15. Les Corrales à Color Caribe
Si l'on fait abstraction de la présence de Rafael-Santos, ce que je compte bien faire pour les trente prochaines années à venir, ce mariage a été une véritable réussite.
Les discours des témoins ont été émouvants. De ce que j'ai compris, Camila est très proche de son père et tient une boîte d'évènementiel avec lui, ce qui les a aidés à organiser eux-mêmes ce mariage en un temps record après le faux bond de leur traiteur. Après les éloges au couple nouvellement uni, elle a salué les musiciens du groupe du 11 novembre, qu'elle suit depuis longtemps – à croire que tout le monde les connaît, ici.
À la fin de la fête, William et Rosa nous ont chaudement remerciés et nous avons même eu droit à un bonus sur notre prestation. Ravi, Carlos m'a octroyé un jour de repos supplémentaire, que j'ai passé à flâner sur l'une des plages de Bocagrande, quartier plus riche situé aux portes de la vieille ville. Requinquée par ce farniente bien mérité, j'ai pu reprendre le travail en pleine forme. Ma mission du jour : trier la cave de l'hôtel. Les rayonnages pleins à craquer me découragent un peu, mais je me fais violence. Ce sera l'occasion de montrer à Carlos que je suis motivée même pour les tâches ingrates qu'il me refourgue, et ça m'évitera de me tourner les pouces à la réception.
Bien décidée à en finir au plus vite, je remonte mes manches et commence à déblayer un rangement en procédant couche par couche. Mon exploration révèle un panel de denrées diverses : des décoration d'un autre temps, des magazines poussiéreux, de la nourriture largement expirée. Pour les trier, je les dispose selon trois sections : une pile « à jeter », une « à trancher », et une « à garder ». Mon attachement aux objets n'aidant pas, la pile « à trancher » grossit à vue d'œil, tandis que la pile « à jeter » reste cantonnée aux aliments périmés. Peut-être que Carlos n'a pas choisi la personne la plus adéquate pour faire ce tri...
Je passe des heures à m'extasier devant ces trouvailles tout plus insolites les unes que les autres. Le vieux téléphone fixe à cadran que je découvre au fond d'un carton à moitié défoncé me donne l'impression d'avoir remonté le temps. Prise d'une certaine fascination, je m'amuse à décrocher le combiné et à faire tourner la roulette parée de chiffres. Incapable de me résoudre à jeter un tel objet, je le saisis pour le déposer dans la pile à garder, quand mon regard s'attarde sur une boîte en métal. L'étiquette défraîchie semble indiquer « 1995-1998 ».
Intriguée, je repose le téléphone pour m'en emparer. En l'ouvrant, je tombe sur de vieux papiers qui s'apparentent à une version encore plus ancienne des archives de l'hôtel. L'encre à moitié effacée et mon incapacité à traduire la moitié des mots m'empêche de bien les comprendre, mais ils semblent parler de création de société. En croisant le nom Color Caribe, je redouble d'attention. L'usage des locaux de l'époque, désignés comme commerciaux, me confirme le témoignage de Matilde, notre témoin.
Les feuilles sont accompagnées d'un cahier, que je feuillette attentivement. Entre ses pages noircies de calculs de comptabilité, je tombe sur une enveloppe, et mon cœur s'accélère quand j'y découvre quelques photos. Malgré leurs couleurs défraîchies, elles sont en bon état. Je les extrais délicatement et m'approche de la lampe de la cave pour les observer plus finement.
Le premier cliché représente ce que je devine être l'ancien commerce de sacs, bien que les lieux n'aient rien à voir avec l'hôtel d'aujourd'hui. Sur la photo, des portants croulent sous les sacs colorés et les murs sont couverts de décorations. La seule chose que je reconnais, ce sont les arches menant au patio arrière.
Trop impatiente pour m'y attarder, je passe à la seconde photo, qui semble avoir été prise sur un port industriel. À l'arrière, un cargo bleu marine est placardé de grosses lettres blanches indiquant « TPM ». De nombreux conteneurs sont empilés sur le quai et, au premier plan, l'un d'eux est ouvert. En regardant de près, j'y reconnais des sacs au style similaire à ceux du cliché précédent. S'agit-il des sacs que brodait ma mère biologique ? La boutique de Color Caribe exportait-elle ses créations à l'étranger ?
