12. Failles et soupçons

Les révélations de Matilde, notre témoin, tournent dans ma tête pendant les jours qui suivent, si bien que je peine à me concentrer sur les préparatifs du fameux mariage de l'ami de Carlos.

J'ai beau essayer, je n'arrive pas à comprendre la disparition de cette manufacture de sacs. Comment se fait-il qu'il n'en reste aucune trace ? Même les archives n'en disent rien ! Plus j'y pense, et plus j'ai le sentiment que l'on a cherché à effacer toute trace de ma mère. La fin de ce commerce est-elle uniquement liée à son départ ? Dans ce cas, pourquoi avoir gardé le nom de Color Caribe ? Si seulement Matilde pouvait nous en dire plus... Malheureusement, elle ne connait ni les raisons, ni les intentions de cette énigmatique María-Carolina.

Moi qui pensais éclaircir le sujet en découvrant l'identité de ma mère biologique, je n'ai récolté que plus de questions encore.

— Ana, tu peux me faire le plaisir de te concentrer, ou c'est trop te demander ?

Cette réplique sarcastique me fait sursauter. En me retournant, je découvre Carlos debout derrière moi. Je dois avouer que le chic qu'il a de surgir aux pires moments ne me plaît pas trop.

— Tu te trompes, objecté-je. J'étais justement en pleine réflexion.

Por favor... Ça fait dix minutes que t'es immobile devant ce plan de table. À quoi ressemble ton cerveau en action, au désert du Sahara ?

Je me retiens de riposter. Dix minutes ? Depuis combien de temps est-il tapi derrière moi ? Ça frôle la persécution ! Face à mon silence, Carlos vocifère de plus belle :

— Je croyais avoir été clair ! Je t'ai dit que j'attendais des preuves, tu pensais que c'était des paroles en l'air ? J'ai aucune envie de me coltiner une empotée, alors si t'es là pour te tourner les pouces, c'est mieux que tu t'en ailles !

En entendant ses mots, mon sang ne fait qu'un tour.

— Enfin, Carlos, tu ne peux pas dire ça ! Je fais tout pour t'aider au mieux depuis que tu m'as parlé de ce mariage !

— Garde ton mea culpa pour un autre pigeon. Si j'estime que t'es pas à la hauteur, tu dégages !

Ses paroles me laissent démunie. Et s'il mettait ses menaces à exécution, et s'il en venait à mettre fin à mon contrat ? Non, je ne veux pas, je ne peux pas perdre ce job.

— Ce que je vois, reprend Carlos, c'est que t'es loin de te montrer à la hauteur de ce que tu nous avais vendu. Tu rêvasses devant tes documents, tu papotes dès que l'occasion se présente... Comme l'autre jour, avec l'autre pouffe écervelée, là !

Si ses critiques sont dures à entendre, j'arrive tout de même à les encaisser. Il ne voit pas mes efforts, c'est malheureux, mais je peux encore lui prouver de quoi je suis capable. En revanche, l'entendre traiter Juli de « pouffe écervelée », c'est la goutte de trop. La vague de colère qui me submerge est si forte que j'en oublie mon masque d'employée modèle, j'en oublie ma quête, et j'explose. Je lâche tout ce que je rêve de lui balancer depuis que je suis arrivée.

— L'autre pouffe écervelée ? répété-je d'un air de défi. Détrompe-toi, Juli est intelligente, bien plus que tu ne le crois. Mais, tu sais quoi ? Ça ne m'étonne même pas que tu ne l'aies pas vu. Tu es bien trop centré sur ta petite personne, et c'est sûrement pour ça que tu continues de rabaisser les autres. Il faut bien quelque chose pour alimenter ton égo de gros macho !

Je termine mon envolée lyrique les joues en feu. Ce n'est qu'en reprenant mon souffle que je réalise ce qui vient de sortir de ma bouche.

Mon Dieu... Qu'est-ce qui m'a pris ?

Mon cerveau tourne à plein régime en tentant d'anticiper ce qui m'attend. Carlos me fixe, la mâchoire crispée et le regard impassible. Je connais bien ce silence. Le choc est tel que mon supérieur doit être en train d'évaluer ce qu'il me réserve. C'est le calme avant la tempête.

— Eh ben, dites-donc...

Quand mon patron plisse les yeux, j'y décèle une lueur nouvelle. N'ayant jamais rien perçu d'autre dans son regard que du mépris ou de la colère, je ne saurais pas trop la décrire. J'ai le sentiment d'être observée comme si j'étais un animal étrange, avec surprise et... curiosité ?

Cette idée me semble si folle que je la repousse aussitôt. Carlos, de la curiosité ? Impossible. Cet homme est trop autocentré pour éprouver une telle émotion.

Mes pensées se bousculent encore quand il décide de secouer la tête, avant de faire volte-face et de s'en aller.

* * *

Je passe le reste de l'après-midi à exécuter mes tâches en redoutant un retour de flamme de Carlos. À vrai dire, je ne comprends toujours pas comment j'ai réussi à m'en sortir indemne. Après ce que je lui ai balancé, il avait toutes les raisons du monde pour me virer ! Ça n'a pas de sens. Cet homme n'a pas de sens.

