25. Orages et visite intempestive

Un violent coup de tonnerre éclate et résonne sur les murs qui m'entourent. Recroquevillée contre la paroi, je me protège de la pluie déchaînée qui se déverse sur moi.

Ana, où es-tu ?

Ce murmure perce à travers le bruit de l'orage. Le visage protégé à l'aide de mes mains, je relève les yeux pour distinguer une lueur teintée de vert.

Maman ?

Ces mots sortent seuls de ma bouche. Je suis comme poussée par un instinct, une pulsion qui m'entraîne vers cette lumière. Je dois la rejoindre.

Mes habits et mes cheveux trempés me collent à la peau. Le plafond chaque fois plus bas m'écrase la tête et l'eau qui s'accumule sur le sol m'arrive désormais aux chevilles. Malgré la fatigue et la peur qui m'habitent, je puise dans mes dernières forces pour ramper à quatre pattes jusqu'à cette lueur.

Un nouveau coup de tonnerre vibre jusqu'au plus profond de moi. Je ne sais pas si c'est la peur ou la fatigue, mais mon corps entier est secoué de tremblements.

— Maman...

Après de longs instants à me débattre dans les torrents d'eau qui se déversent sur le sol, je finis par atteindre mon objectif. Libérée du brouillard qui m'obstruait la vue, je découvre enfin l'objet de mes convoitises : une amulette suspendant une belle émeraude. Autour de la pierre, des fils dorés s'entrelacent dans un motif semblable à des pétales de fleurs. La douce lueur en qui émane me réchauffe le cœur. Tout naturellement, je tends le bras pour l'attraper.

Mais au lieu de sentir le réconfort de cette amulette, ma main cogne contre une immense vitre qui se dresse devant moi. Folle de rage, je frappe de toutes mes forces dans l'espoir de la faire céder. Derrière la paroi, le pendentif flotte dans son aura de chaleur, tandis que je reste prisonnière de cette scène cauchemardesque.

Ignorant les larmes qui jaillissent de mes yeux pour se fondre dans les rivières qui cascadent le long de mes joues, je crie et redouble d'efforts pour cogner, cogner encore plus fort...

— Maman ! Maman !

* * *

Cette vision me prend tellement aux tripes que je me sens fatiguée toute la matinée. Même le petit déjeuner préparé avec soin par abuela Dolores ne parvient pas à me redonner l'appétit. Je m'efforce de garder la face, mais c'est dur. Ce rêve, ou plutôt ce cauchemar, me rappelle ceux que je faisais à Paris. Ceux qui m'ont amenée ici.

Ce songe se distingue toutefois par son côté dramatique. Si les précédents étaient empreints d'une sensation de douceur et de bien-être, c'est loin d'être son cas. J'en suis sortie en nage, le cœur tambourinant et les joues humides. Sur le canapé voisin, Rafael avait l'air paniqué. D'après ses dires, je m'étais débattue en répétant « maman, maman ».

À présent, il est dix heures trente et nous nous apprêtons à partir. En rangeant mes habits dans ma nouvelle besace déclinant de belles teintes de vert, je tombe sur la photo de ma mère biologique en train de tisser. Depuis que j'ai mis la main dessus, elle ne me quitte plus.

Je contemple son visage aux traits doux et me laisse envahir par la délicieuse sensation de chaleur qu'il me procure. À cet instant, je réalise à quel point elle me manque, à quel point j'ai besoin de la rencontrer. C'est un désir incommensurable qui va au-delà du rationnel. Je donnerais tout, absolument tout pour pouvoir la voir, lui parler.

En la scrutant, je m'attarde sur le pendentif qu'elle porte et mon chagrin laisse place à de la surprise. Ce collier, auquel je n'avais pas fait attention jusqu'ici, est l'exacte réplique de l'amulette que j'ai aperçue dans mon rêve.

— Ana, on y va ?

Alpaguée par Rafael, je fourre la photo dans ma besace et acquiesce en relevant la tête.

— Ce sac te va bien, me complimente-t-il. Il fait ressortir le vert de tes yeux.

Je le remercie en lui adressant un maigre sourire. J'ai beau essayer, je ne parviens pas à me délester du poids de ce cauchemar.

Après avoir remercié abuela Dolores ainsi que ses filles et María-Carolina pour leur hospitalité, nous rebroussons chemin et appelons nos deux mototaxis pour retrouver la jeep de Sebastián sur la place de la mairie de San Jacinto.

Les deux heures de trajet laissent à mon cerveau tout le loisir de retracer ce songe. J'en profite pour noter sur un morceau de papier tous les détails dont je me souviens. Je ne veux en perdre aucune miette.

Après quelques minutes à rouler dans les rues de la vieille ville, Rafael fait un écart pour stationner sur le côté et tourne la clé du moteur.

