ⅩⅩⅠ - Cœurs endeuillés

『 Chapitre 21 ⋄ Cœurs endeuillés 』

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Contre le mur s'étalait le cadavre putride d'un vieillard. Quelques mouches et insectes se collaient sur son corps en putréfaction. Son haut à moitié dévoré laissait percevoir le côté droit de son torse. Sa chair était plaquée à ses os. La bouche entrouverte, les yeux éteints, je tenais mon bol de soupe entre mes pattes, incapable de bouger.


Je le fixais, je ne comprenais pas bien ce que je voyais en face de moi, des pas s'approchaient, puis se stoppaient derrière ma silhouette. Une ombre pourfendit la lumière, dessinant une allure de femme mûre.


— Ah, il est mort ? questionna la rouquine.


Ma petite tête se leva, faisant face au visage implacable de Judith. Aucune émotion ne s'échappait de ses traits.


Voilà un an que nous avions rejoint les bas-fonds, elle et moi.


J'acquiesçai, secouant le crâne de bas en haut, doucement. Ma soupe refroidissait dans mes mains. Le regard de ma mère adoptive passait de mon bol à mon front, plusieurs fois. Il y eut un soupir de sa part, un seul. Elle roula des yeux, et fit :


— Cette soupe est censée être pour toi, p'tite tête.


— Mais... il en avait besoin, tentais-je de m'expliquer.


Elle fronça les sourcils. Mon action ne lui avait pas plu. Ce genre de mets était rare. Je savais que Judith avait dû travailler plus que d'habitude pour se permettre un repas. Il n'y avait pas grand-chose dedans, le strict nécessaire afin de survivre. Cet homme, je le voyais souvent. Il quémandait une bonté qui n'existait pas dans cet endroit. Même à 9 ans, je l'avais compris. Il était mort ce soir-là. Je n'avais pas réussi à lui apporter cette soupe à temps.


La rouquine soupira, elle s'accroupit face à moi, posa sa main sur mes deux épaules, m'obligeant à confronter son regard. Je fuyais celui-ci, détournant mes mirettes sur la gauche et la droite, gonflant légèrement mes joues.


— Tu.. es fâchée, c'est ça..? fis-je, tout bas.


— Pourquoi ? demanda Judith.


— Car tu as travaillé dur pour avoir de quoi faire ça, et moi je voulais le donner à quelqu'un au lieu de le manger.


En un an passé dans les bas-fonds, j'avais fini par comprendre le besoin essentiel de se nourrir d'un rien. On évoluait, étant de moins en moins exigeant, et mon corps s'était habitué à la moisissure. Le mal de ventre disparaissait, les maladies devenaient plus rares. J'écoutais Judith : règle numéro 1.


Celle-ci n'avait pas lâché ses yeux des miens. Je n'aimais pas lorsqu'elle me regardait comme ça. Régulièrement, elle tenait cette formule quand j'avais fait une bêtise. En fait, elle avait souvent cette expression, même quand elle était contente.


— Au moins, tu sais reconnaître les choses, avoua-t-elle.


Sa main se plaqua contre mes cheveux, elle se mit à les ébouriffer. Je fermais mes paupières en fronçant les sourcils. Elle faisait ça beaucoup trop souvent, je n'affectionnais pas ça aussi, elle emmêlait toutes les mèches et après je devais m'arranger pour que ça n'accroche pas les doigts.


— En fait, p'tite tête... je pense qu'il est mieux là où il est, dit soudainement la jeune femme.


Je ne saisissais pas réellement ce qu'elle disait. Je m'étais retournée pour admirer la dépouille humaine du vieillard. Il me souriait toujours d'un air bienveillant quand je sortais, et jouais aux cailloux avec moi lorsque Judith travaillait. Était-il vraiment plus content ? La mort rendait-elle heureux ?


— Je ne comprends pas, Judith, annonçais-je.


— Tu aimes ta vie ici, p'tite tête ? me questionna soudainement la jeune femme.


Elle ne m'avait jamais demandé mon avis depuis un an. Moi-même j'ignorais la réponse. Chérissais-je ma vie dans les bas-fonds ? Je souffrais encore trop de mes cauchemars à cette époque pour mettre un mot là-dessus. L'homme de feu me suivait de près. Alors que je regardais au-dessus de la tête de ma mère adoptive, je pouvais l'admirer me fixer, guettant la moindre de mes réactions pour me sauter dessus.


Des gouttes de sueur s'accumulaient dans mon dos. Peut-être que le vieillard avait lui aussi son homme de feu.


La mort devait être plus agréable que de vivre avec l'homme de feu.


