14. Mariage, concert et rivalités (2/2)
C'est pas possible, qu'est-ce qu'il fout ici ?
J'ai beau avoir du mal à y croire, c'est bien lui que Carlos regarde. Je suis tellement médusée que je ne parviens pas à arrêter de le fixer, même quand son regard croise le mien. Gabriel – ou devrais-je dire Rafael-Santos – semble tout aussi surpris que moi. Planté sur scène, il tire tellement sur son pied de micro qu'il finit par l'arracher de son socle. Cette maladresse semble le ramener à lui, et il s'empresse de baisser les yeux pour le fixer.
— Bonjour à toutes et à tous ! s'exclame Sebastián d'une voix énergique. Nous sommes le groupe du 11 novembre et nous sommes très heureux de vous accompagner dans ces beaux moments. Notre première chanson est dédiée à nos magnifiques mariés, William et Rosa...
Le chanteur se retourne et, après avoir échangé un regard complice avec les deux musiciens qui l'accompagnent, le trio se lance sur le rythme d'une balade :
— Cómo olvidar aquel momento que nos vimos, dos corazones a mil millas por segundo... [Comment oublier le moment où nous nous sommes vus, deux cœurs à mille miles par seconde]
Avant d'avoir eu le temps d'en entendre davantage, je suis rattrapée par une Sara survoltée et armée d'un plateau de verrines.
— Hé, Ana, t'as vu ? L'accordéoniste est là ! Je ne savais même pas que le groupe qu'on avait repêché à la dernière minute était celui de Sebastián !
— Oui, j'ai vu... Et ça fait une semaine que je n'ai pas de nouvelles de sa part alors, en ce qui me concerne, il peut bien aller se faire voir, tranché-je d'un ton ferme.
Mon amie hoche la tête en posant sa main libre sur mon bras.
— Je suis d'accord. Juli avait sans doute raison... Il a peut-être eu un empêchement, mais la moindre des choses aurait été de revenir vers toi pour t'avertir.
Mon amie est appelée au service et s'éclipse rapidement, me laissant seule avec ma rage. Sur scène, le groupe entonne le refrain de sa chanson :
— Y nació el amor más grande del planeta, porque como te quiero no hay nadie que quiera... [Et l'amour le plus grand de la planète est né, parce que personne ne t'aime comme je t'aime]
Voir cet hypocrite d'accordéoniste jouer à l'amour et à la joie me donne envie d'éclater de rire. C'est dommage, le trio n'est pas mauvais, j'aurais presque pu apprécier leur concert si je n'étais pas aussi énervée.
— Y nació el amor más grande del planeta, porque no habrá razones para que se muera...
[Et l'amour le plus grand de la planète est né, parce qu'il n'y a aucune raison qu'il meure]
Lorsque Rafael-Santos me surprend en train de l'observer à la dérobée, je fais volte-face et me rue vers le bar pour aller remplir des verres de vin. Bien évidemment, je suis remontée comme un pendule et il ne me faut pas moins de cinq minutes pour m'en renverser un dessus.
— Fais chier !
Je jette un regard dépité à mes sandales tâchées et m'empare d'une éponge pour les frotter. Il fallait que ce soit du vin rouge... Tout ça, c'est de la faute de cet accordéoniste de malheur ! Rafael-Santos, même ce prénom est énervant. Santos, ce n'est même pas un prénom, d'abord !
— Tout va bien ?
Happée par une voix claire, je relève la tête. À quelques pas, une fille de mon âge m'observe en glissant l'une de ses mèches blondes derrière sa boucle d'oreille ornée de perles et de plumes.
— Oui, ça va... J'ai renversé sans le vouloir un des verres, et ma sandale a fait les frais de ma maladresse, constaté-je d'un air résigné.
— Oh, mince, c'est du vin rouge ! L'éponge ne pourra pas y faire grand-chose, mais j'ai une meilleure astuce. Est-ce que tu as du vin blanc ?
— C'est quoi l'idée, me faire boire pour oublier cette tache ? l'interrogé-je en arquant un sourcil.
Mon interlocutrice sourit. Ses dents avant légèrement espacées et ses yeux bleu azur lui donnent un charme presque enfantin.
— Non, ça va aider à la faire partir, fais-moi confiance.
N'ayant pas grand-chose à perdre, j'attraper l'une des nombreuses bouteilles stockées dans le bar et l'ouvre d'un geste sec. La blonde l'attrape et en verse un filet sur la lanière de ma sandale.
— Maintenant, il me faudrait du bicarbonate de soude. Où sont les affaires de ménage ?
Je lui pointe sans grande conviction un placard à l'arrière de la salle. La blonde farfouille avant de brandir un pot en plastique d'un air triomphant. Elle en verse sur ma lanière tachée avant de frotter de plus belle.
— Et voilà, maintenant, il faut laisser poser, déclare-t-elle. Tu as d'autres chaussures ?