Encore en pleine réflexion, je passe au cliché suivant. Et là, mon cœur manque un battement.
La photo montre un atelier de tissage avec, au premier plan, une femme aux longs cheveux noirs, aux yeux en amande, au nez légèrement arrondi et aux lèvres pleines. Je ne l'ai jamais vue et pourtant, j'ai l'impression de retrouver les traits d'une vieille amie perdue de vue depuis longtemps. Et alors, je comprends.
Je n'ai pas besoin de confirmation, j'en suis certaine. C'est elle.
Prise d'une bouffée de chaleur, je m'assois pour contempler la photo. Je ne saurais pas vous dire combien, car le temps semble s'être arrêté. Mes mains tremblent et j'ai de plus en plus de mal à discerner les contours de son visage, mais c'est bien elle qui est là, devant moi. Je ne saurais pas expliquer pourquoi ni comment, mais j'en suis certaine.
Cette femme n'est pas mon portrait craché, comme je l'imaginais parfois : je n'ai pas le même visage, ni la même morphologie. Et pourtant, je sens un instinct viscéral qui me relie à elle. J'ai l'impression de la connaître, de sentir la douceur de sa voix et de ses gestes à travers le cliché. J'aurais aimé vérifier si les yeux émeraude de mon rêve étaient bien les siens, mais la vétusté de la photo m'empêche de déceler cette subtilité.
Les yeux brouillés de larmes, j'effleure la photo du bout des doigts. J'observe ses doigts longs et fins qui semblent faits pour le tressage. J'observe les vêtements qu'elle porte, un short taille haute et un débardeur jaune vif qui ressort sur sa peau mate, exactement le genre de vêtements que je pourrais porter.
Qu'est-ce qu'elle est belle...
Prise dans ma contemplation, je laisse l'un des clichés s'échapper d'entre mes doigts fébriles. Je m'empresse de le ramasser et découvre la dernière photo de la série.
J'y compte un groupe de quatre personnes. Ma mère biologique est la première que je détaille, et son sourire me fait chaud au cœur. À sa gauche se tient une femme assez grande, de peau noire, qui ressemble beaucoup à Matilde, la témoin que nous avons rencontrée. En laissant mes yeux glisser vers la droite, je découvre la silhouette d'un homme et d'une femme. Qui peuvent-ils bien être ? Par réflexe, je retourne la photo. Des lettres y sont tracées à la main.
Équipe Color Caribe - 1998.
Quatre noms sont griffonnés : Matilde-Lina Restrepo ; María-Carolina Herrera ; Natalia-Rosa Molina ; Rafael-José Corrales.
Rafael José Corrales... Je lis et relis ce nom en triturant le bord de la photo. Corrales, c'est bien le nom de famille de Rafael-Santos, non ? La coïncidence est troublante. En regardant de plus près, je remarque que cet homme possède les mêmes cheveux bruns en bataille et la même mâchoire carrée. Je me fais peut-être des films, mais il y a une ressemblance.
Bien que mon esprit me crie de rester rationnelle, je ne peux pas retenir la déferlante de scénarios qui s'abat sur moi. Très vite, l'un d'eux se met à accaparer mon esprit.
Et si cet homme était le père de Rafael-Santos ?
* * *
— Ma Uchi, je te sens inquiète. Dis-nous tout.
Le regard bienveillant de Sara me réchauffe le cœur et parvient à calmer la course folle de mes pensées, ce qui n'est pas une mince affaire. Après cette découverte troublante, j'ai relu la lettre cachée dans mon cadre pour découvrir que les initiales des signataires correspondaient à des noms à l'arrière de la photo. RJ pour Rafael-José, et NR pour Natalia-Rosa.
Ces gens auraient-ils adressé la lettre à María-Carolina ? Dans ce cas, que manigançaient-ils ?