— Non, répondis-je, plantant mes yeux dans ceux de Judith.


La nuit était tombée, les couloirs, toujours désertés, marquaient le triste bilan de la bataille. La solitude frappait les cœurs, le mien n'avait plus rien à pleurer tandis que je me rappelais de cette scène de ma vie.


Il fut un temps où j'acceptais la mort. Je pensais en faire autant. La vérité, elle, était de constater que j'avais oublié comment canaliser tout ça : me dire que le décès était parfois préférable.


Éteinte, la main posée contre le poignet de la casserole, je m'occupais de préparer deux tasses de thé.


En fouillant dans les placards, j'avais réussi à trouver de quoi en concocter. Je n'en avais jamais fait, mais l'odeur était agréable. Il ferait l'affaire pour ce soir.


Je versais le liquide dans les récipients. Les herbes, délicatement entreposées dans une petite boule percée de trous fins, se mirent à parfumer l'eau. Je la fis bouger une fois, deux fois, trois fois, le transparent troqua pour une couleur marron orangé, et alors, mon thé était prêt.


Si la solitude accaparait les âmes, la mienne, en tout cas, devait aussi transpercer celle de quelqu'un d'autre.


La vérité me sautait au cœur. Maintenant que je comprenais, les choses me semblaient toutes plus logiques. Imbécile amoureuse, condamnée à digérer l'amas d'émotions qui s'offrait à moi, je devais faire face à ce nouveau dilemme dans ma vie.


Un faible sourire désespéré attaqua mes lèvres alors que je songeais : bon sang, Petra, comment veux-tu que je gagne contre toi si je ne sais même pas comment réagir face à tout ça ?


Le sourire de la rouquine persistait en mon esprit. Il ne me laissait pas depuis ma lecture quelques heures plus tôt. Mère Faucheuse pouvait s'avérer cruelle, trop cruelle. Comme pour ce vieillard lors de mes 9 ans, seul personnage qui daignait me proposer un rictus bienveillant, son départ me peinait, non, celui-ci était différent, il fracassait.


L'éclat de mes yeux verts forêts semblait s'être dissipé au même rythme que mes émotions. Le vide accaparait. Il se forgeait une place grandiose, régnait en maître, à un tel point qu'il me mettait des échos lointains, vagues, de ma vie souterraine.


J'empognai le plateau garni de mes deux tasses fumantes. Ce soir, pas de violon. Mes pas consumèrent le parquet ancien, le faisant crisser à son habitude, emplissant le désert et la solitude de ses grincements.


Il n'y avait pas âme qui vive. Le bataillon complet s'était certainement enfermé dans leurs chambres ou enterré au tréfonds de l'infirmerie. Mina et Agatha allaient sûrement veiller la nuit entière. Elle avait déjà attaqué sa route, et moi, la mienne.


Aile gauche, quatrième étage, dernier escalier, celui qui me menait au toit m'accueillait comme chacune de mes soirées : un ami silencieux. À chacun de mes pas consumés sur les marches, sous le bruit terrible des grincements de ce bois vieilli, je revoyais en boucle les évènements passés. Une fois encore, ma vie défilait sans que je ne puisse rien y faire. L'oubli ne me guettait pas, ne me saisissait pas. Les mémoires risquaient de devenir mes démons durant un temps. Les paroles de Judith volaient cependant mon esprit, peut-être demeuraient-elles l'une de mes dernières raisons de rester debout :


« Kidnappe-les, Nell. Certaines choses sont viscérales. Elles te tueront si tu ne les empoignes pas, si tu ne les dresses pas. On apprend à vivre avec le diable. Tâche d'en faire ton compagnon d'armes. »


Elle avait tendance à me dire que tout était une question d'habitude. Absolument tout. Soit nous arrivions à digérer la plus grosse partie du mal, soit elle s'emparait de nous pour en faire son jouet. Je ne voulais pas devenir le pantin de mon homme de feu, voilà peut-être toutes les raisons qui avaient fait de moi celle que j'étais aujourd'hui.


Dernier pas, la porte vieillie laissait s'échapper un filet de vent frais. Il caressait les chevilles, invitait à s'engouffrer dans le dehors de la nuit.


Lorsque je l'ouvris, je tombai face à un ciel nocturne et éclairé de ses étoiles. Quelques nuages dansaient dans l'air, cachaient les éclats de notre lune grandiose.


Mon partenaire de misère devait se trouver ici, j'en étais certaine. Alors que je regardais sur ma gauche, je me rappelais des mots de mon amie, de mes sentiments. Je me mordis l'intérieur de ma joue sous le terme « amoureuse ». Bon sang, il ne manquait plus que cela. Je soupirai, tournai cette fois-ci mon attention sur ma droite pour admirer le dos du caporal-chef.


