'en tournant la tête que je reconnais le visage de la femme qui a témoigné à Color Caribe.
— Matilde ?
L'interpellée tourne sa couronne de cheveux afro et m'adresse un sourire dont la blancheur ressort sur sa peau noire.
— Ana-Lucía, ça alors !
Nous échangeons quelques banalités, avant qu'elle ne m'invite à quelques confiseries. J'accepte volontiers et nous prenons place à l'ombre des arbres du petit square voisin. Matilde me tend une cocada dont le goût sucré ravit mes papilles.
— Bon, raconte-moi, est-ce que le message radio t'a permis de trouver d'autres personnes qui connaissaient María-Carolina ? s'enquiert-elle.
— Non, tu es la seule qui ait témoigné. Avec un ami, on pensait avoir trouvé une piste, mais elle s'est avérée fausse. Je ne te cache pas que, depuis, c'est compliqué...
— Oh, ma belle... Je comprends. Si je n'ai rien su d'elle pendant toutes ces années, je me doute que la retrouver ne va pas être simple... En tout cas, si tu as d'autres questions, n'hésite pas.
Il ne me faut pas longtemps pour trouver. Une bouchée de cocada plus tard, je demande :
— Est-ce que tu as connu un certain Santiago, du temps où tu travaillais à Color Caribe ?
— Santiago ? Non, ça ne me dit rien... Pourquoi ?
Je soupire, avant de lui faire part de ma rencontre avec cet homme, puis de l'histoire de Juli. À la fin de mon récit, Matilde semble intriguée.
— C'est vrai que c'est étrange... J'aimerais t'aider mais, sincèrement, je ne sais pas qui est cet homme.
Je lui esquisse un sourire. Je m'attendais à cette réponse, mais il fallait au moins que j'essaie. Un silence flotte entre nous, avant que je n'ajoute :
— J'aurais une autre question...
— Bien-sûr, tout ce que tu voudras.
Je fouille dans mon sac pour en extraire avec précaution la photo que je garde toujours avec moi. Lorsqu'elle la découvre, le regard de Matilde se met à briller.
— C'est une jolie photo de María-Carolina... Où est-ce que tu l'as trouvée ?
L'entendre prononcer son nom en voyant son image fait courir un frisson le long de mon échine.
— Dans une vieille malle au fond de la cave de Color Caribe, expliqué-je avant de pointer un détail. Est-ce que ce collier te dit quelque chose ?
— Le pendentif qu'elle porte ? C'était son préféré, ses parents le lui avaient offert quand elle était toute petite. Elle ne s'en séparait jamais.
— C'est vrai ? Est-ce que... est-ce que tu en sais plus sur son histoire ?
Matilde pose sa main sur la mienne d'un air grave.
— Il faut que tu saches que, si ce collier était si important pour ta mère, c'est parce que ses parents sont tous les deux décédés quand elle était jeune.
— Oh... soufflé-je en retirant ma main.
— Je suis désolée. J'ai hésité à t'en parler avant, mais je ne savais pas si c'était pertinent à ce stade de tes recherches.
Mes orteils se crispent. J'ai l'impression que quelqu'un est en train d'essorer mon cœur comme une vieille serviette mouillée.
— Qu'est-ce que... Qu'est-ce qui leur est arrivé ? demandé-je en relevant les yeux.
— Ils ont perdu la vie dans un accident de voiture quand ta mère n'avait que treize ans. Suite à cette tragédie, elle a passé son adolescence dans un orphelinat et a remué ciel et terre pour terminer le collège. Avec un tel passif, personne ne s'attendait à ce qu'elle aille très loin... Et pourtant, elle a commencé à entreprendre et à vendre ses créations dès sa sortie de l'école. Elle a commencé par le faire dans la rue, avant de finir par acheter un local.
Je repose ma cocada entamée. Entendre parler de ma mère biologique me donne le sentiment qu'elle est tout près de moi.
— Et, María-Carolina... Comment est-ce qu'elle était ?
— Ta mère ? répète Matilde en penchant la tête. C'était une battante, une vraie... Elle a commencé avec rien, sans famille derrière pour la soutenir. Pour tout te dire, je ne sais même pas comment elle est parvenue à se dégoter ce local. Sa motivation lui donnait la force de gravir les montagnes.
