2. Déclaration nocturne et seau d'eau

L'illustration représente les trois instruments dont vous entendrez parler au cours du chapitre, je n'en dis pas plus ;) (crédits image : vivlium.com)


Je me réveille en sursaut. La pièce est baignée dans l'obscurité et des bruits de voix s'élèvent à travers une petite fenêtre ouverte. Prise d'une vague d'anxiété, je serre l'étoffe de mon plaid entre mes doigts. Tout va bien, je suis à Cartagena. C'est normal que je sois perdue.

En redressant la tête, je devine la marque que les feuilles ont imprimée sur ma joue. Oh non, je n'ai rien lu du classeur de Carlos ! Un coup d'œil à mon téléphone me rassure vite : il n'est que deux heures du matin. Bonjour le décalage horaire mais, en soit, il est encore temps de rattraper mon retard.

Attirée par les bribes de voix filtrant encore à travers la fenêtre ouverte, j'esquisse quelques pas sur le carrelage frais. Je me penche pour observer la rue et distingue la silhouette d'un groupe de garçons en train de discuter.

Chachos* ! C'est bon, vous êtes prêts ?

— Attends, Iván, rapproche-toi, t'es trop loin. L'acoustique n'est pas très bonne ici, place-toi plutôt au pied du mur.

— Mais il y a un massif de rosiers !

Que fichent-ils ici, à parler d'acoustique au beau milieu de la nuit ? En plissant les yeux pour tenter d'y voir plus clair, je distingue des instruments. L'un des garçons porte sous son bras une caisse de percussions, l'autre un accordéon.

— On s'en fout, arrête de faire ta petite nature.

Eche*, Rola ! C'est toujours pareil avec toi !

Je souris, charmée par la nonchalance de leur espagnol mâchant certaines consonnes. En enjambant tant bien que mal le buisson, le percussionniste émet un cri de douleur.

— Bon, vous voulez pas vous concentrer, un peu ? J'ai pas envie d'y passer la nuit !

En détournant le regard, je vois l'accordéoniste taper du pied.

Cógela con su avena y su pitillo*, Tico, intervient l'un des garçons. Laisse au moins le temps à Iván de se faire à son nouvel habitat un peu piquant...

— Très drôle. Moi aussi, je suis d'avis qu'on commence dès que possible, qu'on en finisse !

— Bon, très bien. Dans ce cas les gars, quand vous êtes prêts, on y va.

Un court silence plane sur cette phrase avant que les premières notes de l'accordéon ne s'élèvent dans l'air tiède de la rue endormie. Le percussionniste entonne alors un rythme entraînant, suivi du troisième garçon, qui frotte une sorte de tige métallique sur un bâton en bois sculpté.

Ce dernier musicien, qui se trouve également être le chanteur, entonne les premiers vers :

— Que todo el mundo te quiera como novia, en el barrio a tí es que dan serenata... Todo el que te ve en seguida se enamora, tú eres muy bella por eso es que a mí me matas.
[Tout le monde veut sortir avec toi, dans le quartier c'est à toi que l'on chante... Qui te voit tombe aussitôt amoureux, tu es très belle et c'est ce qui me tue]

Dans les paroles, je saisis au vol le mot serenata. Mes parents m'avaient parlé de cette coutume de longue date en Colombie, consistant à courtiser une personne en venant chanter à sa fenêtre. J'ai beau trouver le concept terriblement cliché, l'idée d'assister à ma première démonstration en live est assez excitante.

Que yo me voy a soñar, a este mundo que inventar me tocó, en donde imaginariamente los dos, tenemos amores... [Je vais rêver ce monde qu'il m'a fallu inventer, ce monde où, dans mon imaginaire, nous nous aimons...]

Charmée par la poésie des paroles autant que par la mélodie, je m'adosse au rebord de la fenêtre. En contrebas, les musiciens attaquent le refrain :

— Como quisiera que esto fuera verdad, como quisiera que me digas que sí, como quisiera que me puedas amar, y que yo sea el único para ti.
[Comme j'aimerais que ce soit vrai, comme j'aimerais que tu me dises oui, comme j'aimerais que tu puisses m'aimer, et que je sois le seul pour toi]

Je guette avec impatience, curieuse de découvrir à qui cette chanson est dédiée. Quand la fenêtre d'en face s'ouvre, je me redresse d'une traite.

Quién carajo trajo ese bochinche* ? rugit une voix féminine. Tirer les gens de leur sommeil pour une déclaration à deux balles ! Tu sais très bien ce que je pense des serenatas, Rola, alors va-t'en avec tes plans dragues pourris !

— Juliana, mi princesa, attend ! S'il te plaît, écoute-moi...

— Premièrement, je ne suis pas ta princesse, et ensuite, il est deux heures du matin, alors je me fous de ce que tu as à me dire ! Reviens me voir à des heures normales, et dans un bon mois, le temps que je me calme !

— Juli, je suis venu jusqu'ici avec les gars, tu ne penses pas que je mérite une petite minute de ton attention ? Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour eux !

— Je rêve ou tu essaies de me faire culpabiliser ? C'est leur problème, tes potes n'avaient qu'à pas suivre ton idée stupide ! Alors dégagez de là, avant que je sorte les grands moyens !

