1. Rue des tombe-morts

— Nous sommes arrivés à destination, mademoiselle.

Le taxi stationne au croisement de deux rues pittoresques, tandis que je colle mon nez à la vitre. Où sont passées les autoroutes et les avenues du long desquelles nous roulions depuis une bonne demi-heure ? J'ai l'impression d'avoir été projetée dans un autre univers en l'espace de quelques minutes.

Sondée par le regard insistant du chauffeur, je me redresse pour détacher ma ceinture. Je le comprends : après tout, qui pourrait soupçonner ce que cache mon incrédulité ? Qu'après vingt-quatre ans sans y remettre les pieds, je suis de retour sur ma terre natale ? Cartagena de Indias, Colombie. C'est ici que je suis née et que mes parents sont venus m'adopter, alors que je n'étais encore qu'un bébé.

Réaliser que je suis bel et bien là me plonge dans un état entre l'euphorie et l'anxiété. Il faut dire que, pour la casanière que je suis, quitter Paris et mon cocon familial pour m'aventurer sur la côte caribéenne, c'est une première. La seule chose qui puisse me faire accepter un tel déracinement, c'est ce désir ardent que je ressens au plus profond de moi.

J'ai besoin de savoir d'où je viens. Et, plus important encore, j'ai besoin de rencontrer ma mère biologique.

Je règle la course et récupère mes gros bagages, que je hisse avec peine sur le trottoir. En reprenant mon souffle, je suis happée une fois de plus par le décor de mon nouveau chez-moi.

La rue grouille de vie. Entre les cris des vendeurs de rue, les éclats de rire et les rythmes afro-latins qui flottent dans l'air, je ne sais plus où donner de la tête. Tout autour de moi, les façades se dessinent dans une symphonie de couleurs primaires soulignant les reliefs des colonnes, des frontons et des garde-corps. Les teintes vives se succèdent, du bleu, du rouge, du jaune, du vert. L'image m'évoque une carte postale tant les contrastes sont marqués.

Comme les autres bâtisses qui bordent la rue, l'hôtel Color Caribe n'a que deux niveaux. De la végétation perce le trottoir pour manger une partie de la façade orange brique et de somptueuses balustrades bleu azur surplombent la rue. L'écriteau fixé au mur indique : « calle de tumbamuertos ».

Rue des tombes-morts ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

Durmió conmigo anoche o qué, que no saluda* ?

Surprise par cette intervention déroutante que je ne suis pas certaine de bien saisir, je me retourne et tombe nez à nez avec une paire d'yeux d'un bleu glacial. La deuxième chose que je remarque chez cet homme, ce sont ses bras croisés et couverts de tatouages, dont les dessins entrelacent flammes et têtes de mort. Relever les yeux ne me rassure pas beaucoup plus : entre son crâne rasé, sa barbe sombre et ses sourcils froncés, son visage ne respire pas la sympathie. À vrai dire, son look entier semble modelé autour du credo : ne cherche pas les problèmes avec moi, ou tu vas le regretter.

— Euh... Pardon ?

Je m'applique pour ne pas laisser entendre mon accent. Si j'ai fini par acquérir une certaine aisance au fil des années passées à étudier cette langue, il va me falloir un temps d'adaptation pour converser toute la journée en espagnol.

— Je viens de te dire bonjour, mais t'as même pas pris la peine de te retourner, ricane le nouveau venu. Alors je me suis dit que t'avais peut-être atteint un niveau supérieur d'éveil spirituel. À moins que ce soit dans tes habitudes de pas répondre quand on te parle ?

Il ne me faut pas beaucoup de temps pour saisir le sens de cette remarque piquante et comprendre à qui j'ai affaire. Ce type ne ressemble pas trop à l'idée que je m'étais faite de mon futur patron, mais je ne voudrais pas faire mauvaise impression dès le départ.

Ave María Santísima... Ana-Lucía sort tout juste d'un long voyage depuis la France, laisse-lui le temps de prendre ses marques !

La voix chantante qui nous interrompt m'apporte un semblant de réconfort au milieu de cette hostilité, et je la rattache sans peine au visage familier d'une dame plus âgée.

Bien que les faits remontent à plusieurs mois, je me souviens très bien d'Elvira, l'assistante qui m'avait fait passer mon entretien à distance. Il faut dire que, depuis l'ouverture de mon dossier d'adoption, les choses se sont accélérées. À l'aube de ma dernière année de master en tourisme, je me suis dit que c'était le moment idéal pour une césure. Sans surprise, j'ai choisi la Colombie.

Le souci, c'est que je n'avais pas beaucoup de pistes pour retrouver ma mère biologique. Mon dossier d'adoption ne m'a laissé que deux informations : le prénom de ma mère, María – donnée qui aurait pu être intéressante si ce n'était pas le plus répandu dans le pays – et l'endroit où l'on m'a laissée, l'hôtel Color Caribe. Pourquoi et comment me suis-je retrouvée là-bas, je n'en sais rien, mais maintenant que je suis là, je suis bien décidée à le découvrir. Rien n'était spécifié sur mon père biologique, mais ça m'était plutôt égal. Je n'ai jamais ressenti le besoin d'en savoir plus sur lui. C'est elle que je veux rencontrer, plus que n'importe qui d'autre.

En cherchant des structures pour m'accueillir à Cartagena, cette première piste s'est imposée à moi comme une évidence. Postuler ici n'était pas mon seul plan – parmi toutes mes candidatures spontanées, l'hôtel Color Caribe était celle où je plaçais le moins d'espoirs. Et pourtant, après de longues semaines, j'ai découvert un mail improbable dans ma boîte de réception.

Ajá y entonces* ? grogne mon patron. J'ai encore mille choses à faire, alors si la señorita compte rester ici à gober les mouches, ce sera sans moi.