— On est au croisement de la plaza San Diego, annonce-t-il en se tournant vers moi. Je t'aurais bien déposée devant l'hôtel, mais ce serait trop risqué vis-à-vis de Carlos.

— Bien sûr, tu as raison. Ne t'en fais pas, je finirai à pieds.

— Tu es sûre que ça va aller ?

La voix de l'accordéoniste trahit son inquiétude.

— Oui, ne t'en fais pas, le rassuré-je. J'ai juste besoin d'être seule pour encaisser tout ça... On en reparle quand ça aura décanté.

— Très bien... Comme tu préfères.

Je crois déceler une certaine tristesse sur son visage, mais peut-être est-ce simplement lié aux nuages sombres qui ont désormais envahi le ciel. Je frissonne en visualisant des scènes de mon cauchemar. Troublée, je me m'attarde pas plus longtemps dans la voiture.

— Bon, eh bien... À plus tard, Rafael. Et merci pour tout.

L'accordéoniste hoche la tête tandis que j'attrape ma besace et descends de la jeep. Je longe encore la calle de Tumbamuertos, quand un violent coup de tonnerre éclate. Son rugissement rebondit sur les parois de la rue.

Comme par hasard...

De premières gouttes de pluie s'écrasent sur le sol et l'averse redouble vite d'intensité. Afin d'éviter les seaux d'eau qui commencent déjà à tomber, je me mets à courir.

Une fois à l'abri sur le perron d'entrée de l'hôtel, je tombe nez à nez avec un visage familier. Un visage cerné de belles boucles blondes.

— Camila ?

— Tiens, Ana.

Si la blonde ne semble pas surprise de me croiser, je me demande bien ce qu'elle fait ici.

— Tu devrais vite rentrer pour t'abriter, m'intime-t-elle. Ici, l'orage peut frapper fort.

Ses paroles ont beau être accompagnées d'un sourire, l'étrange lueur qui anime son regard ne fait que renforcer mon étrange présage.

Un bref salut plus tard, Camila disparaît. Trop fatiguée pour me prendre la tête, je remets à plus tard mes réflexions sur le sujet.

En franchissant le rideau de perles de l'hôtel, je tombe sur une réception déserte. Enchantée à l'idée de m'éclipser dans ma chambre pour retrouver mon lit, je file en direction du patio... Mais c'est sans compter l'irruption soudaine de Carlos, dont la voix grave me fait sursauter.

— Ana, m'arrête-t-il. Je t'ai fait peur ?

— Euh, un peu, j'avoue. Je pensais qu'il n'y avait personne à la réception.

— Tu pensais pouvoir faire tes petits plans en douce, c'est ça ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Ce que je veux dire, c'est que tu as la tête de quelqu'un qui a des choses à cacher.

Carlos me sonde de son regard pénétrant et les battements de mon cœur s'accélèrent. Ses paroles me font l'effet d'une claque.

— Je ne vois vraiment pas de quoi tu parles, lâché-je en maîtrisant au mieux les tremblements de ma voix.

— Et tu fais l'innocente, en plus ? Je sais ce que tu trames... Quand je pense que tu m'as menti pendant tout ce temps !

Plus le dialogue avance et plus je commence à transpirer. Jouer les innocentes ne sert à rien s'il sait, il faut que je prenne les devants pour essayer de sauver les meubles.

— Écoute, Carlos, je veux que tu saches une chose. S'il y a des choses que j'ai choisi de ne pas te dire, c'est parce que je ne voulais pas t'impliquer dans des affaires qui ne te concernent pas.

— Évidemment, tu savais que ça me foutrait hors de moi d'apprendre que tu t'étais prévu une petite virée avec cet abruti de corroncho ! J'ai pas arrêté de te dire de rester loin de lui !

Je retiens mon souffle. Cet abruti de corroncho ? C'est de mon excursion avec Rafael dont il parle ? En réalisant le quiproquo qui vient d'avoir lieu, je remercie le ciel d'être restée aussi évasive. Bon sang, j'étais à deux doigts de me griller toute seule !

Face à la perspective d'être potentiellement démasquée, le savoir au courant de mon voyage avec son ennemi juré est un soulagement. C'est à ce moment que le regard et les paroles étranges de Camila prennent tout leur sens. C'est elle, c'est certain.

Comment elle l'a su, c'est une autre paire de manches que je laisse pour plus tard. Actuellement, j'ai un chantier plus urgent...

— Écoute, Carlos, j'entends ce que tu me dis, mais je n'ai pas le même passif que toi avec Rafael-Santos, déclaré-je en relevant le menton pour soutenir son regard. Je suis désolée de t'avoir menti, je n'aurais pas dû. Le truc, c'est que j'ai appris à le connaître avant de savoir que tu le détestais et... Il est devenu mon ami. Tu ne vas quand même pas m'empêcher de parler à quelqu'un sous prétexte que tu ne l'aimes pas ?

