11. Rumeurs et disparition mystérieuse

Cette excursion en solitaire me remplit d'optimisme pour les jours suivants. Bien qu'il ne semble pas en savoir plus sur l'histoire de María-Carolina Herrera, je suis contente d'avoir retrouvé la trace de Gabriel. Le fait que nous nous soyons accordés sur une nouvelle excursion nocturne la semaine suivante me laisse croire que je peux compter sur un nouvel allié.

Lorsque je fais part de mon étonnante découverte à notre trio, Juli me propose de retourner à la radio pour actualiser l'annonce. Je lui ai précisé que je n'étais pas sûre que cette ancienne propriétaire soit ma mère, mais elle a insisté pour tester cette hypothèse. Comme nous n'avions rien à perdre, j'ai accepté. Il y a de fortes chances que la corrélation soit mauvaise, mais je ne peux pas m'empêcher d'espérer.

Revigorée par mes deux jours de repos, j'entame cette nouvelle semaine pleine d'énergie. Mes écouteurs greffés aux oreilles, je fredonne tout en m'attelant à faire briller les tables du patio au gré de la playlist diffusée par La voz del Caribe. Au-delà des prières matinales et autres réjouissances typiques, je dois avouer que je prends de plus en plus goût à la musique d'ici.

Voy a hacerte una casa en el aire, solamente pa' que vivas tú...

— Ana !

Je lâche mon éponge en découvrant Juli plantée devant moi, les poings sur les hanches.

— Ben alors, tu ne m'entends pas ? Ça fait une heure que je t'appelle !

Avant que j'aie le temps de répondre, mon amie saisit l'un de mes écouteurs pour le glisser dans son oreille.

— Rafael Escalona ? Madame a bon goût...

— Il faut dire merci à ton ami Hector, concédé-je dans un sourire. Qu'est-ce qui t'amène ?

Juli repose mon écouteur sur la table avant de déclarer :

— Une nouvelle de la plus haute importance concernant notre enquête, figure-toi ! Il se pourrait bien qu'on ait notre premier témoin...

— Attends... Déjà ? On a changé l'annonce avant-hier !

— Avec la radio, les nouvelles circulent vite... La femme qui s'est manifestée auprès de Hector affirme connaitre une María-Carolina Herrera dont le portrait correspond à celui de l'annonce. D'après ses dires, elle aurait mystérieusement disparu depuis...

Mon regard se perd entre les énormes feuilles du monstera, plante tropicale ornant le patio. Une femme qui aurait disparu ? Je ne sais pas ce qui prime, entre l'excitation et l'angoisse.

Vea pues, qui aurait mystérieusement disparu ?

La voix profonde qui nous interrompt m'arrache un sursaut. En me retournant, je découvre Carlos, tout droit sorti du néant – ou des enfers, si l'on en juge son regard foudroyant.

— Une voisine de ma grand-mère, répond Juli du tac au tac. Ça faisait un moment qu'elle se lamentait suite à son divorce et là, elle a décidé de se volatiliser du jour au lendemain ! Elle a tout pris : sa voiture, ses habits, son chien... La seule chose qu'elle a laissée est un mystérieux papier ordonnant de ne jamais venir la chercher. J'espère qu'elle n'a pas été embarquée dans une secte... C'est tellement courant, de nos jours...

Impressionnée par la capacité de mon amie à broder sur le vif, je hoche vigoureusement la tête. Carlos me sonde en plissant les yeux, avant de reporter son regard méfiant sur Juli.

— T'es qui, toi ?

— Juliana Suarez.

— Eh bien, au risque de perturber votre petit café « potins » je m'en fous de ta vie, Juliana. Va la raconter à un autre abruti qui a du temps à tuer.

Les poings de mon amie se serrent et je peux deviner que l'envie de lui balancer une remarque cinglante la démange. Heureusement, elle n'en fait rien. Certainement se doute-t-elle que, pour la viabilité de mon emploi ici, il vaut mieux qu'elle s'abstienne.

— Qu'est-ce que t'attends ? s'exclame Carlos. Allez, ouste ! Et que je te revoie plus en train de distraire mes employés !

Juli fronce les sourcils et ouvre la bouche, avant de baisser douloureusement les armes.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé. À plus tard, Ana.

Choquée de voir mon amie ainsi chassée mais soulagée que mon patron ait gobé son histoire farfelue, j'inspire un grand coup. Depuis mon arrivée ici, j'ai l'impression que mon self-control est constamment mis à l'épreuve. Je ne sais pas comment j'ai réussi à tenir jusqu'à maintenant sans faire un pas de travers, mais j'espère réussir à tenir la cadence.

