24. Sous les mêmes étoiles
Suite à cette déconvenue, je fais preuve d'une force inouïe pour ne pas m'effondrer. J'ai beau avoir anticipé l'éventualité, c'est dur de réaliser après tous ces efforts que nous avons une fois de plus fait fausse route.
Heureusement que Rafael est là pour sauver les meubles, car je ne suis pas d'humeur bavarde. Le peu d'énergie qu'il me reste est dédié au choix du sac sur-mesure justifiant ma visite et, en déambulant entre les tissages colorés, je finis par me prendre au jeu. Je me répète qu'au moins, je pourrai repartir de cette excursion avec un sac fait sur-mesure par une artisane talentueuse.
Durant le processus, nous échangeons avec abuela Dolores, la vieille dame qui nous a ouvert. Elle nous présente sa petite fille Marta, elle-même maman d'un petit garçon. Réaliser que la gérante avec laquelle je discute est arrière-grand-mère ne manque pas de me surprendre, mais Dolores m'assure qu'elle est bien entourée, entre sa famille et ses employés.
Nous visitons l'atelier, où des dizaines de hamacs, de sacs et autres créations en macramé sont suspendus, ponctués çà et là par des outils, et même des instruments de musique. En découvrant toute cette richesse, je comprends mieux pourquoi la ville de San Jacinto est considérée comme le premier centre artisanal des Caraïbes.
Marta nous montre le métier à tisser, une immense machine qui tend des fils sur de grandes longueurs, avant de nous guider vers les illustres hamacas grandes qui, comme leur nom l'indique, sont immenses. Grimper dedans me donne la sensation d'être toute petite.
Le temps passe vite et, quand nous regardons par la fenêtre, le soleil a déjà baissé.
— Mince ! Il va falloir qu'on se dépêche de rentrer, remarque Rafael.
— Rentrer ? Comment ça, rentrer ? répète abuela Dolores d'un air consterné. Il fait déjà presque nuit, prendre la mototaxi à des heures pareilles serait totalement inconscient ! Restez dormir ici, nous avons de la place. Vous repartirez demain matin.
Prise au dépourvu par cette proposition, je me tourne vers Rafael.
— Il reste encore une heure avant qu'il ne fasse nuit, ce n'est pas impossible, commente-t-il.
— Pourquoi prendre des risques inutiles ? Por el amor de Dios, ne soyez pas si têtus !
Comprenant qu'abuela Dolores ne cédera pas, nous acceptons son offre avec gratitude. Ni une ni deux, elle envoie sa fille parer les canapés du salon de draps propres et se met aux fourneaux. Lorsque je fais part de ma gêne à Rafael, il m'explique que ce genre d'accueil est courant en Colombie, d'autant plus dans les régions rurales. « Ce sont les gens qui ont le moins qui donnent le plus », m'indique-t-il.
Pour nous rendre utiles, nous aidons abuela Dolores à préparer sa spécialité, le mote de queso. Cette soupe typique de la région est à base de fromage et d'igname, un tubercule semblable au manioc qui donne son crémeux au plat. En détaillant oignons et tomates pour le guiso, une sauce aux épices visant à relever le goût du plat, nous en profitons pour discuter.
— A ver, abuela Dolores... Au cours de votre vie, vous avez tissé combien de hamacs ? s'enquit Rafael.
La vieille dame pose la marmite sur le feu avant d'essuyer ses mains sur son tablier d'un air songeur.
— Je ne sais pas, des milliers... J'ai appris à tisser petite et, depuis, je n'ai jamais arrêté.
— Attendez, vous tissez encore ? m'étonné-je.
— Beaucoup moins car ma vue me limite, mais ça m'arrive. En général, je me charge plutôt de faire tourner la maison. C'est ma fille Marta qui confectionne les hamacs.
— Et vous arrivez à vivre de votre artisanat ? demandé-je en me tournant vers sa petite fille.
Marta hoche la tête en versant des bouts d'igname dans le bouillon.
— Oui, on a beaucoup de demandes, gracias a Dios... Alors je tisse tous les jours. C'est assez long, le tissage d'un grand hamac prend entre 4 et 5 jours.
— Quel travail !
— Oui, il faudrait qu'on facture au moins le double pour être bien rémunérés...
L'air résigné de Marta m'attriste. Moi qui l'enviais presque, je me demande à quel point cette vie a été choisie. A-t-elle au moins eu l'opportunité de se projeter ailleurs, dans autre chose ?
