14. Mariage, concert et rivalités (1/2)
[ Photo : l'atmosphère que je donnerais à la fameuse finca où se passe le mariage. Pour le petit point vocabulaire, une finca est le mot que l'on emploie en Colombie (et peut-être aussi ailleurs) pour parler des maisons avec de grands terrains à la campagne.]
— C'est bon, la camionnette est chargée ?
Jour J, jour du mariage tant attendu pour lequel nous avons donné corps et âme ces dernières semaines. Carlos est plus tendu que jamais. À l'instar de ses habituels shorts, il est vêtu d'un pantalon de costume et d'une élégante chemise noire dont les manches à peine retroussées cachent ses bras maculés de tatouages.
— Oui, tu peux y aller.
Elvira, plantée à l'arrière de l'utilitaire, raye des lignes sur sa feuille de suivi d'inventaire. Ses paroles donnent le feu vert à mon patron, qui prend aussitôt place derrière le volant.
De ce que j'ai compris, la cérémonie et la fête sont prévues dans une finca à une demi-heure d'ici, une grande propriété avec vue mer. J'ai hâte de voir ça.
— C'est parti, alors. Ana, tu viens avec moi pour m'aider à décharger.
Je me retourne, les bras encore pleins de cagettes de fruits et légumes.
— Euh, maintenant ?
— Pa' mañana es tarde* ! Je te signale qu'on est attendus sur place. Alors dépêche-toi, Sara et Elvira pourront très bien se charger des verrines et du reste.
Je lance un coup d'œil résigné à mon amie, qui acquiesce en articulant silencieusement : « t'inquiète, on gère ». J'obtempère donc et, une fois assise sur le siège passager, j'ai à peine le temps de relever la tête que l'hôtel est déjà loin derrière nous.
— Bon et euh, sinon, les choses se passent bien, à la finca ? tenté-je pour faire la conversation à Carlos, dont les yeux sont rivés sur la route.
— Ouais, ça va. Normalement, une partie du staff est déjà là-bas pour mettre en place la scène.
— Une scène ? Pourquoi, il y aura un concert ?
— Bien-sûr, c'est bien la moindre des choses pour un mariage comme celui de William... Mais à ta place, je m'emballerais pas. « Concert », c'est un grand mot pour qualifier ce qui nous attend. Quand on s'est retrouvés à chercher un groupe à l'arrache, la future épouse a insisté pour qu'on passe ces corroncherías merdiques de chez elle...
Le visage de mon patron semble encore plus renfrogné que d'ordinaire, ce qui n'est pas peu dire – même son nez se retrousse. Je ne connaissais pas le terme corroncherías mais, s'il s'agit bien d'un genre de musique, il n'a vraiment pas hâte de l'entendre.
— Forcément, il fallait que le seul groupe dispo soit celui de l'autre corroncho... siffle Carlos.
— L'autre quoi ?
— Rafael-Santos Corrales. Santos, tu parles, ses abrutis de parents n'auraient pas pu trouver pire comme deuxième prénom ! Ce type est tout sauf un saint. Je vais prendre sur moi pour pas ruiner la fête mais je te jure, si je pouvais, je l'emplâtrerais dans le mur.
— Pourquoi, qu'est-ce qu'il t'a fait ?
— Peu importe. Tout ce que tu dois savoir, c'est que c'est un con. D'ailleurs, si tu veux un conseil, reste loin de ce type.
J'acquiesce d'un air dérouté. Je n'en mène pas large quant aux raisons de sa rancœur, mais peu importe : s'il le déteste, je feindrais d'en faire de même. On dit bien que les ennemis de nos ennemis sont nos amis, non ?
Le reste du trajet se fait dans un silence mortuaire, agrémenté de temps à autre d'une ou deux insultes allègrement beuglées par Carlos à quiconque aurait l'audace de croiser sa route. J'aurais bien tenté de poursuivre notre discussion, mais sa conduite nerveuse ne m'aide pas. Alors à la place, je laisse mon regard se perdre le long des kilomètres de champs aux couleurs éclatantes.
Une fois arrivés à destination, je descends de l'utilitaire et sonde ce nouveau décor d'un regard fasciné. Une somptueuse bâtisse mêlant une structure en bois à des murs blancs émerge entre les palmiers. L'étage supérieur, ouvert sur le paysage, est surplombé par une impressionnante charpente en bambou et en paille tressée. Quelques bungalows sont plantés de part et d'autre de la plage de sable vierge qui s'étend à perte de vue.
— Waouh, soufflé-je sans parvenir à décrocher les yeux de ce paysage.
— Ay ve, tu comptes rester plantée là, ou tu vas m'aider à décharger ?
