20. Interrogatoire arrosé (2/2)
— Ana ?
Surprise de voir la porte s'ouvrir si vite, je sursaute.
— Carlos, lui retourné-je.
Je soutiens le regard de mon interlocuteur qui me fixe de son regard glacial, les bras croisés. Peut-être que je le dérange ?
— Est-ce que je peux t'aider ? lâche mon patron après quelques secondes de silence.
— Non, enfin, si... C'est rien... balbutié-je. Je voulais juste t'offrir quelque chose.
Je lui tends la bouteille d'un geste plus affirmé.
— Du Old Parr... observe-t-il en étudiant l'étiquette. C'est mon préféré. Tu as visé juste.
Victoire ! Exit la centrifugeuse dans mon cerveau : désormais, le hamster fou danse la java.
— Je me disais qu'on pourrait l'inaugurer, si ça te tente.
— Maintenant ?
— Par exemple.
— Pourquoi tu fais ça ?
L'air méfiant de mon patron me rappelle celui de mon amie quelques instants plus tôt. Merci, Juli, de m'avoir préparée à ce genre de questions !
— Eh bien, ça pourrait être sympa d'apprendre à se connaître, non ? Ça fait plus d'un mois qu'on bosse ensemble et, pourtant, je ne sais rien de toi.
Le silence qui s'ensuit me fait redouter le pire. Grande est ma surprise quand Carlos abdique :
— Si tu veux. Vas-y, entre.
Pas la réponse la plus enthousiaste du siècle mais, venant de lui, je la prends volontiers. Carlos se décalant pour me laisser passer, je pénètre dans sa chambre. Je ne m'imaginais pas y retourner de sitôt, mais je nous imagine encore moins boire du whisky à la réception.
— La déco est sympa, c'est très épuré, commenté-je en feignant un air surpris.
— Merci. Installe-toi sur le canapé.
Son invitation directive ne semblant pas me laisser d'autre choix, j'obtempère tandis qu'il se dirige vers son bureau. Il en revient avec deux verres à whisky.
Carlos ouvre la bouteille et les remplit l'un après l'autre d'un geste expert. En le regardant faire, mes yeux s'aventurent le long de son bras maculé d'encre noire. La tête de mort que j'avais repérée à la naissance de son poignée est auréolée de flammes et, plus haut, d'un loup. Tête penchée vers l'arrière et gueule grande ouverte, la bête semble hurler à la lune.
Mon observation est interrompue par le lever de bras de mon patron, qui porte déjà son verre à ses lèvres. En temps normal, j'aurais été froissée que l'on ne m'attende pas pour trinquer mais, au vu de qui j'ai en face, je n'en tiens pas rigueur. Espérer de voir Carlos se transformer en hôte chaleureux serait un peu trop demander à une simple bouteille d'Old Parr.
Je soulève mon verre et y trempe timidement mes lèvres. Obnubilée par les questions à poser, j'en avais presque oublié cette partie du plan. Quelle horreur ! Il va vraiment falloir que je prenne sur moi pour finir ce verre...
— Bon, eh bien... à la tienne, Carlos !
L'interpellé repose son verre en arquant un sourcil. Sa méfiance ne me surprend pas : je sais que c'est à moi de le faire céder.
— Tu faisais quoi, avant que je t'interrompe avec ma bouteille de whisky ? demandé-je.
Ma question semble dérouter mon patron, qui retrouve vite un air nonchalant.
— Je bouclais des dossiers. Des trucs administratifs, comme d'hab.
— À neuf heures du soir ? m'étonné-je. Tu travailles encore à cette heure-ci ?
— Ouais. C'est ça, d'être gérant d'un hôtel.
— Et ça ne te fatigue pas, de travailler autant ?
— On s'en fiche, si ça me fatigue ou pas. Pour gérer une entreprise ou un commerce, faut être passionné, ne pas compter ses heures. Si tu cherches un métier qui te permet d'avoir des horaires plan-plan, laisse-moi te dire que la restauration ou l'hôtellerie ne sont pas faits pour toi.
Je simule une nouvelle gorgée de whisky. À en juger le ton quelque peu agressif de mon boss, l'empathie ne semble pas trop fonctionner. Il va falloir tenter un autre angle d'attaque.
— Et qu'est-ce qui te fait tenir le coup ?
— Je sais pourquoi je le fais.
— Tu as toujours eu envie de tenir ton propre hôtel ?
— Non, pas spécialement. Ça c'est juste fait comme ça.
Carlos semble décidé à ne me servir que des réponses bateau, mais je ne me laisse pas démonter.
— Quand même, on ne se retrouve pas à la tête d'un hôtel sans rien faire ! Tu as dû beaucoup travailler pour en arriver là...
— J'ai grandi dans une famille de carriéristes. Depuis tout petit, j'ai été habitué à travailler pour me payer la vie dont je rêvais, et j'ai commencé à entreprendre très jeune.
Flairant un terrain intéressant, je relance Carlos d'un air naturel :
— C'est vrai ? C'est comme ça que tu as pris la direction de l'hôtel ?
— Pas vraiment. Quand mon frère a créé Color Caribe, j'avais dix ans et je passais mon temps ici pour l'aider. Alors, à ma majorité, je l'ai repris.
Je repense au nom de l'ancien propriétaire repéré sur les avis d'imposition, le fameux Lucas Maestre, puis me remémore les paroles de Sara, qui m'avait confié que Carlos n'était plus en bons termes avec sa famille. La passation de l'hôtel y serait-elle liée ?