Comme si elle avait lu dans mes pensées, la jeune mère ajoute :
— C'est pour ça que je continue d'étudier en parallèle. Les Montes de María ont beaucoup souffert du conflit armé et des guérillas. Beaucoup de gens ont été tués et, aujourd'hui, des tas d'enfants errent, sans famille pour veiller sur eux et sans toit... Mon rêve, c'est de leur offrir un foyer sûr où ils puissent se construire sur de bonnes bases. Ce ne sera pas facile, mais j'ai espoir. Beaucoup de projets culturels se sont développés ici depuis la fin du conflit.
À mesure qu'elle nous partage ce projet, la tristesse sur son visage se mue en détermination. Je l'écoute attentivement, émue par ce projet étonnamment lumineux dans un contexte si violent, et par la résilience de ces personnes que la vie n'épargne pas.
* * *
Une fois couchée, je ne parviens pas à freiner la course de mes pensées. Le récit de Marta tourne dans ma tête et, hantée par des images d'enfants errants, j'en viens presque à me sentir coupable. Comment puis-je prétendre souffrir de l'absence de ma mère biologique ? Contrairement à ces orphelins, j'ai eu un toit, un foyer aimant. Dans le fond, cette quête n'est-elle pas superflue ?
Les yeux grands ouverts sur l'obscurité de la pièce, j'écoute le battement de l'horloge égrener inlassablement chaque seconde.
— Ana ?
La voix de Rafael, allongé sur le canapé voisin, me laisse deviner qu'il peine aussi à trouver le sommeil.
— Oui ?
— À quoi tu penses ?
Je pousse un soupir.
— À beaucoup trop de choses...
— C'est bien ce que je me disais.
Un silence plane, avant que Rafael ne reprenne :
— Ça te dirait, de sortir un peu ?
— Sortir ? Pour aller où ?
— Je ne sais pas. Prendre l'air.
Voyant que Rafael se lève, j'enfile mes baskets et le suis. Le ciel étoilé filtre une douce lumière sur la forêt et j'ai le sentiment d'être dans un rêve. Je foule l'herbe fraîche en silence.
— Je suis désolé de ce qui s'est passé aujourd'hui, morenita...
— Peu importe, évasé-je. Je n'ai pas envie d'en parler.
— Ana, je sais que tu es déçue.
Je garde les yeux rivés devant moi. Ses paroles me titillent à un endroit sensible, mais je serre les poings pour me contenir.
— Ça ne me fait plus grand-chose, maintenant, marmonné-je. Je le savais, de toute façon.
— J'ai été déstabilisé, moi aussi, quand on a découvert le visage de María-Carolina. Ça a dû être dur de garder la face. Alors si tu as besoin de vider ton sac, c'est le moment...
S'il cherche à bien faire, ces paroles sont la goutte de trop. Impuissante, je laisse toute la frustration que j'accumule depuis notre arrivée exploser :
— Oui, je suis déçue, et alors ? Pourquoi est-ce que tu insistes autant ? Qu'est-ce que tu cherches à te prouver, à la fin ?
Ma rage fait briller les yeux de Rafael d'une étincelle nouvelle.
— Ah, tu vois que tu ressens quelque chose ! Vas-y, sors moi tout ça.
— Quoi, tu veux de la tristesse, de la rage ? C'est ça que tu veux ? Je pourrais te dire que je suis complètement déprimée, que je me sens nulle et que je m'en veux de t'avoir entraîné dans tout ce périple inutile, mais à quoi ça servirait ?
J'achève cette dernière question la gorge nouée et des larmes au coin des yeux.
— À sortir tout ça, déjà, affirme Rafael. Tu ne mérites pas de vivre avec cette rancœur. En plus, je ne suis pas d'accord avec ce que tu viens de dire. Ce périple n'a pas été inutile, regarde les paysages et les personnes qu'on a découverts ! La vie, ce sont aussi ces expériences inattendues, tu ne penses pas ?
Je suis tellement à fleur de peau qu'un simple regard me fait fondre en larmes.
— Morenita...
L'accordéoniste étend ses bras et me serre contre lui. Ma tête trouve refuge dans le creux de son épaule et nous restons immobiles un moment, Rafael berçant mon corps secoué de sanglots. La sensation de son corps chaud contre le mien m'aide à me calmer.