— Figurez-vous qu'en rangeant des choses dans la remise, je suis tombée sur une vieille boîte en métal... commencé-je en triturant la lanière de ma besace. Et j'y ai trouvé des photos...
Encouragée par les regards attentifs de Juli et Sara, je sors l'enveloppe et dispose les quatre clichés sur la table de la Juancho Super-tienda autour de laquelle nous sommes réunies.
— La première met en scène la boutique, expliqué-je. La seconde a été prise sur un port industriel où, visiblement, Color Caribe faisait exporter ses sacs. La troisième montre ma mère biologique en plein travail...
Bien que je l'ai contemplée une dizaine de fois depuis sa découverte, je ne peux pas m'empêcher de laisser une fois de plus mon regard s'attarder sur sa silhouette.
— Mais c'est surtout celle-ci, qui m'a surprise. De ce que j'en ai lu au dos, il s'agit d'une photo d'équipe de 1998, l'année précédant ma naissance. On y voit ma mère accompagnée de Matilde, la témoin qu'on a vue à La voz del Caribe. Mais celui qui m'intrigue, c'est cet homme, ici.
Pour illustrer mes propos, j'écrase mon doigt sur son visage.
— Si j'en crois ce qui est écrit derrière, il s'appelle Rafael-José Corrales.
Mes deux acolytes, qui connaissent désormais l'identité du plus-si-mystérieux-accordéoniste, ouvrent de grands yeux.
— Attends... Tu crois que... commence Juli d'un ton méfiant.
— Il n'y a rien de sûr, mais ça m'a tout de même surprise, rétorqué-je. Sara, toi qui l'as vu il y a peu au mariage, tu ne trouves pas que cet homme ressemble à Rafael-Santos ?
L'afro-caribéenne fixe le cliché en fronçant les sourcils.
— Il y a un air, je ne peux pas le nier...
— Après, je suis peut-être en train de me monter la tête. Corrales est un nom de famille répandu en Colombie... concédé-je. D'autant plus qu'il m'a confié que ses parents avaient toujours vécu à la Guajira. Donc, dans un sens, ça ne colle pas vraiment...
— Mouais, rien ne nous affirme qu'il t'ait dit la vérité, oppose Juli. S'il a disparu subitement, c'est peut-être aussi parce qu'il n'était pas totalement transparent avec toi !
Bien que je ne sois pas ravie d'envisager de m'être faite rouler une fois de plus dans la farine, je ne peux pas lui donner tort.
— Moi, ce qui m'interpelle, c'est que cet homme s'appelle lui aussi Rafael, déclare Sara. Chez nous, c'est assez fréquent que les parents donnent leur propre prénom à leurs enfants.
Cette précision ne manque pas de me surprendre. En France, ces coutumes remontent plutôt au temps de nos grands-parents, je n'imaginais pas qu'elle soit encore d'actualité en Colombie.
— Sara a raison, renchérit Juli. Bien qu'elle reste à prendre avec des pincettes, c'est quand même une drôle de coïncidence... La lettre dont tu nous parlais, tu l'as avec toi ?
Je hoche la tête et tends le papier à mon amie, qui l'étudie attentivement.
— L'argent lui permettra de se rendre avec les enfants à Uchechehuasu, lit-elle tout haut. Cet endroit, tu sais où il se trouve ?
— Uchechehuasu ? répète Sara. Attends, c'est du wayuunaiki, ça.
— Du wayuna-quoi ? répété-je.
— La langue parlée à la Guajira.
Je sors mon téléphone de ma poche pour en avoir le cœur net et, en quelques secondes, l'hypothèse est vérifiée. Uchechehuasu se trouve bien à la Guajira.
Je ne suis donc pas folle, cette photo a bien des raisons de m'intéresser. Et si mon hypothèse s'avérait juste, cet homme pourrait-il bien être le père de Rafael-Santos ? Et si ce mystérieux accordéoniste détenait, comme je le pressentais, des informations cruciales pour ma quête ?
Pour éclaircir cette situation, il ne reste qu'une seule solution.
Je dois lui en parler.
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