Ses cheveux de jais volaient au gré du petit vent frisquet du mois de septembre. L'été s'estompait petit à petit, laisserait bientôt place à l'automne et ses balayements. Le mois des pleures et des tourments des cieux. Les bas-fonds étaient humides en cette saison. Celle-ci rendait les souterrains encore plus tristes qu'ils ne l'étaient.


Je me rapprochai, sans un mot. Je n'arrivais plus à ressentir quoi que ce soit. Mon cœur se mit à battre plus fort alors que je fixais son dos, ses mirettes qui ne se retournaient pas pour capturer les miennes. Même dans une situation comme l'était celle-ci, je désirai qu'il me regarde, pathétique.


Je pris place à ses côtés, sans un mot, posant entre nous deux le plateau. Empoignant ma tasse fumante, j'admirai la voûte céleste. Des cernes se creusaient sous mes yeux, je n'osai pas le confronter après tout cela. Qu'est-ce que j'y verrai ? De la désolation ? De la tristesse ? De la colère, peut-être ?


Un petit silence accompagna notre moment. Impossible à définir s'il était misérable ou reposant. Finalement, ce fut le bruit de la deuxième tasse quittant le plateau qui brisa notre mutisme. Les mots faiblissaient. Ils manquaient tant. Mère Faucheuse les avait peut-être capturées en son sein.


— Il m'arrive d'y penser.


Surprise, je fus obligée de lever mes iris vers lui.


Son regard était aussi strict que sa voix. Un diamant solitaire face à la voûte céleste. Elle paraissait nous juger. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer ses yeux en train de la fixer. Un véritable spectacle. Des aciers imperturbables où seul le règne de la mort et des doléances semblait y habiter. Quel gouffre sans fin. Pourtant, je percevais dans la plus grande des profondeurs, une certaine lueur. Peut-être était-ce celle-ci qui m'avait toujours captivé, capturé. Voilà que mon cœur n'en battait que plus fort.


— À quoi ? répondis-je.


Statufiée, à contempler l'immensité de cet homme. Il révélait un complexe dont moi-même je ne pouvais ni rien dire, ni rien faire. Pourtant une volonté terrible m'accaparait : celle de le découvrir corps et âme, de le dépouiller de ses pensées les plus sauvages, les plus profondes. Mon cœur s'affolait. Il s'afférait vers les émotions que je ne connaissais qu'en vagues, qu'en concepts. Pourquoi lui ? Cette question sonnait en tourmente dans mon cerveau. Je ne faisais que m'efforcer à ne pas y songer. Mes convictions me faisaient tourner la tête. Un tourbillon incessant. Il m'en causait presque la nausée.


Caporal, je défaillis.


— Au bruit de l'éternité.


Un sourire faiblard venait de feindre ses lèvres. Ses yeux n'avaient pas bougé, sa position aussi. L'avais-je rêvé ?


Quel bruit faisait l'éternité ? À y penser plus fort, je commençais à songer, qu'effectivement, ce silence étrange avait un goût d'éternité. Lui qui était habitué à la mort devait ressentir les choses si différemment que moi.


En levant mon regard de nouveau vers le ciel et ses étoiles, subjuguée, je me mis à comprendre un peu mieux ses paroles. Petra, Auruo, Erd, Gunther, étiez-vous en train de nous contempler ?


Mes dents se mirent à claquer, se resserrer. Mon bouclier se fracassa alors que je regroupai mes jambes contre ma poitrine, les larmes dévalant mes joues. Cependant, un sourire à moitié brisé captura mes lèvres.


— Je... n'aime pas ce bruit, avouais-je.


— On apprend à l'aimer, répondit immédiatement le caporal.


Il glissa presque contre les tuiles, s'approchant de moi. Un peu plus, toujours un peu plus. Sa main se plaqua à mon dos qu'il se mit à frotter délicatement. Je me tournai vers lui, me cognant à son regard. Était-ce possible de lire une âme ? Il semblait le faire avec la mienne.


— ...


Il venait d'ouvrir la bouche, je fronçai mes sourcils, il fronça les siens.


— Nellas, commença-t-il.


Mon cœur loupa un battement alors que sa prise se resserra autour de mon crâne, sa main venait de se loger dans mes cheveux, et ses gestes témoignaient de son indélicatesse. Je n'en avais que faire. Mon prénom, sorti de sa bouche, avait une saveur si particulière.


— Je.. t'assure que cela ira, finit-il par dire.


