18. Le pacte des acharnés (2/2)
Une dizaine de minutes et un nouvel accord plus tard, nous sommes plaqués contre la façade d'une bâtisse à l'angle de Color Caribe. Rafael sonde la rue à intervalles réguliers.
— On dirait que les clients s'en vont, j'entends la douce voix de Carlos... ironise-t-il.
— Tu es sûr que ça va le faire pour toi ?
— Ne t'en fais pas. Je préfère que ce soit toi qui te charges de faire du repérage dans son bureau. Tu travailles là-bas alors, si quelqu'un te surprend, c'est tout de même moins risqué.
— Oui, enfin, je te rappelle que le but premier est d'éviter de me faire pincer ! Je ne tiens pas à perdre mon job...
— Fais-moi confiance, Ana. Avoir affaire à Carlos ne va pas être une partie de plaisir, mais je te promets d'accaparer toute son attention.
— Bon, très bien...
Après un dernier regard entendu, je prends la direction de l'hôtel.
Je remonte la rue d'un pas tranquille et gravis le perron pour pénétrer dans le hall. Attablé à la réception, mon patron semble plongé dans sa comptabilité. Un salut cordial plus tard, j'emprunte les escaliers pour rejoindre la coursive. Le cœur battant à tout rompre, je regarde derrière moi avant d'abaisser la poignée de la seule chambre dans laquelle je n'ai encore jamais mis les pieds. Le simple fait de franchir ce seuil me génère une poussée d'adrénaline.
La pièce est propre et rangée, divisée entre un coin chambre et un bureau. Un petit balcon donne sur la rue longeant l'arrière de l'hôtel, certainement bien plus calme que celle de Tumbamuertos. Tout semble en place : le lit est fait, pas un vêtement ne traîne. À vrai dire, sa chambre est si bien rangée qu'on dirait que personne n'y vit. Pas de décorations, pas d'indices révélant une quelconque passion, aussi kitsch soit-elle, pas de photos de familles ou d'amis...
Je poursuis mon exploration vers la petite alcôve logeant son bureau. Tous les tiroirs sont soigneusement fermés et, une fois de plus, je suis surprise par la netteté de cet espace. En tentant d'ouvrir son ordinateur portable, j'atterris sans surprise à la porte de sa session personnelle. Afin d'éviter de me griller toute seule en la bloquant, je referme l'écran.
Rassurée par les vibrations de la voix de Carlos me parvenant depuis l'accueil, je poursuis mes recherches en ouvrant des tiroirs au hasard. Je tombe sur des dizaines de pochettes aux intitulés peu croustillants : « électricité et gaz », « comptabilité octobre », « dossiers clients » ...
Ce n'est que dans le troisième tiroir que je tombe enfin sur un nom intriguant. TPM. Ce sigle noté sur l'étiquette d'une énième pochette me semble familier, mais je n'arrive pas à le remettre. Quand j'ouvre le rabat, une brochure s'échappe et glisse à mes pieds. Je m'accroupis pour la ramasser et y lis, en grosses lettres :
« Transportes Portuarios Maestre »
Il ne me faut pas longtemps pour faire le lien avec l'une des photos dénichées dans la cave, celle qui montrait un porte-container flanqué des mêmes lettres. Cette compagnie appartiendrait donc à la famille de Carlos ?
« Créée il y a plus de soixante ans, notre entreprise familiale s'occupe du transport de vos marchandises. N'hésitez plus et faites appel à nous : vos biens seront acheminés à bon port par nos porte-containers. Sécurité et ponctualité garanties ! »
Je repose le dépliant pour parcourir rapidement la pochette. Des documents y listent chaque prestation effectuée pour Color Caribe jusqu'à deux ans avant ma naissance. Cette société aurait donc bien collaboré avec l'ancienne manufacture de sacs de María-Carolina Herrera ?
Mes réflexions sont interrompues par des cris provenant du patio. Sentant la voix de Carlos monter d'un cran, je m'empresse de ranger la pochette et de refermer le tiroir d'une main moite.
— Non, Elvira, il est hors de question que je me calme ! Il n'avait qu'à pas venir m'emmerder la vie, celui-là ! À croire qu'il ne sert qu'à ça !
Je me faufile hors de la pièce et referme la porte sans un bruit, comme si je n'étais pas en train de sortir de la chambre comme une voleuse. Je peine à tenir sur mes jambes flageolantes mais, heureusement, mon patron est toujours dans la réception et personne ne semble traîner dans les parages. En me rapprochant pour mieux entendre, je reconnais la voix de Rafael :
— Écoute, Carlos, je suis venu ici en paix. Je n'ai aucune envie d'avoir de problèmes avec toi, ni avec ton personnel. Alors, si j'ai troublé l'ordre, j'en suis désolé.
Malgré les circonstances, l'accordéoniste semble étonnamment calme. Je devine que ce n'est pas la première fois qu'il voit Carlos hors de lui.
— Et tu penses que je vais te croire... siffle mon patron. Qu'est-ce que tu veux, hein, qu'est-ce que tu veux ? Si tu cherches encore à venger l'honneur de ta foutue famille de corronchos, c'est peine perdue, y'a plus rien à sauver. Alors tu ferais mieux de te casser avant que j'appelle la police. Qui sait, ils auront peut-être deux trois dossiers sur vous...
J'entends Rafael soupirer :
— Tu continues avec cette histoire ? Bon sang, passe à autre chose, Carlos.