Sa remarque génère une bouffée de frustration dans ma poitrine, mais je prends une longue inspiration pour répondre de mon air le plus calme :

— Excusez-moi, j'arrive.

— Je suis désolée, il faut que je vous laisse pour aller faire quelques courses, indique Elvira. Carlos, je compte sur toi pour bien t'occuper d'elle, hein ?

Le râle faisant office de réponse est peu convaincant. L'assistante, qui semble lire la panique sur mon visage, pose une main sur mon épaule.

— Est-ce que tu veux que je t'accompagne jusqu'à ta chambre ?

Je m'apprête à ouvrir la bouche pour la rassurer, quand Carlos s'exclame :

Por supuesto, vous voulez que je vous ramène un café et des buñuelos*, aussi ?

Mon nouveau patron tourne les talons sous mes yeux impuissants. Craignant qu'il ne se barre pour de bon et me laisse à la rue, je m'empresse d'empoigner mes valises pour le suivre. En franchissant le rideau de perles et de bambou, je découvre un univers complètement différent.

Le hall de l'hôtel tranche avec l'effervescence des rues populaires. Dans l'espace reclus de cette ancienne bâtisse coloniale, la musique et le bruit des voitures ne forment plus qu'une douce rumeur mêlée au vrombissement des ventilateurs de plafond. Les espaces intérieurs n'ont rien à voir avec les immeubles parisiens : ici, on cherche à se protéger du soleil plus qu'à maximiser les apports lumineux. À part quelques minces ouvertures sur la rue, la majorité de la lumière provient d'un patio baigné de lumière, que je devine à travers de larges arches. Le sol est en granit clair, les murs sont enduits de chaux et le mobilier est en bois ou en bambou.

Dans cet aménagement plutôt frugal, la décoration s'en tient au strict minimum : les seules pièces ornementales sont des statuettes religieuses et des peintures représentant des scènes de la bible. Si cela m'aurait surprise en France, ce n'est pas tant le cas ici : mes parents m'ont maintes fois expliqué la prévalence de la religion en Colombie.

— Suis-moi, je vais t'emmener à ta chambre, déclame Carlos d'une voix monocorde.

Lorsqu'il s'arrête pour me regarder tituber à travers la réception, ses yeux s'attardent sur mes grosses valises. Je suis sûre qu'il brûle d'envie de me lancer une pique.

Après une ascension comparable à celle du mont Everest, j'atteins enfin la coursive ouverte sur le patio. Mon patron pousse la première porte puis, certainement pris de pitié à la vue de mon visage pantelant, empoigne mes bagages pour les déposer dans la pièce.

Dios mío ! Tu transportes quoi là-dedans, des cadavres ?

Ne sachant pas trop s'il s'agit d'humour ou d'une réelle question, j'émets un rire nerveux.

La pièce où j'entre est meublée de façon sommaire : un lit une place, une commode sur laquelle est posée une radio – qui écoute encore la radio de nos jours ? – et une table ronde agrémentée d'une seule chaise. Ce détail me fait tiquer. Est-ce une manière subtile de me faire comprendre que personne d'autre que moi ne mettra les pieds dans cette chambre ? En m'interrogeant, je découvre un cadre suspendu au-dessus de mon lit. Une Vierge m'y fixe de son air réprobateur.

— Voilà ta chambre, déclare Carlos. Comme il est bientôt dix-huit heures et que j'ai autre chose à faire, je te laisse avec ce dossier. Il te compile toutes les infos à savoir. T'as qu'à lire ça d'ici demain, pour ta première journée de travail.

Je déglutis en voyant mon patron lâcher l'équivalent d'une encyclopédie sur ma table de nuit, avant de quitter la pièce en m'assénant d'une œillade menaçante.

Trop heureuse de ne plus avoir à subir son aura pesante, je file vers la salle de bain pour prendre une douche fraîche. Une fois débarrassée de tout le stress de ce voyage, j'ouvre mes valises pour personnaliser un peu ma chambre. Orné de mon coussin et de mon plaid préféré, mon lit a l'air bien plus chaleureux. Je suis à deux doigts de m'y effondrer, quand mes yeux croisent ceux de la Vierge accusatrice. Nos regards se soutiennent dans un duel implacable, jusqu'à ce que je prenne les devants et la décroche pour la poser sur la commode à l'autre bout de la pièce. Vierge aigrie : 0, Ana : 1.

Une fois le cadre éloigné, je me laisse tomber sur mon nouveau matelas et hume l'odeur de mon oreiller. Après un petit message notifiant mes parents que je suis arrivée à bon port, je laisse mon regard se perdre dans les pales tournantes du ventilateur de plafond.

Je suis sur le point de sombrer, quand le souvenir du dossier de Carlos m'arrache un soupir. Faire une telle requête à une personne sortant d'un voyage de plus de douze heures est inhumain, mais je ne voudrais pas me mettre mon nouveau patron à dos. Les premiers jours sont cruciaux et, de ce que j'ai vu de lui, je risque de ne pas avoir beaucoup de marge de manœuvre.

Mon bras fébrile s'étend pour attraper le classeur. S'il est impossible que je lise tout, je peux au moins essayer de me faire une petite idée de ce qu'il contient.

« Hôtel Color Caribe : l'expérience d'un séjour authentique à Cartagena », clame la première page. Luttant pour garder les yeux ouverts, je tente de déchiffrer un plan de la ville fortifiée, mais les aplats verts et les rues se mélangent et je peine à me concentrer sur un point fixe. Mon cerveau, épuisé par ce long voyage et par le décalage horaire, tourne au ralenti.

En dépit de tous mes efforts, je ne résiste finalement que quelques secondes avant de m'effondrer lourdement sur le classeur.

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