— T'es bien naïve... C'est pas de n'importe qui dont on parle, mais de cet abruti de Corrales. Tout le monde à l'hôtel sait qu'il ne doit pas traîner avec ce type, que ce soit pendant ses heures de travail ou en dehors, je m'en fous ! C'est la règle, point barre.

— Eh bien, sauf ton respect, Carlos, je trouve que tu pousses tes règles un peu trop loin.

Mes paroles n'ont pas l'air de plaire à mon supérieur, qui me toise en plissant les yeux.

— Oh, c'est vrai ? Eh bien, que tu le veuilles ou non, tu travailles dans mon hôtel.

Je commence à regretter de m'être engagée sur ce terrain, quand une voix masculine éraillée nous interrompt :

— Bonjour, Carlos. Comment vas-tu ?

En me retournant, je découvre une silhouette de carrure moyenne vêtue d'une chemise et d'un pantalon droit et surmontée d'un chapeau noir. Je plisse les yeux pour tenter de le reconnaître, mais les lunettes de soleil que l'homme porte m'empêchent de voir son visage. Seule une longue chaîne suspendant un médaillon en forme de triangle inversé luit dans l'ombre. Un cigare coincé entre les lèvres, il est à l'autre bout du spectre des types effrayants. Comme une déclinaison du « ne me cherche pas des ennuis ou tu vas le regretter » de Carlos, en plus élégant.

— Tiens, Santiago !

Malgré son visage d'apparence serein, je décèle dans la voix de Carlos une intonation un demi-ton plus aigüe que la normale. Serait-ce... de la peur ?

L'homme s'avance en retirant son cigare dans un long panache de fumée, révélant une dépigmentation sur le bas de sa mâchoire.

— Excusez-moi, j'interromps quelque chose, peut-être ?

— Non, tu n'interromps rien, s'empresse de répondre Carlos. Ana, est-ce que tu peux nous laisser un moment, s'il te plaît ?

Le battement nerveux de son pied attire mon attention. Je ne sais pas qui est ce type mais, visiblement, il ne met pas mon patron très à l'aise.

— Ne t'en fais pas, elle peut rester, affirme Santiago. Ce ne sera pas long.

J'acquiesce et me poste derrière le comptoir de la réception, où je fais mine de ranger quelques dossiers tout en tendant l'oreille.

— Est-ce que tu as pu te rendre au concert comme je te l'avais demandé ?

Ces mots me renvoient à la soirée du 11 novembre, celle où Carlos m'avait fait part de sa mission de surveillance. Ce Santiago serait donc le mystérieux interlocuteur avec lequel mon patron avait échangé au sujet de ses inquiétudes ? En tout cas, une chose est sûre : si l'un d'eux savait qui j'étais, ils ne seraient certainement pas restés ici pour parler de cette affaire.

— Oui, j'y étais, affirme Carlos. Je sais déjà ce que tu vas me dire, mais j'ai vraiment tout analysé et je peux te garantir qu'il n'y a rien à craindre. Tu peux être tranquille.

— Très bien, je te crois, concède Santiago.

Mon patron lui porte un regard surpris, mais cesse enfin de taper du pied.

— Et qui est cette jeune femme ?

La tête du nouveau venu se tourne vers moi mais, étant donné qu'il porte des lunettes de soleil, je ne sais pas vraiment s'il me regarde.

— Oh, elle ? C'est Ana-Lucía, ma nouvelle recrue française, explique Carlos.

La tâche de dépigmentation de Santiago s'étire légèrement, me laissant deviner l'ombre d'un sourire. Je m'efforce d'afficher un air réjoui.

— Enchantée, monsieur.

— Tu peux m'appeler Santiago, me retourne-t-il d'une voix sirupeuse. Française, donc ? C'est fou, ça. Comment as-tu atterri ici ?

— J'adore voyager. Je voulais découvrir la côte caribéenne.

— Je vois, intéressant.

— Eh oui... Il faut croire que Color Caribe commence à gagner une certaine renommée ! claironne mon patron, qui recommence déjà à battre du pied.

— Et, depuis combien de temps travailles-tu ici ? m'interroge Santiago.

— Je suis arrivée ici il y a un peu plus d'un mois.

Un silence, bref mais terriblement lourd, pèse sur la conversation. Je ne sais pas qui est ce type, mais il semble arriver à ficher la trouille à son auditoire en quelques mots, et même à Carlos. L'idée qu'il puisse lui avoir confié ses craintes ne manque pas de me surprendre.

— D'accord, répond Santiago. Bon, dans ce cas, je ne vous embête pas plus longtemps, les affaires m'appellent. Je te souhaite une bonne intégration, Ana-Lucía. À la prochaine, Carlos.

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