Je souris. Ce portrait de femme forte et courageuse me touche, certainement parce qu'il fait écho à ma propre détermination.
— En tout cas, elle ne se séparait jamais de ce pendentif. Je me souviens, sur la face intérieure, son nom et celui de ses parents étaient gravés.
— Ah oui ? Et comment s'appelaient-ils ?
— Eh bien, son père s'appelait Manuel Antonio et sa mère... Ana-Lucía.
* * *
Ma rencontre avec Matilde me redonne une énergie nouvelle. Apprendre que j'ai hérité du nom de ma grand-mère décédée me donne le sentiment d'avoir mis le doigt sur une nouvelle facette de mon histoire. Plus que tout, je comprends que je ne suis pas là pour rien. Ces recherches sont difficiles, mais elles en valent la peine.
— Qué linda la fiesta es, en un ocho de diciembre...
En m'approchant de l'hôtel, je perçois des notes festives s'échappant à travers le rideau de perles. La réception parée de décorations de Noël que je découvre en entrant me fait réaliser que nous sommes déjà en décembre. Bon sang, avec ce climat tropical, j'en aurais presque oublié les fêtes de fin d'année !
Accroupie au pied du comptoir, Elvira installe une crèche en fredonnant.
— Al sonar del traqui traqui, que sabroso amanecer...
— Hola, Elvira !
L'interpellée m'adresse un sourire radieux, avant de se relever en voyant une cliente arriver depuis le patio.
— Bonjour, ma petite Ana ! Buenas tardes, Doña Zambrano ! Un sablé, ça vous dit ?
Lorsque l'assistante lui tend une assiette remplie de biscuits en forme de pain d'épices, la cliente n'hésite pas longtemps.
— Comment refuser ? Merci, Elvira. J'allais sortir pour profiter des lumières de ce soir, un peu d'énergie ne me fera pas de mal.
— Vous avez bien raison. Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas.
J'attrape un biscuit à mon tour en regardant la cliente quitter la réception.
— Que se passe-t-il, ce soir ? sondé-je d'un air curieux.
— C'est la fête de la Vierge, qui marque le début des festivités pour nous, m'explique Elvira. La tradition veut que l'on se réunisse en famille pour allumer des bougies. On les dispose un peu partout à l'intérieur, mais aussi sur le rebord des fenêtres pour illuminer les rues.
Son récit me rappelle la fête des lumières lyonnaise, elle-même inspirée par la Vierge Marie. Je suis encore perdue dans mes souvenirs, quand l'assistante s'exclame :
— Ave María Purísima, il y a de la mousse de partout, Carlos va me taper sur les doigts s'il voit l'état de la réception... Tu peux m'aider à balayer, s'il te plait ?
Elvira se relève pour épousseter sa robe. Quand je m'approche de ses pantoufles à grelots pour balayer la mousse décorative qui jonche le sol, elle bondit en arrière.
— Ah non, ne t'approche surtout pas de mes pieds !
— Hein, pourquoi ?
— Il ne faut jamais balayer les pieds de quelqu'un sinon, il va rester célibataire ! Et ça fait bien assez longtemps que j'attends l'amour...
Cette coutume surprenante m'arrache un sourire.
— C'est sérieux, Ana, insiste-t-elle d'un air grave.
— Très bien, je ferai attention, concédé-je en levant une main.
Je m'accroupis pour ramasser mon tas à l'aide d'une balayette, quand le bruissement du rideau de perles de l'entrée nous interrompt.
— Bonjour.
Intriguée par la voix éraillée que je crois reconnaître, je lève les yeux. La silhouette de Santiago dans l'entrée me fige sur place.
— Bonjour, répond Elvira. Que voulez-vous ?
Bien qu'elle reste polie, je lui décèle un ton défensif inhabituel. Entre la peur chez Carlos et la naïveté chez Juli, on dirait que cet homme fait ressortir toutes sortes de facettes insoupçonnées chez les personnes qui m'entourent...
— Est-ce que Carlos est là ?