Heureusement, je finis par arriver à l'issue de ce lundi. Et qui dit lundi soir, dit rendez-vous avec Gabriel... Maintenant que mes soupçons concernant l'identité de ma mère biologique sont quasi confirmés, je vais pouvoir lui parler de cette ancienne manufacture de sacs. Si le nom de María-Carolina Herrera n'a pas fait tilt, peut-être que cette précision lui évoquera quelque chose ?

Je me poste à ma fenêtre un peu avant minuit, vêtue d'un short en jean et de baskets blanches qui ne me gêneront pas pour monter en moto.

Minuit cinq... Tiens, cette fois-ci, je pourrai le charrier sur son retard, lui qui s'est toujours vanté d'être ponctuel. Minuit dix... Me serai-je mal habituée ? Après tout, dix minutes, ce n'est pas grand-chose. Minuit vingt... Ça commence à devenir bizarre. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé.

À minuit trente, je quitte ma chambre à pas de loup pour attendre dans la rue. Je fais les cent pas, croyant le voir dans chaque silhouette qui passe. Je ne comprends pas. Où est-il ?

Il me faut près d'une heure pour me faire à l'idée qu'il ne viendra pas. Je suis tiraillée entre la colère de m'être faite planter et l'inquiétude qu'il lui soit arrivé quelque chose. Manque de bol, nous n'avons pas échangé nos coordonnées pour me permettre d'être fixée sur le sujet...

Je m'apprête à ravaler ma frustration pour remonter dans ma chambre, quand un raclement de gorge m'interrompt. Les yeux que je croise en me retournant sont d'un bleu glacial.

Vea pues... Qu'est-ce que tu fous ici, toi ?

Les bras croisés dans une posture qui fait ressortir les tendons de ses muscles, Carlos me fixe. L'encolure de son débardeur ample laisse apparaître sa chaîne dorée, dont l'énorme croix brille à la lueur des lampadaires.

Génial. Comme si m'être faite planter ne suffisait pas, il faut en plus que je me fasse alpaguer par mon connard de patron. Sur lequel j'ai vidé mon sac un peu plus tôt, soit dit en passant.

— Je prends l'air, bougonné-je en fixant mes pieds.

— Ouais, bien sûr. Et tu as pris le soin d'enfiler de nouvelles fringues pour sortir faire les cent pas en bas de chez toi ?

Mes poings se crispent. En quoi est-ce que ma vie le regarde, d'abord ? Est-ce que je traque sa tenue pour savoir s'il a changé de vêtements, ce psychopathe ? Ce n'est pas possible, de chercher ainsi à relever la moindre incohérence dans ce que je fais ! Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi appliqué à me pourrir la vie !

Si j'avais jusqu'ici toujours opté pour l'écrasement face à ses piques, je comprends qu'il est temps de changer de stratégie. Je souhaite gagner sa confiance et lui démontrer mes capacités, mais me faire toute petite n'est pas la solution. D'un, ce n'est pas qui je suis ; et de deux, avec un caractère comme le sien, si je m'engage sur ce terrain, je finirai par me faire écrabouiller.

— Tu m'excuseras, Carlos, mais je n'ai aucun compte à te rendre. Si tu as le droit de me faire tes reproches sur mon temps de travail, la manière dont j'occupe mon temps libre ne te regarde absolument pas.

Mes paroles font leur effet et mon supérieur relève la tête pour me défier du regard en silence. Je remarque qu'il tape du pied et ce petit détail me fait jubiler, même si une part de moi sait que le provoquer n'est pas sans risque.

Ay ve, tu crois que c'est toi qui fais la loi ? Travail et vie personnelle sont toujours liés, alors ne crois pas que je vais fermer les yeux sur tout ce que je pourrais voir.

Comprenant que ce débat n'ira pas plus loin pour ce soir, je ne relève pas et décide à la place de lui céder la question qui me turlupine :

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi est-ce que tu n'as pas réagi à ce que je t'ai dit tout à l'heure ? Si je t'insupporte autant, pourquoi ne pas avoir saisi cette occasion pour mettre tes menaces à exécution et me virer ?

Durant le silence qui suit, je crois déceler un léger étirement du coin supérieur de ses lèvres.

— Parce que ce n'est pas cette Ana-là que j'ai envie de virer. Non, celle qui m'insupporte le plus, c'est celle que je me coltine depuis le début. Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu ? Depuis le début, tu ne lâches pas ce masque de fille gentille et soumise qui fait tout ce qu'on lui demande. Ça pue l'hypocrisie, et j'ai horreur de ça.

Prise de court par ce constat frappant de justesse, je le fixe sans ciller.

— Je n'ai jamais revêtu de masque.

— Tu pourras me dire ce que tu veux, moi, je ne crois que ce que je vois. Et, aujourd'hui, je sais que j'ai enfin pu entrevoir la vraie Ana. Alors, pour le moment, je crois que je vais te garder encore un peu ici, pour mettre le doigt sur ce que tu caches.

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