Son regard était glacial, pourtant, une lueur baignait au creux de ses aciers. Le coin de sa joue gauche s'était coloré. Les miennes, elles, chauffaient. Certainement rouge écarlate, je ne pouvais lutter contre l'effluve d'émotion qui s'étendait à moi.


Il fronça de nouveau les sourcils alors que mes larmes décuplaient, ma bouche s'ouvrait, incapable de répondre.


—... Tck !


Il claqua à nouveau sa langue, puis d'un coup, ma tête se retrouva propulsée contre son torse. Sa main n'avait pas quitté mes cheveux, et mes sanglots redoublaient, encore et encore. Je me mis à relâcher mes cris, mes craquellements d'âme. M'accrochant à son haut, je me laissai

 complètement aller.


Complètement.


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Quelle piètre vision je lui laissais de moi.


Ma tête reposait contre son épaule. Mes yeux rougis et mon nez endormis témoignaient de mon chagrin récemment calmé.


Il avait pris un pas d'avance sur moi. Je n'avais pu lutter contre la proposition de tout relâcher.


S'il était question de s'habituer à cela, alors l'avenir me paraissait terriblement terne, à présent.


Il ne disait rien. Le caporal ne disait jamais rien. Il parlait quand cela était utile, et souvent, ses mots étaient justes, bien choisis. Je percevais le gouffre qui nous séparait entre lui et moi. J'étais incapable de témoigner d'autant d'assurance. Mon cœur discourait à ma place.


Mes yeux capturaient la scène : le ciel, le toit, son bras reposés sur sa jambe levée, pas celle de d'habitude. Tiens ? Je me redressai, quittant son épaule, alors que mes sourcils se fronçaient. Je songeais à sa manière de marcher en arrivant au QG, bon sang, s'était-il blessé ?


Sans même demander la permission, je me courbais, y allant à quatre pattes pour m'éviter de glisser, approchant de son tibia étalé.


— Mais... commençais-je.


Rien qu'en regardant la forme de son corps, je percevais le gonflement anormalement présent de sa cheville gauche.


— Quoi ? fit-il, plus sévèrement.


Je me retournai, l'air grave vers lui, avant de beugler :


— Mais votre cheville a triplé de volume bon sang !


Il était de ce bord-là ? À ne rien dire lorsqu'il était blessé ?! Cette fois-ci, je fus celle qui le regardait avec fureur, à tel point qu'il leva un sourcil, certainement peu habitué à admirer chez moi ce genre d'expression.


— Tck, ce n'est rien du tout, claqua-t-il.


Oh mon sang bouillonnait. J'ignorais pourquoi je prenais autant à cœur cette blessure, sûrement car nous réagissions comme cela lorsque nous étions amoureux. Je soupirai, levant les yeux au ciel pour accentuer mon mécontentement.


— Mais bien sûr, et lorsque cela sera infecté, que vous n'allez même plus pouvoir marcher, cela ne sera toujours rien, j'imagine ! contestais-je.


Alors que je retroussai mes manches, il se mit à ouvrir le bec, certainement pour me contredire, mais il ne put rien faire de plus, car je venais de plaquer mon doigt à sa bouche.


Il claqua de nouveau la langue, s'avouant vaincu.


— Et qu'est-ce que tu comptes faire, morveuse ?


Voilà longtemps qu'il ne m'avait pas appelé comme ça. Néanmoins, ce surnom m'avait fait esquisser un sourire.


— Je vous avais dit que je me débrouillai plutôt bien avec les blessures, non ? fis-je.


— Certes.


— Alors, laissez-moi faire.


La lune nous observait. Cette nuit ne pouvait pas différer des autres. Elle aurait pu se terminer comme chacune d'entre elles, sous des paroles échangées et des reflets d'amitiés.


Les fins de bataille étaient ce qu'elles étaient : la mort obnubilait l'espace. Cependant, alors que mes doigts parcouraient sa peau, que je perçusse les faibles grimaces qu'il camouflait avec brio, je me disais, quelque part, que Petra était certainement heureuse de nous voir comme ça. 


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Petit mot de l'auteur

J'ai adoré écrire ce chapitre. Je m'excuse si il a un peu de retard je me retrouve ensevelie des responsabilités des devoirs, du travail et d'un ordinateur portable en panne :'( ouin

J'espère de tout cœur que ce chapitre vous aura plu, en vous remerciant toujours de votre fidélité qui me fait chaud au cœur. Vous êtes les meilleurs, rien de plus.

N'hésitez pas à laisser un petit vote et un petit commentaire !


Prenez soin de vous,

Cœur sur vous.


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