27. Nouvel affront et perturbations
Penchée au-dessus de l'évier de la cuisine, j'astique vigoureusement ma poêle. À en juger le fond, littéralement carbonisé, j'ai dû y laisser les œufs des clients sur le feu quelques dizaines de minutes de trop.
Pour ma défense, je ne suis pas vraiment au top de ma concentration. Une journée a beau s'être écoulée depuis, les paroles de la voyante tournent toujours dans ma tête. Et laissez-moi vous dire que sur l'échelle du flippe, le dernier regard qu'elle nous a lancé est parvenu à détrôner mon horrible cauchemar. Pourquoi s'être adressée à nous trois, qu'ont à voir Sara et Juli là-dedans ?
Méfiez-vous, car certaines personnes ne sont pas celles que l'on pense.
Que pouvait-elle bien entendre par là, que mes amies ne le sont pas réellement ? Ça n'a aucun sens, Sara et Juli sont mon soutien le plus constant depuis que je suis là. Mais si ce n'est pas elles, de qui peut-il bien s'agir ? Et si l'une d'entre elles était en danger... par ma faute ?
— Ana, hija ?
Tirée de mes pensées par Elvira, je m'empresse d'enfouir la poêle sous une pile d'assiettes sales. Je ne suis pas médium, mais je doute que mes supérieurs soient ravis d'apprendre que les clients ont été privés d'omelette à cause d'une visite chez la voyante du coin.
— Oui, pardon ?
— Santo Espíritu ! Ça fait trois fois que je t'appelle. Je ne sais pas ce qui t'arrive, mais ça m'a l'air bien agité là-dedans ! m'assène l'assistante en tapotant le haut de mon crâne.
— Oh, rien, des histoires, évasé-je. Tu avais besoin de quelque chose ?
— Oui, je veux bien que tu me remplaces à l'accueil. Je sais que tu finis bientôt ta journée, mais je dois me rendre à la dernière minute chez l'un de nos fournisseurs...
Notant chez Elvira un air inhabituellement inquiet, je lui réponds :
— Bien-sûr, pas de soucis mais... Est-ce que tout va bien ?
— Oui, c'est juste que je n'aime pas les surprises de dernière minute... Surtout lorsqu'elles impliquent de conduire un utilitaire. J'ai horreur de ces engins ! D'habitude, c'est Carlos qui s'en charge mais là, il est en réunion avec des partenaires...
Sa phrase m'arrache un soupir. Moi qui n'ai toujours pas reparlé avec lui depuis notre affront au sujet de Rafael-Santos, je commence à redouter de plus en plus notre prochaine conversation.
— Je comprends, Elvira, ne t'en fais pas. Je m'occupe de l'accueil. Je suis sûre que tu vas gérer cet imprévu comme une pro.
— Dios te oiga*. Il faut que je file, gracias hija !
J'abandonne ma vaisselle sans l'ombre d'un remord et talonne l'assistante jusqu'à la réception pour m'installer derrière le comptoir.
Au vu de ma capacité de concentration, j'espère qu'il n'y aura pas de manipulations complexes à effectuer. Après les œufs brulés, je ne sais pas de quoi je suis encore capable.
— Il faut qu'on parle, Ana.
La voix grave qui m'alpague alors que j'ouvre tout juste l'agenda des arrivées me fait sursauter.
— Carlos ? m'étonné-je en relevant les yeux. Je te croyais en réunion avec des partenaires.
Mon patron, adossé à l'une des arches du patio, penche la tête pour observer scruter à travers le rideau de perles.
— Je l'étais, oui, il y a deux heures. Si j'ai envoyé Elvira chez les fournisseurs, c'était justement pour qu'on puisse être tranquilles. J'aime beaucoup mon assistante, mais elle a un peu trop tendance à laisser traîner ses oreilles...
— Tu es au courant qu'elle est terrorisée à l'idée de conduire ton utilitaire ?