En voyant ladite Juliana disparaître, l'un des musiciens intervient :

— Rola, je crois que c'est mort, là...

— Attends, attends, lui intime l'interpelé, avant de se tourner de nouveau vers la fenêtre encore ouverte. Ma belle Juli, avant de partir, laisse-moi au moins te dire que je...

Sa déclaration est interrompue par un cri. Le bruit d'eau se déversant sur le sol m'aide à comprendre que la fameuse Juli est revenue de son petit voyage avec un seau.

— Putain, mon accordéon ! s'exclame le musicien, tandis que la cible de l'attaque se tient à côté de lui, trempée.

— Est-ce que ma réponse est assez claire, comme ça ? vocifère Juliana. Allez, ouste ! Et ne vous avisez pas de rejouer, les pauvres gens de cette rue ont eux aussi besoin de dormir !

La jeune femme claque sa fenêtre, laissant le groupe quelque peu démuni au pied de son balcon.

Nojoda*, Rola, j'en ai marre de tes plans foireux ! Mon accordéon s'est reçu de la flotte ! Je t'avais dit qu'elle n'était pas intéressée, il n'y a que toi qui le vois pas !

Ces plaintes de l'accordéoniste ne semblent pas atteindre son ami, qui rétorque aussitôt :

— Arrête de râler, Tico. N'oublie pas que cette chanson n'est qu'une des nombreuses étapes pour conquérir le cœur de Juli. Il faut être persévérant en amour ! Ce que tu vois aujourd'hui comme un échec n'est en réalité qu'un pas de plus vers la victoire...

Ay ve ! Donc tu vas continuer à la harceler ?

— À la courtiser, nuance.

— Eh bien, ne compte pas sur moi pour donner tes prochaines serenatas.

Tandis que ledit Rola secoue la tête en riant, le percussionniste intervient :

— Je suppose que cette prestation s'arrête là ?

— Oui, Iván, soupire l'accordéoniste d'un air exaspéré. À moins que tu aies envie de jouer sous un bombardement d'œufs pourris de cette folle...

— N'importe quoi, Juli ne ferait jamais une chose pareille, tente son admirateur.

— Alors toi, Casanova, tu n'es pas très bien placé pour parler.

— Bon, je ne vais pas insister, Tico. Je sais que quand tu es remonté, ça ne sert à rien d'essayer de te raisonner. Je vais donc m'en aller et te laisser redescendre tranquillement.

— Me raisonner, sérieux ? Ouais, c'est ça, prend la fuite.

Le garçon quitte la scène dans un éclat de rire, suivi par les deux autres musiciens, laissant l'accordéoniste seul. Je le regarde faire les cent pas dans la rue, avant de se figer et de retirer son t-shirt pour essuyer son instrument. La lueur des lampadaires me révèle le dessin de ses clavicules et de ses épaules musclées.

Maldito sea... continue-t-il de pester, tout en frottant minutieusement son accordéon.

Puis, comme s'il avait senti ma présence, le musicien enfile de nouveau son t-shirt et relève la tête. Quand je croise son regard, ses yeux se plissent.

Ajá, y tú qué ? Tu crois que je ne te vois pas, peut-être ?

Prise au dépourvu, j'ai un mouvement de recul.

— Difficile de louper un show pareil, rétorqué-je. Votre concert raté m'a réveillée et je n'arrive plus à me rendormir.

— Ah, les réclamations, je t'invite à les faire auprès de mon cher Rola. Notre groupe n'a fait qu'honorer la demande qu'il nous a faite.

Un court silence s'installe, tandis que le garçon scrute un détail sur la façade du rez-de-chaussée.

— Hôtel Color Caribe... lit-il. Tu es en vacances ici ?

— Hum, pas vraiment. C'est un peu compliqué.

— Compliqué ? J'adore les histoires compliquées. Vas-y, raconte !

— Ici, maintenant ?

— Et pourquoi pas ?

J'ouvre la bouche pour répondre, quand une voix criarde me devance :

— Pourquoi pas ? Je vais vous le dire, moi : parce que les gens de cette rue aimeraient dormir ! C'est pas une heure pour faire un remake de Roméo et Juliette !

Le claquement de volets qui retentit dans la rue déserte me laisse clouée sur place. À croire que les murs ont des oreilles, ici ! De son côté, le musicien reprend plus bas :

— Pour éviter une nouvelle insurrection, je peux te proposer de se retrouver lundi soir pour continuer notre conversation. Si ça te dit, bien-sûr.

— Lundi ? Et pourquoi lundi ?

— Parce que c'est un jour triste qui a terriblement besoin qu'on lui amène un peu de piquant...

Sans attendre de réponse, l'accordéoniste m'adresse un sourire énigmatique.

— Je serais là à minuit. À lundi peut-être, morenita* !


Note : Si ça vous intéresse et voulez entendre à quoi ce style de musique ressemble, je vous glisse un lien vers la chanson qui apparait dans le chapitre (avancez à 1 min 35 pour le début de la chanson)

https://youtu.be/m9qdydXft6Q

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