L'image de mes vieilles baskets me vient et je hausse les épaules d'un air résigné. Si je veux garder l'espoir de sauver mes sandales, j'imagine que je n'ai pas trop le choix. Lorsqu'elle me voit revenir avec mes chaussures toutes délavées, la blonde ne peut pas s'empêcher de rire.
— Oh, faut pas faire cette tête, raille-t-elle. Ça te fait un look d'enfer !
— Pas sûr que mon jefe soit du même avis...
— Tu travailles pour Carlos, c'est ça ?
— Tu le connais ?
— Oui, je suis la fille de William. Camila Ramirez, enchantée.
En l'observant d'un regard neuf, je remarque que le marié avait les mêmes boucles blondes.
— Enchantée, moi c'est Ana. Merci pour l'astuce, j'espère qu'elle fonctionnera.
— Ne t'en fais pas, c'est bien la moindre des choses. Vous nous avez tellement sauvé la mise avec Carlos ! Tu imagines que notre premier traiteur a mis la clé sous la porte ? Tout dépendait de lui, le lieu, la programmation, la décoration... Je ne sais même pas comment on a fait pour maintenir la date. C'était un cauchemar.
J'acquiesce d'un air pensif. Voilà qui explique les nombreuses missions que nous nous sommes retrouvés à endosser en plus de notre casquette de traiteur.
— Avec plaisir. On est là pour ça.
Camila m'adresse un sourire reconnaissant, avant de s'éclipser pour retourner à sa table. De mon côté, je reprends le service et passe le repas à trotter entre la terrasse, les cuisines et le bar. Une bouteille de vin par ici, de nouvelles assiettes par-là, et voilà qu'il faut passer au plat suivant... Le point positif dans cette course frénétique, c'est qu'elle m'empêche de m'attarder sur cet imbécile d'accordéoniste.
Quand le groupe achève sa première partie pour laisser place aux discours des témoins, je fuis en direction des cuisines... Mais c'est sans compter l'arrivée de Carlos. Dès qu'il se retrouve face à moi, ses yeux s'attardent sur mes baskets.
— Dios mío. C'est quoi, cette dégaine ?
— Accident de service, marmonné-je tout bas en déviant du regard.
Mon supérieur lève les yeux au ciel, avant de déclarer :
— Il faut préparer la scène pour les discours. Débarrasser ce qui traîne, amener des bouteilles d'eau, leur disposer le micro... Je te laisse t'en charger ?
J'ouvre la bouche mais, avant que j'aie le temps de trouver une issue à cette tâche ingrate, mon supérieur a déjà disparu.
— Je suppose que c'était une question rhétorique... maugréé-je.
Résignée, je remplis un plateau de verres d'eau citronnée et jette un œil vers la scène, où les musiciens sont en train de ranger leur matériel. Je prends une longue inspiration pour traverser la terrasse. Je me demande s'il est possible de me faufiler sans que l'accordéoniste ne me voie mais, bien évidemment, il est en train de ranger l'un des pieds de micro dont j'ai besoin.
— Excuse-moi, lui adressé-je.
J'ai beau être furieuse, la tête de biche effarée que m'offre Rafael-Santos est jubilatoire.
— Oh, ça alors, morenita, lâche-t-il d'une voix plus aigüe que d'ordinaire.
— On a besoin de ces pieds de micro pour les discours des témoins, alors si tu veux bien...
Sans attendre de réponse, je m'empare du pied, mais l'accordéoniste ne le lâche pas.
— Attends, m'implore-t-il.
Agacée, je serre les dents et relève les yeux pour croiser son regard insistant.
— Je suis désolé pour lundi. J'ai eu quelques... déconvenues.
— Je ne t'ai rien demandé, rétorqué-je en haussant les épaules. Si tu aimes donner rendez-vous à des inconnus pour disparaître sans donner de nouvelles, grand bien te fasse.
— C'est plus compliqué que ça...
Agacée par ses phrases bateau, je décide de mettre fin à cette discussion en lui arrachant une bonne fois pour toutes le pied de micro.
— Laisse tomber, Rafael-Santos. Tu n'as pas à te justifier, je te dis.
L'accordéoniste finit par lâcher l'affaire et me laisse installer mon pupitre. Comme le groupe a déjà débarrassé son matériel, il me suffit de glisser mon plateau de citronnades à l'arrière pour que la scène soit prête. Dès que je descends, Carlos m'intercepte :
— Tout va bien, Ana ?
— Euh, bien-sûr, pourquoi ?
— Je t'ai vu débattre avec l'autre abruti d'accordéoniste. Tu me le dis s'il te cause des ennuis, je m'en charge.
J'aimerais ne pas me retrouver à dévisager mon patron, mais le voir prendre ma défense est trop improbable pour que je me retienne.
— L'accordéoniste ? répété-je, le temps de réfléchir à quoi répondre.
Son offre est tentante, mais je ne suis pas certaine d'avoir envie qu'il me découvre un lien avec son ennemi juré, alors je me contente de broder une fois de plus :
— Oh, il voulait juste savoir pourquoi j'étais si pressée de débarrasser la scène. Pas très loquace si tu veux mon avis, mais rien à signaler.
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