— Elvira est terrorisée par un tas de trucs. Elle a tellement peur des démarrages en côte qu'à chaque fois qu'elle s'arrête dans une pente, elle descend de la voiture et demande aux passants de le faire pour elle. La préserver de tout, ce n'est pas lui rendre service.
L'image me donne envie de sourire, mais je m'efforce de garder un visage sérieux. J'ai d'autres choses à gérer, comme cet affront imminent.
— Écoute, Carlos... J'ai beaucoup repensé à notre dernière conversation et... Je voulais te dire que je suis désolée. Je n'aurai pas dû te mentir au sujet de Rafael, c'était stupide.
— En effet, tu n'aurais pas dû. C'était une mauvaise idée.
J'attends une suite dans ses propos, mais elle ne vient jamais.
— Quoi qu'il advienne, sache que je ferais toujours passer l'hôtel en premier et que j'arrêterais de le voir si c'est nécessaire, ajouté-je. Je ne veux pas qu'on soit en mauvais termes... Tu sais mieux que personne à quel point je suis motivée et combien je travaille dur.
À l'exception de la partie concernant Rafael, mes paroles sont sincères. Le silence qui suit me laisse néanmoins le loisir d'envisager les pires scénarios. Quand Carlos ouvre enfin la bouche pour répondre, je retiens ma respiration :
— C'est bon... J'accepte tes excuses.
Je ne peux contenir un soupir de soulagement.
— Merci, Carlos !
— T'emballe pas non plus, ce genre d'affront n'a pas intérêt à se reproduire. Je sais que t'es une bosseuse acharnée, c'est ce qui t'a permis de sauver ta peau... Mais t'auras le droit à l'erreur une fois, pas deux. La prochaine fois, penses-y à deux fois avant de faire ce genre de conneries.
Je ne suis pas sûre de pouvoir honorer ce conseil autant que je le voudrais, mais je hoche tout de même la tête et me détends dans mon siège. Je ne m'attendais pas à ce que cette discussion soit si pacifique.
— À présent qu'on a tiré ça au clair, j'aimerais revenir sur autre chose.
Interloquée, je reporte mon attention sur Carlos. Aurais-je parlé trop vite ?
— Je t'écoute, acquiescé-je en sentant mon pouls battre dans mes tempes.
— Santiago, celui qui nous a interrompus l'autre fois... Est-ce que tu l'avais déjà vu avant ?
Cette question ne m'inspire qu'un mouvement de recul.
— Non, il ne me dit rien. Pourquoi, cet homme n'est pas censé être ton ami ?
— Si, si, je le connais bien.
— Alors, d'où vient cette question ?
L'espace d'un instant, je crois déceler dans le regard de Carlos la même lueur d'appréhension que lors de la venue de cet homme.
— Je ne sais pas, j'ai été surpris qu'il me questionne sur toi.
Ses paroles font écho à mon propre malaise. Moi aussi, j'ai été surprise de l'intérêt de Santiago, mais mieux vaut ne pas s'avancer trop vite.
— Ce n'est pas la première fois que j'ai droit à des regards curieux, avancé-je. Le fait que je sois française attire souvent l'attention.
— Peut-être, mais je connais Santiago et je sais qu'il ne laisse rien au hasard. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose qui m'échappe...
— Et qu'est-ce qui te laisse penser ça ?
Face à moi, Carlos soupire en se grattant le sourcil.
— Ah, je sais pas... Faut que j'arrête de me prendre la tête, Santiago est quelqu'un de confiance. Ce sont mes vieux réflexes, je suis trop parano.
Cette soudaine rétractation ne me convainc pas le moins du monde. J'en viendrais presque à penser que mon patron s'est un peu trop livré et qu'il le regrette.
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger...
Le bruissement du rideau de parles annonçant cette nouvelle arrivée, nous tournons la tête à l'unisson, et je manque de tomber de ma chaise en découvrant de qui il s'agit.
— Toi...
Rafael-Santos soutient le regard de Carlos, droit comme un I dans l'encadrement de l'arche d'entrée.