Arrachée de ce moment contemplatif par la voix âpre de Carlos, j'abdique en soupirant.
Je passe la matinée à courir aux quatre coins du domaine sous les ordres de mon boss. J'installe la signalétique, réceptionne les commandes de fleurs, dresse les tables, dispose les plats... Quand la salle commence à prendre forme, il est déjà presque midi. C'est à cette heure qu'est prévue l'arrivée des convives depuis l'église, lieu de la cérémonie.
Je profite de ce court moment de répit pour filer aux vestiaires. Exit le short en jean et les vieilles baskets, il est temps d'opter pour une tenue plus élégante. La robe que j'ai choisie est vert d'eau et souligne le creux de ma taille pour s'évaser au niveau des manches. Je l'assortis à des sandales confortables et noue rapidement mes cheveux en une large tresse.
Une fois prête, je me dirige vers le bar que Carlos est en train d'installer et commence à remplir des flutes de champagne afin d'accueillir les nouveaux arrivants. Je sens le regard de mon jefe sur moi mais, comme chaque fois qu'il m'observe, je suis incapable de déceler ce qu'il pense.
— C'est bien, le champagne, il faut offrir un bon accueil aux invités, commente-t-il.
Grisée par ce premier compliment, je lui adresse un grand sourire.
— Tout serait presque parfait si ce groupe de merde n'était pas compris dans l'équation... ajoute Carlos d'un air excédé. Ces descarados sont même pas foutus d'arriver à l'heure ! Ils devaient arriver à midi, ils ont déjà un quart d'heure de retard.
En bonne lèche-bottes que je suis, je soutiens d'un air consterné :
— C'est clair, aucun respect pour leur public.
— Carlos, mi hermano !
Intriguée par cette voix inconnue, je me retourne et découvre un grand blond, rayonnant dans sa chemise d'un blanc immaculé. Mon supérieur, jusqu'ici plutôt grincheux, affiche un grand sourire en le voyant. Et laissez-moi vous dire qu'à côté, le petit rictus que j'avais aperçu sur ses lèvres lors de notre conversation nocturne, c'est du vent. Celui-ci s'étire sur son visage d'une joue à l'autre, agrémente ses yeux clairs d'un pétillement joyeux et laisse même entrevoir – ô miracle – ses dents blanches.
— William ! Felicidades, hermano ! Comment s'est passée la cérémonie ?
— C'était merveilleux... On nage dans le bonheur, avec Rosa. Dire que ce n'est que le début !
Je continue de remplir mes flûtes pendant qu'ils discutent à grand renfort de sourires et d'allègres tapes dans le dos. Au bout de quelques minutes, William se tourne vers moi.
— Et vous êtes ? m'interroge-t-il d'un air curieux.
— Oh, je ne t'ai pas présenté ma nouvelle employée française, Ana-Lucía.
Entendre Carlos m'introduire à ma place me chiffonne, mais je prends sur moi.
— Française ? Génial ! J'adore la France, c'est une très belle pays, m'adresse William dans un français teinté de son accent caribéen. J'adore le baguette, le... croissant ? Ah, et le Tour Eiffel !
Amusée par ce splendide condensé de clichés, je réponds poliment :
— Ah, c'est bien nous les français, ça !
Les invités qui arrivent m'offrent l'excuse parfaite pour prendre la poudre d'escampette. Armée de mon plateau, je leur offre une flute de champagne avant de les guider vers leur table, sur la grande terrasse extérieure. En face des convives qui s'installent, la scène du concert n'attend plus que le groupe. Sara et Elvira sont en cuisine et s'occupent du dressage des plats.
Je me dirige vers le bar avec mon plateau vide, quand Carlos me rejoint à grandes enjambées.
— C'est bon, tout le monde est installé ? Apparemment, les musiciens sont arrivés.
— Apparemment ?
— C'est Elvira qui me l'a dit. Mieux vaut que ce ne soit pas moi qui me charge de leur accueil, ça pourrait mal se...
Mon patron suspend sa phrase, tandis que sa jambe se met à battre de façon nerveuse.
— Le voilà... Rafael-Santos.
Impatiente de mettre un visage sur la cible de sa haine, je suis son regard jusqu'à l'estrade, où un trio de musiciens est en train de s'installer. L'un est de dos en train de tirer un câble, l'autre s'apprête à grimper avec sa caisse de percussions et...
Et là, je le vois. Accroupi en train de dévisser son pied de micro, il porte une chemise claire qui ressort sur sa peau mate. Il ne me faut pas longtemps pour reconnaître sa mâchoire carrée, ses cheveux décoiffés et cette balafre qui scinde son arcade et son sourcil gauche.
C'est pas possible, qu'est-ce qu'il fout ici ?
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