17. Retrouvailles chez Rolando (2/2)
Entre blagues et concert improvisé, la soirée file à toute vitesse. Nous nous amusons tellement qu'à deux heures du matin, je me retrouve à balayer des miettes de chips en réalisant que je n'en mène pas large concernant Rafael.
En l'apercevant en plein ramassage de bouteilles avec son frère, je décide de me diriger vers lui, balayette en main.
— Je peux me charger de sortir les poubelles, proposé-je. Est-ce que tu sais où c'est ?
Mon stratagème porte ses fruits lorsqu'il me répond sans hésiter :
— Oui, je peux t'accompagner.
L'accordéoniste attrape une clé suspendue derrière la porte d'entrée. Je le suis en empoignant mes deux grands sacs poubelle.
Nous longeons la rue sur quelques mètres pour rejoindre un local extérieur. Rafael l'ouvre et je lance les deux sacs dans un container. Mission numéro une accomplie, il est temps de trouver comment amener le sujet qui m'intéresse de manière subtile. Je suis encore en pleine réflexion quand Rafael s'adosse à la porte qu'il vient de fermer.
— Ana...
Son ton hésitant ne m'inspire qu'un mouvement de recul. C'est moi qui m'attendais à le cuisiner, pas l'inverse, et je ne suis pas fan des revirements de situation.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? aboyé-je.
Génial, Ana. Niveau délicatesse, tu ne pouvais pas mieux faire.
Par chance, Rafael ne m'en tient pas rigueur. Le plus calmement du monde, il glisse la clé du local dans sa poche, avant de se planter devant moi.
— Je voulais te demander pardon.
Mon regard redouble de méfiance. Des excuses, maintenant ? Une chose est sûre, si je n'arrivais pas à décoder ce fichu accordéoniste, c'est encore moins le cas à présent.
— Si tu veux que j'arrive à te suivre, il va me falloir un peu plus d'explications que ça, indiqué-je d'un ton un peu plus sec que je ne l'aurais voulu.
Rafael se racle la gorge, avant de déclarer :
— Tu dois penser que je ne suis qu'un pauvre minable vu ce qui s'est passé, et je te comprends. J'ai réagi comme un con quand j'ai disparu sans donner de nouvelles, et pire encore quand tu m'as montré cette photo et cette lettre. Mais il faut que tu saches tout ça est étroitement lié...
L'entendre enfin revenir sur notre dernière altercation manque de m'arracher un cri de joie. Je ne m'attendais pas à de telles révélations en allant sortir les poubelles, ce plan dépasse de loin toutes mes espérances !
— À l'heure qu'il est, poursuit-il, tu dois sûrement penser que j'ai inventé cette histoire de parents vivant à la Guajira. L'idée que je puisse t'avoir menti te dérange, et je ne peux que trop bien le comprendre... Parce qu'à moi aussi, on m'a menti. Toute mon enfance.
— Comment ça ?
— Tu me croirais si je te disais que j'ai découvert que mes parents avaient travaillé à Color Caribe au moment même où tu m'as montré la photo et le papier ? Uchechehuasu, c'est là où je suis né. Et Patricia Molina, c'est la tante qui nous a élevés, mon frère et moi. Cette lettre nous était destinée.
— Attends, c'est vrai ? Tu veux dire que tu ignorais que tes propres parents travaillaient dans la même ville que toi ?
Rafael soupire en hochant la tête.
— Aussi triste que ça puisse paraître, c'est toi qui me l'a appris. Tu n'es pas obligée de me croire, mais sache que j'étais persuadé que mes parents étaient restés à la Guajira. J'ai été aussi surpris que toi par ces photos.
Troublée par ces dernières révélations, je me repasse le fil de notre dernière entrevue. Voilà qui explique au moins son air désemparé face aux clichés et sa drôle de réaction.
— Sans le savoir, tu as bouleversé des croyances auxquelles je m'accrochais dur comme fer depuis tout petit. Si je te dis ça, ce n'est pas pour que tu te sentes accusée, au contraire... Je veux juste que tu comprennes ma réaction. Ce n'était sans doute pas la meilleure, mais j'étais vraiment perdu.
Je hoche la tête en pesant le pour et le contre. Évidemment que je comprends... Je ne sais pas comment j'aurais moi-même réagi à sa place. Certainement pas beaucoup mieux.
— Je te comprends sur ce point, mais quel est le rapport avec le fait que tu ne m'aies plus donné de nouvelles du jour au lendemain ? l'interrogé-je.