Comme d'habitude, Santiago ne retire ni chapeau, ni lunettes de soleil. Est-ce par crainte d'être reconnu ? Une chose est sûre : la dépigmentation que sur le bas de son visage et sa chaîne en argent sont les mêmes que sur la photo de Juli.
— Non, il est chez des fournisseurs et doit revenir dans la soirée, rétorque Elvira. Pourquoi ?
— Très bien. Dans ce cas, dites-lui que je le cherche. Il faut que je lui parle, c'est important.
— D'accord, nous lui passerons le message.
Santiago acquiesce et se tourne vers moi, comme s'il s'apprêtait à me dire quelque chose. Les verres teintés qui dissimulent son regard ne m'empêchent pas de me sentir fixée et mal à l'aise. Finalement, il n'ajoute rien de plus et fait demi-tour.
— C'est moi, ou c'était bizarre ? chuchoté-je à Elvira une fois Santiago hors de portée, comme si je craignais encore qu'il puisse m'entendre.
L'assistante m'ôte le balai des mains pour se ruer vers l'entrée. J'arque un sourcil en la voyant l'adosser contre la porte fermée.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je nous protège de cet homme. Carlos a beau collaborer avec lui depuis toujours, il me fout la chair de poule. Je ne l'aime pas du tout.
— Et en quoi est-ce qu'un balai va nous protéger de lui ? C'est quoi l'idée, il a la phobie du ménage ?
Ma boutade n'arrache même pas un demi-sourire à Elvira, qui déclare d'un air sérieux :
— C'est ce qu'on fait pour éviter que des personnes indésirables reviennent chez soi.
Puis, en me voyant acquiescer avec perplexité, elle relève le menton.
— Bueno, ahora sí. Terminons d'installer ces décorations, tu veux ?
* * *
Une bonne heure plus tard, la réception brille de mille feux. En plus de la crèche bien fournie, un sapin orne la pièce et tout a été changé pour coller au thème du mois : rideaux, coussins, tapis, même les bonbons sur le comptoir.
— Los pastores de Belen vienen adorar el niño...
Elvira ayant prévu de passer la soirée en famille, je lui ai proposé de finir de nettoyer. Le poste de radio encore allumé passe désormais des villancicos, chants de Noël religieux. J'accompagne les voix enfantines en frottant le sol, emportant les derniers résidus de mousse dans une traînée aux arômes citronnés.
J'essore ma serpillière pour la énième fois, quand un grand fracas m'interrompt. Alarmée, j'adosse mon manche contre le mur et éteins le poste, coupant court à l'ambiance festive qui baignait la pièce.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?
La silhouette de Carlos m'arrache un soupir de soulagement. Je comprends alors que mon patron vient de faire tomber le balai qui y était adossé.
— Oh, ça ? C'est Elvira, expliqué-je en haussant les épaules. Elle a dit que c'était une coutume.
— J'aurais dû m'en douter... Qui a-t-elle voulu maintenir loin de l'hôtel ?
— Santiago. Il est venu pour nous dire qu'il te cherchait.
Carlos fronce les sourcils en se frottant l'arrière du crâne. Si j'écoutais mon sixième sens, je dirais qu'il semble préoccupé mais s'efforce de le cacher.
— Ah bon, je verrai ça avec lui.
Comme mon patron n'ajoute rien de plus, je reprends ma serpillière pour terminer mon ménage. Une bonne minute plus tard, je constate avec surprise qu'il me fixe en croisant les bras.
— Tu cherches quelque chose ? l'interrogé-je.
— Oui. À vrai dire, j'aurais besoin de toi.
— Ah oui, et pour quoi faire ?
— Comme tu le sais, Elvira va passer la veillée en famille et ne pourra pas assurer la réception de nuit. Sara a prévu d'en faire de même, donc il ne reste que toi et moi. Comme on risque d'avoir pas mal d'allées et venues, j'aimerais qu'on soit au moins deux à l'hôtel.
— Ah, eh bien, euh... D'accord.
La perspective de travailler de nuit sur ce qui est censé être mon jour de repos ne m'enchante pas, mais je n'ai pas vraiment le choix. Après tout, c'est l'occasion de montrer une fois de plus ma motivation à Carlos.
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