— Wow, tu suis ce projet depuis toujours ! Alors tu n'as pas eu à faire d'études ?
Carlos secoue la tête.
— Pas besoin. Je sais pas comment c'est chez toi mais, ici, on n'attend pas de voir tes diplômes. Ce qui compte, c'est d'être motivé et débrouillard. C'est en faisant qu'on apprend.
— Je comprends. Et comment est-ce que vous avez récupéré cet endroit, avec ton frère ?
Carlos pose son verre, avant de se gratter distraitement le sourcil.
— L'ancienne propriétaire a fait faillite.
La mention de cette ancienne propriétaire fait battre mon cœur un peu plus vite. Je sais qu'il s'agit de ma mère biologique, et chaque information à son sujet est précieuse.
— Mon frère n'avait que vingt-ans, mais il avait amassé un peu d'argent en travaillant, précise Carlos. Alors il lui a racheté le local pour pas grand-chose.
J'acquiesce, mais sa version ne colle pas avec celle de Camila, qui soutient que la propriétaire aurait abandonné les locaux sans chercher à les revendre.
— L'ancienne propriétaire a fait faillite ? répété-je. C'est terrible. Elle faisait quoi ?
— Elle tenait une boutique artisanale, une fabrique de sacs. Si tu veux mon avis, heureusement qu'elle a trouvé un acheteur, parce qu'elle était sacrément dans la merde...
— Et comment vous en êtes arrivés à elle ? Vous la connaissiez ?
— Oui. La compagnie de ma famille, Transportos Portuarios Maestre, a collaboré avec elle. On l'aidait à exporter ses créations au Mexique et aux Etats-Unis.
Bon, au moins, l'existence du partenariat est confirmée. Concernant les détails de l'obtention du local, Camila m'avait bien dit que c'était un sujet sensible. Ce n'est pas étonnant de le voir évaser certains détails.
— Mais dis-moi, pourquoi t'es si intéressée par ces vieilles histoires ?
Sa question accélère les battements de mon cœur, mais je m'efforce de garder mon calme.
— J'essaie simplement de te comprendre. J'ai besoin de décoder les choses et les personnes qui m'entourent, mais tu n'es pas évident à cerner...
Carlos me détaille quelques instants. Une nouvelle gorgée de whisky plus tard, il déclare :
— C'est marrant que tu me dises ça... Moi aussi, j'ai du mal à te cerner, Ana-Lucía. À commencer par cette bouteille que tu m'offres. J'ai pas oublié l'altercation qu'on a eue, l'autre soir. Pourquoi tu t'obstines à essayer de maintenir de bons rapports avec moi alors que je fais tout pour te pousser à bout depuis le début ?
Je me racle la gorge le temps de trouver quoi répondre. Entendre mon supérieur déclarer ouvertement qu'il cherche à me pousser à bout est déroutant, mais je parviens à rétorquer :
— Peut-être parce qu'une part de moi voit qu'il ne s'agit que d'une stratégie et que je n'ai pas envie de marcher dans ton sens ?
Un subtil haussement de sourcils trahit la surprise de Carlos.
— Ah oui, et une stratégie pour faire quoi ?
— Cette partie reste encore à découvrir.
Nous nous regardons en chien de faïence, quand une sonnerie nous interrompt. Mon patron met alors fin à notre duel de regards pour attraper son téléphone.
— Excuse-moi, je dois prendre cet appel.
Son ton sec jette un froid sur le terrain de confiance que j'étais persuadée d'avoir atteint. Lorsque Carlos quitte la pièce en refermant derrière lui, je quitte mon sofa pour m'approcher de la porte. Les bribes de voix que je perçois ne sont pas très claires, alors je colle mon oreille à la serrure.
— Oui, je sais... Je sais...
Sa voix semble provenir du patio. Priant pour qu'il n'ait pas de visibilité sur la porte de sa chambre, j'abaisse lentement la poignée pour entrebâiller le cadre de quelques millimètres.
— Je te l'ai dit, cette annonce, elle ne me plaît pas du tout. Si la pelada arrive à ses fins, je suis dans la merde. Ils ne peuvent pas savoir ce qui s'est vraiment passé.
J'ai un léger mouvement de recul. Si mon colombien est bon, pelada signifie « gamine ». Mais alors, de qui parle-t-il ? Et quels sont ces faits qui ne peuvent pas s'ébruiter ?
— Peu importe, peu importe. Je sais que tu ne m'appelles jamais pour rien, alors dis-moi, qu'est-ce qui t'amène cette fois-ci ?
Je me demande qui est à l'autre bout du fil. Au vu des secrets qu'ils partagent, il s'agit sûrement de quelqu'un de proche.
— Très bien, je t'écoute.
Après un court silence, j'entends Carlos entonner de nouveau :
— Attends, c'est ça, ton plan ? Tu veux que j'aille là-bas ?
Déçue qu'il n'ait pas été plus explicite sur ce fameux plan, je tends encore l'oreille.
— Je sais que tu veux m'aider, mais je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure option. Elle a peut-être une longueur d'avance sur nous, faut qu'on fasse gaffe. Si elle est parvenue à diffuser son babillard sur La voz del Caribe, c'est qu'elle a un minimum de contacts sur place.
Ces derniers mots interrompent ma réflexion et me donnent l'impression de me retrouver en chute libre. Je déglutis avec peine.
Une fille qui aurait diffusé "son babillard" sur La voz del Caribe...
La personne dont il parle... C'est moi ?
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