10
Elle se réveilla dans une maison tremblante de calme. Oui, c'est exactement l'impression qu'elle eut lorsqu'elle ouvrit les yeux. Un silence assourdissant qui vibrait partout autour d'elle, comme un bruit désagréable, un battement d'ailes de moustique dont on n'arrive pas à se débarrasser la nuit. Elle maugréa, devinant à l'avance qu'elle allait passer une mauvaise journée. Elle eut un pincement au cœur à cette pensée, et à l'écoute de ce silence qui lui était si familier. En effet, à la maison, celle qu'elle avait quitté, c'était toujours pareil. Il y avait ce vide de partout, cette absence accrochée au mur comme les photos que ses parents accrochaient pour donner l'image d'une famille heureuse. Mais cet effort était vain, ce n'était qu'un vaste mensonge. Comme lorsque l'on pousse la poussière sous son lit ou dans un endroit où personne ne pourra le voir. Leur famille heureuse n'était qu'une vaste mascarade. Certes, Narcisse était impulsive, mais pour partir comme ça, d'un coup, sans même un regard en arrière, il fallait qu'il y ait un problème. Il y avait quelque chose de bancal dans cette famille à l'allure parfaite. Elle n'était pas partie, elle s'était échappée. Elle fuyait cette routine effrayante, et désormais, allongée dans son lit, tout ce qu'elle tentait d'enfouir remontait à la surface. Elle revoyait clairement, devant ses yeux, tel un mauvais mirage, une farce de mauvais goût, sa mère, passant des heures devant le miroir. Elle s'appliquait du rouge à lèvre, se faisait de jolies boucles, se parait de magnifiques bijoux et s'habillait de belles robes. Tout ça pour un mari qui ne posait à peine les yeux sur elle. Et puis, il y avait ce froid, tout ce froid. Ses parents qui ne l'étreignaient pas, qui agissaient pour son bonheur sans savoir ce qu'elle désirait du plus profond de son être. Oui, ce silence. Elle vivait dans la maison où personne n'écoutait. Tout le monde était trop obnubilé par soi-même que cette action si simple en devenait impossible. Il y avait cette obscurité qu'on cachait derrière les rideaux ou à l'intérieur de vases hors de prix. Sa famille se résumait à ce qu'elle voulait montrer d'elle. Une parfaite maison de poupée.
Narcisse pouvait tout à fait imaginer la honte qu'ils avaient ressenti suite à sa fugue. Que pouvaient-ils raconter à leurs amis ? Leur fille était une irresponsable, une révolté. Un p'tit voyou qu'on a élevé dans les diamants dont l'espoir qu'elle devienne une pierre précieuse. Oh, quels problèmes elle avait dû leur causé ! Elle les avait sortis de leur petit confort, de leur tour d'ivoire.
Elle souffla bruyamment et plongea son visage dans ses mains. Elle était une cause de problème sur patte. Mais bon, elle n'avait plus le temps de s'apitoyer sur son sort, il était temps pour elle d'aller au travail. Dure vie que celle de quelqu'un qui doit se battre pour quelques pièces. Mais n'était-ce pas le prix à payer, pour vivre en toute liberté ?
Elle se rendit à la salle de bain. Elle était fatiguée ce jour-là, et en plus de ça, pressée. Elle n'eut pas l'envie de s'apprêter. Elle laissa ses cheveux lâches partir dans le sens qu'ils voulaient, et s'habilla simplement d'une salopette et d'un tee-shirt blanc. Sa mère aurait été effarée, si elle l'avait vu. Elle l'aurait appelée négligée et ce serait empressée de réparer cette erreur. Les jeunes filles se doivent d'être habillés correctement ! se serait-elle exclamée.
Narcisse connaissait le refrain sur le bout des doigts. Il faut toujours se montrer à son avantage, sinon on ne nous prend pas au sérieux, bien sourire, se montrer polie, bla bla bla. Quel baratin !
Elle se rendait désormais compte à quel point on avait toujours essayé de la tirer vers le haut, contre son gré. Le ciel n'est pas un endroit pour les humains, et elle se plaisait bien ici, parmi le commun des gens normaux. Elle en avait assez de faire semblant, d'étirer sa personnalité pour atteindre les étoiles. C'était elle, l'étoile. Et elle regrettait que sa mère ne l'ait jamais vu.
Elle courut dans les rues pour arriver à l'heure. Arriver en retard était une habitude récurrente chez elle. Narcisse, jamais soucieuse qu'on puisse l'attendre, excellait dans l'art de prendre son temps malgré l'heure qui court à une vitesse vertigineuse. Elle considérait que, de toute façon, c'était déjà un bel effort que d'accorder l'honneur de sa présence, et qu'elle n'allait donc pas, en plus, se presser. Mais les choses avaient changé. Elle n'était plus la belle et riche Narcisse, elle était Ana, la petite serveuse fauchée qui tente de faire son trou dans le monde. Et en tant qu'Ana, elle se devait de courir pour arriver à temps au boulot. Chaque jour, Narcisse se rapprochait un peu plus du personnage qu'elle avait créé. Et plus elle devenait Ana, moins elle aimait Narcisse.