— J'y viens. Il faut que tu saches que ces histoires remontent à très loin... Quand mes parents nous ont confiés à ma tante, mon frère et moi, ils ne lui ont donné aucune consigne. Ils avaient confiance en elle et savaient qu'elle veillerait sur nous comme sur ses propres fils. Ils ne lui ont demandé qu'une seule chose : de toujours nous garder loin de deux familles... Les Herrera et les Maestre.
— Oh... Mais ce sont des noms communs, non ? hésité-je. Je n'imagine même pas le nombre de familles qui les portent...
— Il y en a des tas qui existent, mais seules deux sont passées par Color Caribe, tranche Rafael. Et on sait tous les deux desquelles il s'agit...
— Mais qu'est-ce qu'on t'a raconté à ce sujet, exactement ?
— Pour être sincère, pas grand-chose. J'ai grandi en entendant que ces familles avaient bafoué l'honneur de la mienne et, chez nous, l'honneur est un héritage précieux qui se transmet de génération en génération. Chaque fois que j'essayais d'en savoir plus, ma tante s'énervait et me répétait qu'en parler irait à l'encontre de l'unique volonté de mes parents. Alors, au fil du temps, j'ai lâché l'affaire et cette histoire a fini par faire partie de moi. J'ai commencé, moi aussi, à détester les Herrera et les Maestre. Quand le frère de Carlos a repris le local et qu'il l'a rénové pour en faire un hôtel, on a tout fait pour saboter son business, mon frère et moi... Jusqu'à ce que les choses ne dérapent et qu'on se calme de nous-mêmes.
La phrase de Rafael reste en suspens une fraction de seconde, avant qu'il ne se reprenne :
— En tout cas, ces histoires ont laissé des marques. Ce n'est pas parce que je ne pourris plus la vie de Carlos que je soutiens sa personne ou encore moins sa famille. Et il en va de même pour les Herrera, même s'il n'en restait pas de représentant... Du moins, jusqu'à ce que je te rencontre.
— Avant que je te fasse part de mes soupçons sur l'identité de ma mère, tu ne savais rien ?
— Non. Comment j'aurais pu me douter de quoi que ce soit venant d'une française fraîchement débarquée à Cartagena ? Je suis tombé des nues quand tu m'as dit ça... Sans le savoir, j'avais enfreint la seule règle imposée par ma famille. J'ai hésité jusqu'au dernier moment à venir à notre rendez-vous nocturne mais, finalement, je me suis ravisé. Je ne pouvais pas aller à l'encontre de la volonté de mes parents. Alors, pour couper court, j'ai fait le plus simple et j'ai lâchement choisi le silence radio.
Je hoche la tête, tandis que mes yeux se perdent dans l'obscurité du ciel. J'ai toujours aimé interpréter les cycles lunaires, et les nuits noires symbolisent l'émergence de nouveaux secrets, de choses enfouies. Je me demande si c'est à l'image de ce qui m'attend.
— Donc, si j'en crois tes paroles, tu n'es pas censé m'approcher, reformulé-je en dirigeant mon regard vers Rafael. Mais si c'était vraiment ton intention, tu ne serais certainement pas en train de me dire tout ça...
— C'est vrai.
L'accordéoniste laisse planer un silence sur ses mots, avant de déclarer :
— J'ai grandi en haïssant aveuglément des gens que je ne connaissais pas, pour la simple raison que j'avais une confiance totale en ma famille. Mais ça, c'était avant que je n'apprenne qu'on m'avait menti. La photo que tu as trouvée date de 1998, à l'époque, j'avais cinq ans et je vivais avec ma tante. Donc à cette même période, mes parents étaient aussi à Cartagena et travaillaient à l'hôtel Color Caribe. Tout leur baratin, comme quoi ils étaient condamnés à rester à la Guajira, qu'ils voulaient nous assurer un futur meilleur mais n'avaient pas les moyens de venir avec nous, c'était du vent. Pourquoi ne pas avoir fait le choix de nous garder avec eux, mon frère et moi ?
La manière dont sa question se brise sur les dernières notes me serre le cœur. Moi aussi, je me sentirais affreusement mal si j'apprenais que ma mère biologique avait pu me garder à ses côtés mais en avait fait autrement.
— Je me sens trahi, reprend Rafael d'une voix plus ferme. Toutes ces années, j'ai été loyal envers des gens qui n'ont fait que me mentir. J'ai fait passer ma famille en premier alors qu'eux n'ont pas hésité à m'abandonner... Alors crois-moi, leurs états d'âme concernant les Herrera et les Maestre, je n'en ai plus rien à faire. Je suis même prêt à aller à l'encontre de leur volonté pour me forger mon propre avis.
L'accordéoniste marque une courte pause, avant d'ancrer son regard dans le mien.
— Je veux découvrir la vérité, Ana. Et pour ça, jepense qu'on gagnerait à agir ensemble, toi et moi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top