— J'aimerais parler à Ana, déclare-t-il.
— Elle est occupée, repasse plus tard, rétorque Carlos en serrant les dents.
Je le regarde faire volte-face avant de se retourner en se tapant le front :
— Enfin, non, puisque c'est toi... Ne reviens jamais.
— Et si je refuse ? le défie Rafael. C'est la réception de l'hôtel, tu ne peux pas mettre dehors un potentiel client.
— Un potentiel client ? ricane Carlos. Ça tombe bien, je t'ai jamais vu comme tel.
Cette escalade de tension ne me plaît pas du tout. J'ai du mal à saisir le comportement de mon acolyte, pourquoi s'obstine-t-il ainsi ?
— De toute façon, c'est la fin du service pour Ana, non ?
— Non, elle doit faire l'inventaire de toutes les assiettes de l'hôtel et les classer par ordre de couleur de toute urgence.
En voyant mon supérieur insister sur ces derniers mots, je pousse un soupir. Je commence à en avoir marre que l'on parle de moi comme si je n'étais pas juste derrière.
— Eh bien moi, je n'ai pas envie de m'en aller, insiste Rafael. Je suis venu parler avec Ana et je ne partirais pas tant que tu ne m'auras pas laissé le faire.
Je jette un coup d'œil alarmé vers Carlos, qui me m'adresse un regard entendu. Je comprends alors que c'est le moment d'honorer la promesse que je lui ai faite.
— Rafael, rentre chez toi, lui intimé-je. S'il te plaît.
— Ah oui, vraiment ?
Le regard entre défi et rancœur qu'il me lance me serre la poitrine, mais je n'ai pas le choix. Comment n'a-t-il pas déjà compris le tiraillement dans lequel je me trouve ?
— Non, rétorque-t-il. Je n'ai pas l'intention de laisser ce connard s'en tirer une fois de plus.
Les paroles de Rafael me laissent médusée.
— Parce que tu te pointes chez moi pour m'insulter, maintenant ? s'insurge Carlos. Casse-toi d'ici et trouve-toi une vie pour arrêter de pourrir la mienne, saleté de corroncho !
— Claro, qui suis-je pour venir offenser le grand Carlos Maestre... persifle Rafael. Tu ne t'es jamais gêné pour crier sur tous les toits que j'étais un délinquant, un meurtrier... Et pendant ce temps, tu gardais tes petits secrets bien au chaud pour te couvrir, hein ?
— Me couvrir ? De quoi tu parles ?
— Et tu continues à faire l'innocent... Maintenant que je sais ce que tu as été capable de faire, qu'est-ce qui me prouve que tu n'as pas justement eu quelque chose à voir avec cet incendie ?
J'ai à peine le temps d'essayer de comprendre de quoi parle Rafael qu'à ma gauche, Carlos empoigne un vase pour lui jeter dessus. J'étouffe un cri en le voyant voler vers l'accordéoniste avant de se briser sur le sol de la réception.
— Qu'est-ce que tu viens de dire, là ? rugit mon patron en levant le poing vers Rafael. Qu'est-ce que t'es en train d'insinuer ?
J'ai beau avoir vu Carlos en colère un paquet de fois, jamais je ne l'avais vu dans cet état-là. Sa rage est telle qu'elle fait jaillir une veine sur sa tempe.
— Arrêtez ça tout de suite ! m'écrié-je. Vous allez vous blesser ou faire mal à quelqu'un ! Carlos, tu ne vas tout de même pas agresser Rafael dans la réception de l'hôtel ?
Par miracle, mes mots semblent stopper mon patron.
— Ana a raison, reconnaît-il en crispant la mâchoire. Mais je ne tiendrai pas longtemps alors disparais vite, et ne t'avise pas de revenir par ici.
Percevant sans doute dans le calme de Carlos une menace encore pire que les précédentes, Rafael finit enfin par comprendre le message et quitte la réception sans se retourner.
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