Elle poussa les portes du bar, essoufflée et les cheveux en bataille. Joe, qui remplissait de verres de bière, posa un regard bienveillant sur elle.
- Ah, Ana ! Comment allez-vous ?
- Très bien merci. Répondit-elle en accrochant derrière son dos un tablier, ni une ni deux.
- Je n'ai pas eu le temps de le faire avant car vous êtes rapidement avec ce garçon, mais je tiens à vous féliciter pour votre concert. Vous avez été splendide.
- Oh non ! N'exagérez pas ! gloussa-t-elle en jouant la fausse modestie.
- Si si, vous l'étiez. Soutint-il. Nous devrions sûrement réorganiser ce jour d'évènement. Tenez-vous prête.
Il lui fit un clin d'œil puis partit servir sa commande.
Narcisse exécutait son travail tranquillement, quand un visage familier entra dans le bar. Cette bonne vieille Marcie. Elle n'eut pas le temps de se cacher derrière le comptoir que Marcie l'avait déjà repérée et ouvrait de grands yeux stupéfaits. Marcie, ça avait toujours été cette fille sympa et un peu timide. La fille qu'ou oublie facilement, sans le faire exprès. En vérité, Narcisse ne l'avait jamais trop aimé, elle la trouvait trop effacée. Elle n'hésitait pas à la prendre de haut au quotidien, d'ailleurs. C'est si facile de s'attaquer à ces gens-là. Ils ont si peu confiance en eux, qu'à la moindre remarque, ils s'écroulent.
- Narcisse ! s'exclama-t-elle. Mais que fais-tu ici ? Tout le monde te cherche là-bas !
Elle ne pouvait plus se défiler. Il était temps qu'elle affronte ses problèmes en face et qu'elle assume les conséquences de ses actes. Elle jeta des regards furtifs autours d'elle.
- Je t'en supplie, appelle-moi Ana. Murmura-t-elle avec inquiétude.
Marcie parut encore plus étonnée.
- Mais pourquoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
- Ecoute, je te raconterai tout à la fin de mon service, c'est promis, mais pour l'instant, tu dois faire comme si tu ne me connaissais pas sans poser de questions, d'accord ? C'est vraiment une longue histoire, et elle est très compliquée.
Docile comme à son habitude, elle accepta, commanda timidement une menthe à l'eau et partit sans demander son reste.
Comme promis, à midi, Narcisse était devant les portes du bar, attendant Marcie. Celle-ci ne tarda pas à arriver, l'air confuse et perdue. Déjà qu'elle n'avait jamais été proche de Narcisse, cette histoire et ce mystère qui tournait autour d'elle ne faisait que renforcer son malaise.
- Je vais tout t'expliquer. Mais d'abord, allons-nous asseoir en terrasse.
Assise face à face, elle lui raconta ses péripéties. Sa fugue et ses raisons, la rencontre de Shawn et d'Alicia, ses problèmes pour trouver de l'argent, et surtout, sa fausse identité, stupide mensonge qui l'avait mangée toute crue.
- Wow. Fut la seule réponse de Marcie.
Narcisse s'était attendue à la voir outrée, mais au contraire, elle semblait compréhensive.
- Et bien, ça en fait des choses en effet ! Quel drôle d'aventure ! C'est bien ton genre de faire des choses pareilles. Ajouta-t-elle ensuite.
Narcisse haussa les épaules.
- Peut-être. Mais rien ne se passe comme je l'avait imaginé, je te rassure.
Marcie sourit. Elle était douce, Marcie. Calme, posée, reposante. Elle ne cherchait de problèmes à personne alors personne ne lui en cherchait. Narcisse ne l'avait jamais vu sous cet angle-là.
- Normal. C'est la vie.
Narcisse croisa les mains pour se donner une consistance. Elle avait un peu honte que Marcie puisse la voir ainsi. Le mythe de l'incroyable Narcisse venait de s'effondrer. Marcie pouvait la voir telle qu'elle était vraiment, une fille éméchée un brin désespérée qui s'accroche à ses rêves comme à la vie. Elle ne pouvait plus faire semblant d'être brillante et incroyable, elle venait de se faire démasquer. Sa couverture d'une fille au cœur de diamant, conduisant une belle voiture et souriant plastiquement, venait de tomber à l'eau.
- Et toi, que fais-tu ici ? demanda-t-elle.
- J'ai de la famille ici, alors je me suis accordée de petites vacances pour leur faire un petit coucou.
Narcisse éclata de rire sans le vouloir.
- Toi tu rends visite à ta famille, moi je la fuis, et nous nous retrouvons au même endroit. Quelle ironie.
Finalement, elles passèrent la journée ensemble, étant donné que Narcisse ne travaillait pas l'après-midi. Elles prirent le temps de visiter un peu la ville, et d'apprendre à se connaître. Elles passèrent un bon moment, bercées entre plaisanterie et confessions. Marcie connaissait désormais les secrets de Narcisse et elle connaissait les siens. Puis, sa nouvelle amie lui annonça qu'elle partait le lendemain, et la quitta en lui promettant de ne rien avouer à personne, même si des recherches avaient étées lancées à son sujet.
A vrai dire, Narcisse s'en sépara avec regrets. Car si Narcisse n'aimait pas trop cette fille timide, Ana, elle, l'adorait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top