— Que je passe à autre chose ? Tu te fous de ma gueule, j'espère ?
Un silence presque inquiétant suit ses mots, avant que je ne l'entende lâcher plus bas :
— Pour ton bien et celui de tous, barre-toi. Barre-toi, et vite.
Le fait de ne rien en voir ne m'empêche pas de sentir la tension palpable de cette conversation. La tête encore pleine de questions, j'entends le bruissement du rideau de perles de la réception, ce qui me laisse deviner que Rafael est parti. Quelques secondes plus tard, la voix de Carlos retentit de nouveau :
— Ne me regarde pas comme ça Elvira, tu sais très bien pourquoi je fais ça.
Des bruits de pas s'ensuivent, et je reconnais dans leur détermination qu'il s'agit de mon patron. À travers les barreaux de la balustrade, je le vois traverser le patio tandis qu'Elvira retourne en cuisine. Le battement sourd de leurs pas se mêle à celui de mon cœur tandis que je m'empresse de descendre pour regagner la rue.
Je retrouve Rafael un croisement plus loin, assis sur le perron d'une maison.
— Eh bien... ça n'a pas eu l'air d'être simple, lui adressé-je.
— Avec Carlos, ce n'est jamais simple...
Voyant qu'il ne semble pas décidé à m'en dire plus, je prends les devants pour l'interroger :
— J'ai entendu la fin de votre conversation. C'est quoi cette histoire dont tu parlais ? Pourquoi Carlos a-t-il menacé d'appeler la police ?
Ma question génère un soupir chez Rafael.
— Je t'ai déjà dit qu'avec Iván, on avait tout fait pour saboter son business à ses débuts... On était ados, on foutait la merde et lui et son frère se sont retrouvés plus d'une fois à appeler la police. Je pensais qu'avec le temps, les choses se seraient tassées mais... Le simple fait qu'il continue à m'appeler corroncho montre qu'il n'a pas changé.
— Qu'est-ce que ce mot veut dire ?
— Corroncho, c'est le nom que certaines personnes de l'intérieur de la Colombie donnent aux caribéens. Si ça peut parfois être utilisé pour rire, dans le cas des Maestre, c'est une insulte plus qu'autre chose. Cette famille est originaire de Bogota, riche à n'en plus pouvoir... Ils se sont installés sur la côte pour faire tourner leurs affaires, mais ont toujours déprécié notre culture et refusent de se mêler aux gens d'ici. Ces personnes-là, ces cachacos, on ne les supporte pas...
À la manière dont ses poings se crispent, je devine que ces paroles l'atteignent bien plus qu'il ne le laisse voir. Afin d'alléger un peu la conversation, je lance :
— Et dis-moi, qu'est-ce que tu lui as raconté, pour l'accaparer sans te faire casser la gueule ?
— Oh, je lui ai reparlé du mariage. Je lui ai proposé de venir jouer avec le groupe pour ses prochains événements, avec une remise de fidélité à la clé. Comme je me l'imaginais, il l'a pris comme un affront et s'est empressé de me remballer comme il se doit. Je savais que je m'en prendrais plein la gueule mais, au moins, ça l'a distrait pendant un moment.
— En effet, grâce à toi, j'ai gagné de précieuses minutes dans sa chambre, acquiescé-je. Ce n'était pas simple de faire si vite, mais je crois que j'ai une première piste... Tu savais que les Maestre possédaient une société de transport maritime ?
— Oui, son père la dirige avec l'un de ses frères, je crois. Mais ça ne nous aide pas à comprendre comment il s'est retrouvé à Color Caribe...
— Ce n'est pas tout... J'ai aussi trouvé des documents qui attestent d'une collaboration avec l'ancienne manufacture de María-Carolina Herrera. Et ça colle avec la photo que j'avais trouvée, où l'on voit des caisses de sacs prêtes à être chargées sur l'un de leurs cargos...
— Attends, attends... répète-t-il. Tu veux dire que TPM aurait travaillé avec Color Caribe pour exporter des sacs ?
— D'après ce que j'ai trouvé, ça se pourrait bien. Ça fait sens, non ?
— Une compagnie aussi grosse que TPM qui exporterait les sacs d'une petite créatrice ?
— Ce n'est pas forcément parce que c'est une grande compagnie qu'ils ne peuvent pas être en partenariat avec des magasins artisanaux. La famille de Carlos avait dû flairer qu'il y avait un bon marché à l'international pour ça. L'artisanat local, c'est très à la mode !
Mon argumentaire ne semble pas convaincre l'accordéoniste, qui plisse le nez.
— Yo no me como ese cuento*... Le soi-disant « artisanat » qui se vend à l'international n'a rien de local, crois-moi. Puis, ça m'étonnerait que ta mère ait pu se payer les services d'une compagnie de l'envergure de TPM. Sans compter que la famille de Carlos n'a aucun intérêt à collaborer avec de si petits commerces... à leur échelle, ça ne rapporte rien. On a un premier lien entre les Maestre et nos parents, mais il y a matière à creuser, je te le dis.
Ses paroles me font cogiter et me ramènent instinctivement à la fameuse lettre que j'avais trouvée dans ma chambre. Comme s'il semblait lire dans mes pensées, Rafael-Santos ajoute :
— Et je suis prêt à parier que cette affaire a quelque chose à voir avec les affaires risquées que mes parents mentionnent dans la lettre qu'ils avaient adressée à ta mère...
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