— Je peux savoir ce qui t'a pris ? rugit Carlos en se tournant vers moi. Après la cuisine, tu vas me dire que t'es aussi incapable de faire le ménage correctement ?

Je serre fort l'éponge dans ma main et marmonne :

— Désolée, jefe. Ça ne se reproduira pas.

— Je m'en fous de tes excuses ! Tu me sers que ça, depuis que t'es arrivée.

Mon patron secoue la tête, avant de me défier d'un regard déterminé.

— Figure-toi que je viens de recevoir le coup de fil d'un ami, qui est aussi un excellent client. Il s'est fait planter par son traiteur deux semaines avant son mariage et m'a demandé s'il était possible de les remplacer. Ce n'est pas quelque chose qu'on a l'habitude de faire, mais avec une paire de bras supplémentaires, je vois pas pourquoi on n'en serait pas capable.

Carlos plaque une feuille de papier sous mon nez.

— Voilà le menu qu'Elvira a prévu. Il y aura cent-cinquante invités, prévois de la nourriture pour deux-cents. Je te laisse estimer les quantités pour qu'on puisse lancer les commandes au plus vite.

Je hoche la tête sans un mot, soutenant le regard de mon supérieur dans un duel implacable. C'est lui qui finit par y mettre fin en lorgnant vers la surface poussiéreuse que je m'apprêtais à frotter.

— Que ce soit clair, tes paroles, j'en ai rien à carrer. Maintenant, je veux des actions, alors t'as intérêt à te montrer à la hauteur, et la programmation de ce mariage a intérêt à être bien plus clean que ces tables pourries que tu fais semblant de nettoyer depuis une heure.

* * *

Après une journée entière à préparer des dizaines de commandes auprès de nos fournisseurs, je peux enfin respirer et retrouver Juli. Après une bonne demi-heure à cracher sur ce perro malparido*, comme elle aime le désigner, nous prenons la route de La voz del Caribe.

Je n'aurais jamais pensé être si heureuse de retrouver les murs décrépis et la pancarte anti-pipi de la station de radio. Cette rencontre pouvant bien faire basculer toutes mes certitudes, il y a un côté rassurant dans le fait de retrouver au moins quelque chose de familier.

— Hector, c'est nous !

Le tambourinement de Juli contre la porte du local fait écho aux battements de mon cœur.

Hola, les filles !

Alpaguée par l'ami de Juli qui me demande comment je vais, je hoche fébrilement la tête.

— Elle est un peu nerveuse, lui glisse mon amie d'une voix se voulant sans doute discrète.

Hector me passe une main rassurante dans le dos, avant de nous inviter à entrer. Je me sens ailleurs en entendant Juli et son ami échanger quelques paroles.

— L'auditrice dont je t'ai parlé est déjà là. Elle vous attend dans la salle de réunion.

— Super, Hector ! Tu es génial ! Je te revaudrais ça.

Je sais que je devrais aussi le remercier, mais les mots se perdent quelque part dans ma gorge, alors je me contente de lui adresser un regard plein de gratitude.

— Ne vous en faites pas, je suis heureux de pouvoir vous aider. Je vous laisse, je dois retourner à mon émission. À plus tard, les filles.

Dès qu'il disparaît, Juli se tourne vers moi.

— On y va, Ana ?

J'inspire un grand coup pour rassembler mes forces.

— Oui. Je suis prête.

Juli pousse la porte de la salle et je la suis de près pour étudier la femme qui nous attend. Assise sur l'une des chaises, je lui donnerais une quarantaine d'années. Ses cheveux afro sont rassemblés en une boule dans le bas de sa nuque.

Après m'avoir lancé un bref coup d'œil en biais, mon amie se charge des présentations :

— Bonjour, je suis Juli et voici Ana. On vient pour discuter au sujet de l'annonce.

— Oui, bien-sûr. Je m'appelle Matilde, enchantée. Qu'est-ce que vous aimeriez savoir ?

Le sourire calme de la témoin me rassure un peu. Je triture mes mains avant de lui adresser d'une voix étouffée :

— Eh bien... Tout ce que vous savez au sujet de María-Carolina Herrera.

— Tu peux me tutoyer, précise Matilde en acquiesçant. J'ai connu María quand je me suis installée à Cartagena, il y a plus de vingt-cinq ans... Je suis originaire de Barranquilla, à deux heures d'ici, mais je suis venue quand j'étais jeune pour chercher du travail. Je l'ai rencontrée dans la rue et on s'est liées d'amitié. Elle m'a beaucoup aidée, on était très proches. Puis, un matin... Elle a disparu sans prévenir.