— Je suis d'accord avec toi, Rafael... Mais c'est dur de rechercher une personne sans savoir si elle-même nous cherche. Puis, il a tellement de gens qui ont de vraies raisons de se lamenter... Moi je suis là, à souffrir du manque d'une personne dont je ne connais rien. C'est ridicule !
L'accordéoniste s'écarte pour me fixer d'un air médusé.
— De vraies raisons de se lamenter, sérieusement ? C'est ta mère, Ana ! Elle t'a portée, tu as vécu tes premiers mois de vie avec elle, c'est normal que tu sentes le besoin de la rencontrer ! Et ce n'est pas parce que ta mémoire n'en garde pas de traces que tu ne la connais pas...
Je fixe mes baskets. Au plus profond de moi, je sais qu'il a raison.
— Peut-être, mais ça n'empêche que cette piste était vouée à l'échec depuis le début. María-Carolina a disparu il y a plus de vingt ans. S'il suffisait de quelques recherches internet pour la retrouver, Matilde et ses autres proches l'auraient fait depuis longtemps... J'ai beau essayer, je ne sais pas ce que je peux espérer trouver de plus, Rafael.
Les yeux embués, j'avale une goulée d'air. Mes pensées maussades se perdent dans le silence de la nuit, où seuls s'élèvent quelques cris d'animaux, mêlés à l'écoulement paisible d'une rivière et à l'arôme de la terre fraîche.
— Je suis bête d'espérer, soufflé-je. L'espoir, ça fait mal.
— C'est vrai, c'est ce que tu penses ?
La question de Rafael ne m'arrache qu'un haussement d'épaules.
— Si tu n'avais pas cet espoir, tu n'en serais pas là aujourd'hui, observe-t-il. Mais si ça peut t'aider, ma grand-mère wayu nous a toujours conseillé de faire preuve de foi, plutôt que d'espoir.
— Qu'est-ce que tu entends par « foi » ?
— La foi, c'est un sentiment inconditionnel. Le problème avec l'espoir, c'est qu'il nécessite quelque chose en retour, ça revient à échanger tes actions en échange d'un futur meilleur. Faire preuve de foi, c'est agir parce qu'on sait au plus profond de nous que c'est la meilleure chose à faire. Peu importe le résultat... Et même s'il est difficile.
Ses paroles me font réfléchir. N'ai-je pas, dans le fond, placé trop d'attentes sur le résultat de mes recherches, plutôt que dans l'intérêt de ma démarche ? Rafael a raison. Rien ne me garantit que je parvienne à mes fins, ou que l'aboutissement soit celui que j'espère.
— En tout cas, c'est ce que je m'efforce de faire avec mes propres recherches, déclare-t-il. Contrairement à ce que pense mon frère, je sais qu'il y a de grandes chances que je découvre des choses qui me contrarient... N'empêche que je préfère une vérité difficile à des mensonges confortables. Si je me suis lancé là-dedans, c'est parce que j'ai besoin de comprendre ce qui s'est réellement passé. J'ai toujours tout fait pour aider ma famille alors, crois-moi, être en opposition avec eux est loin d'être simple... Mais je m'accroche à mon objectif et à ceux qui m'aident. Il y a mes amis mais aussi, depuis ces derniers temps, toi...
Ses paroles agissent comme un baume apaisant sur mon cœur blessé et, avant d'avoir eu le temps de le conscientiser, je me surprends à sourire.
— Merci, Rafael, vraiment. J'ai de la chance d'avoir trouvé un allié comme toi.
— Tu n'as pas à me remercier, je suis ton ami, Ana. Je sais que les choses n'ont pas toujours été évidentes depuis qu'on se connaît, mais... Tu peux me faire confiance. Je suis là pour toi.
Mes yeux émus se perdent dans la contemplation du ballet d'étoiles que nous offre la voûte céleste, ces poussières scintillantes dessinant des formes abstraites sur le fond bleu nuit. La splendeur du spectacle me ramène une fois de plus à ma mère biologique que j'imagine, assise comme moi, admirer les mêmes étoiles. C'est alors que je suis frappée par une certitude.
Je vais la retrouver, peu importe le temps qu'il faudra. Comme Marta avec son projet, et comme toutes ces personnes malmenées par la vie qui se sont relevées, il faut que je fasse preuve de persévérance.
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