L'évocation de ce souvenir la laisse songeuse. Je me sens plus raide qu'un piquet, prise par la désagréable sensation d'avoir un galet coincé en travers de la gorge. Cette histoire de disparition est encore plus inquiétante que je ne le croyais. Qu'a-t-il bien pu arriver à cette femme ?

— Si tu la connaissais bien... intervient Juli. Tu n'avais rien remarqué de bizarre, avant cette disparition ?

— Avec le recul, j'ai pu déceler des signaux, confesse Matilde. Ce genre de choses auxquelles on ne prête pas forcément l'attention qu'il faut en temps venu, parce qu'on ne s'imaginerait jamais que de telles choses puissent arriver... Dans les derniers mois que j'ai passés avec elle, je l'ai sentie différente. On avait l'habitude de tout se dire, mais là, je sentais qu'elle me cachait des choses. À commencer par celui qui l'avait mise enceinte. J'ai essayé d'en parler avec elle, mais elle a toujours refusé de me dire qui était le père...

Cette annonce me remue l'estomac. Si cette femme était enceinte peu avant sa disparition, cela multiplie les chances qu'il s'agisse de ma mère biologique...

— Et, tu sais ce qu'elle a fait de ce bébé ? la questionné-je à demi-voix.

— Je sais qu'elle a passé quelques mois à s'occuper de lui... Enfin, d'elle, c'était une fille.

— Une fille... soufflé-je, le coeur battant la chamade. Est-ce que... Est-ce que vous vous souvenez de son prénom ?

— Je vous avoue que ça fait un moment... rétorque Matilde en plissant les yeux. Mais je me souviens que c'était un prénom composé assez court. Ana-Sofía... Non, Ana-María...

— Ana-Lucía ?

— Oui, c'est ça, Ana-Lucía !

Le sourire triomphant de Matilde s'abat sur moi comme un sac de trois-cents kilos. Si je suis heureuse d'avoir trouvé une telle piste, avoir une mère portée disparue ne m'enchante pas...

Les yeux rivés sur mes baskets, je sens la main de Juli presser la mienne. De son côté, Matilde poursuit tout naturellement :

— Et donc, en plus de s'occuper de sa petite Ana-Lucía, María a continué à faire tourner Color Caribe pendant quelques mois... Jusqu'à se volatiliser un beau jour avec sa fille. Franchement, s'enfuir comme ça avec un si petit bébé ? Vous vous rendez compte ? Je ne sais pas ce qui lui a pris, ça devait vraiment être grave...

— Est-ce que tu as une idée de la raison de son départ ? la questionne Juli. Est-ce qu'elle vous avait fait part de certaines... difficultés qu'elle aurait pu rencontrer ?

— Non, elle ne m'a rien dit... Sa disparition avait beaucoup fait parler, à l'époque. Beaucoup ont supposé qu'elle s'était enfuie pour échapper à ses dettes. Il faut dire qu'un negocio à faire tourner, en plus d'un nourrisson, c'est beaucoup à gérer pour une femme seule... Mais, depuis, personne n'a jamais eu de nouvelles. On ne sait pas ce qu'elle est devenue, ni où elle se trouve. Si elle a réellement décidé de fuir, allez savoir où elle a pu se rendre ! D'ailleurs, si vous voulez mon avis, il est fort possible qu'elle ne soit même plus en Colombie à l'heure où je vous parle.

Sa déclaration est accueillie par un silence écrasant. Et si c'était vrai, si elle n'était même pas en Colombie ? Mais alors, où chercher dans ce monde si vaste ? Cette simple pensée me laisse totalement impuissante.

Voyant que je reste muette, Juli reprend le fil de l'échange :

— Bon, et tu nous disais que María t'avait beaucoup aidée... Sur quel plan ?

— Oh, oui, acquiesce Matilde en se redressant. Quand je suis arrivée ici, je n'arrivais pas à trouver de travail qui me convienne. C'est à ce moment que María m'a aidée à monter ma propre affaire et, grâce à elle, je me suis mise à fabriquer et à vendre des bracelets ! Vu qu'elle était elle-même dans l'artisanat, elle m'a bien aidée. C'est ce negocio qui me permet encore de vivre aujourd'hui, alors je lui dois beaucoup...

— Attends, attends... l'interrompt soudain Juli, intriguée. Comment ça, dans l'artisanat ? Elle n'était pas suffisamment occupée avec l'hôtel ?

Sa réponse laisse Matilde perplexe.

— L'hôtel ? À l'époque, Color Caribe n'était pas un hôtel.

Face à nos regards perdus, elle ajoute alors :

— Oh, je pensais que vous le saviez déjà ? María tissait des sacs et les vendait. Color Caribe, c'était sa manufacture et sa boutique.

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