Épilogue
2 ans plus tard
Lorsque j'arrive à Austerlitz, ma mère m'attend sur le quai. Aujourd'hui, nous avons rendez-vous dans un collège, situé au fin fond de la ligne du RER C – autant dire l'autre bout du monde ! Depuis que ma liberté conditionnelle a pris fin, en août dernier, ma mère et moi parcourons l'Île-de-France – parfois même au-delà – pour rencontrer des élèves dans les écoles afin de sensibiliser à la lutte contre le harcèlement scolaire. Je tire derrière moi mon piano de voyage – autrement dit, un piano pliable -, et elle m'aide à monter l'instrument dans le train, avant que les portes ne se referment.
— Ça a été ta semaine ? demandé-je en prenant place à l'étage.
— Fatigante, répond-elle en s'asseyant à côté de moi. Mon dernier livre a reçu un bon accueil, mais tu me connais, la rentrée littéraire est toujours un moment angoissant.
— Il y avait du monde à la soirée de lancement ?
— Beaucoup d'habitués, et surtout des journalistes et influenceurs.
Je n'ai pas pu y aller, mais Gabriel m'a raconté. Il vient d'entamer son master et s'y plaît beaucoup. Parallèlement, il continue de développer ses activités sur les réseaux sociaux et a gagné une belle communauté, avec des partenariats. Cela me fait plaisir pour lui. Ma mère m'a promis de parler de son travail à son éditeur lorsqu'il aura achevé son roman. Elle vient de sortir un nouveau livre, l'histoire d'une mère qui fait tout pour sauver son petit garçon, victime de brimades. Cela m'a rappelé quelqu'un, étonnamment.
— Et toi ?
Je lui raconte deux trois anecdotes sur la semaine que j'ai passé au Wake Up Café. C'est une association qui accompagne les anciens détenus vers une réinsertion durable dans la vie active, et qui lutte contre l'isolement. J'y réalise quelques ateliers, à leur convenance. Mon emploi du temps oscille entre les interventions scolaires avec ma mère et les ateliers musicaux. Je ne pensais pas qu'aider d'anciens prisonniers me plairait autant. Quand on m'a proposé d'animer un premier groupe de parole dans une association d'aide à la réinsertion, j'ai grincé des dents. Je voulais m'éloigner de l'univers carcéral, ne plus rien avoir à faire avec le milieu judiciaire. Pourtant, après une année à travailler ainsi, je me rends compte que cela m'apporte un grand réconfort, et que je suis réellement utile auprès de ces gens. J'ai vécu ce qu'ils ont vécu, je les comprends, et ils semblent apprécier mes morceaux, autant que les groupes d'expressions musicales consistant à mettre des notes ou des sons sur leurs histoires.
— Je suis fière de toi, déclare ma mère.
— Tu dis ça tout le temps.
— Parce que je suis toujours fière de toi.
Je lève les yeux au ciel, mais au fond, cela me fait plaisir que ma mère m'aime sans aucune limite. Je suis un fils à sa Maman, comme dirait Florestan, qui ne cesse de se moquer de notre relation mère-fils.
— Et avec Flo, tout va bien ?
— Je ne l'ai pas quitté depuis la semaine dernière, si c'est la question.
Depuis que nous avons aménagé ensemble, mon copain et moi, nous revenons régulièrement dans le Quartier latin pour déjeuner chez mes parents. Suivant l'emploi du temps de Florestan, et ses disponibilités à l'hôpital, ce n'est pas toujours facile de trouver une date, mais nous arrivons à le faire environ une fois par mois quand nous nous y prenons bien à l'avance. Passé les premiers moments de gêne, les regards noirs de mon père et les questions indélicates de ma mère - non pas à cause de son genre, mais bien à cause de notre passé commun -, ils ont fini par l'adopter. Comme moi, mes parents ne sont pas restés insensibles à son histoire. De plus, ils sont croyants, et le pardon fait partie de la culture chrétienne. Florestan ne voit plus les siens, mes parents sont un peu devenus sa famille de cœur depuis que nous nous sommes mis ensemble.
— Comment se passe son nouveau poste à l'hôpital. Il s'en sort ?
— Il peine un peu à prendre ses marques, mais il va réussir, je lui fais confiance. Et les enfants l'adorent.
Florestan a quitté le Kremlin-Bicêtre pour prendre de nouvelles fonctions à Sainte Anne, dans l'unité pédiatrique. Je donne à ma mère les quelques informations que je possède sur son travail – je ne comprends pas toujours tout à son charabia de médecin – et au même moment, mon portable vibre. Comme si Florestan savait que l'on parlait de lui, son nom s'affiche sur l'écran.
Je décroche avec un sourire :
— Bonjour, toi.
— Bonjour, mon cœur. Tu es dans le train ?
— Avec ma mère, oui.
— Passe-lui le bonjour, chuchote-t-elle.
— Elle t'embrasse. Ta matinée s'est bien passée ?
Quand je me suis réveillé ce matin, il était déjà parti. Un mot m'attendait dans la cuisine, avec écrit « Bon courage, mon amour, on se voit ce soir ». J'ai souri, et glissé le mot dans ma poche avant d'avaler mon café et mon croissant réchauffé. Florestan me répond d'une voix étouffée, comme s'il se trouvait dans une pièce fermée. Sans doute m'appelle-t-il de la salle de repos ou dans l'un de ses « placards à médicaments » comme il aime à nommer ces entrepôts médicaux.
— Embrasse ta mère aussi. Ça s'est bien passé sa dédicace ?
— Apparemment.
— Tu passeras aussi le bonjour à Lisa de ma part.
— Ce sera fait. Eh, Flo ?
— Oui, Maël ?
— Je t'aime.
— Je t'aime aussi.
Il raccroche, me laissant un sourire aux lèvres et des étoiles dans les yeux à l'idée de le retrouver. En me mettant en couple avec lui, je pensais regretter ma décision. Pourtant, deux ans après, un appartement et un chat – prénommé Maestro -, je dois avouer que j'avais tort. Reprendre notre histoire où nous l'avions laissé nous a permis de refermer cette plaie restée béante. Nous commettons tous des erreurs ados, certaines plus graves que d'autres, mais le pardon fait partie de ma religion, de mon éducation et surtout, c'était Florestan.
Mon premier et mon dernier amour.
Je n'ai aimé qu'une seule personne dans ma vie. Lui.
Et malgré mon désir avorté de le repousser et de l'oublier, force est de constater que tout nous poussait l'un vers l'autre. Certaines histoires s'écrivent dans la douleur. J'espère juste que la suite ne sera qu'un long fleuve tranquille.
— Regarde !
Ma mère tend son doigt vers la fenêtre. Je me penche pour observer le paysage, les bâtiments gris ont cédé leur place à la forêt verdoyante. Nous quittons la banlieue pour franchir l'espace plus boisé de l'Ile de France. Dourdan La Forêt, la commune où nous sommes attendus pour l'intervention, est située à une soixantaine de kilomètres de Paris. C'est là que Lisa a été nommée pour son premier poste d'enseignante de lettres modernes. Au début, mon amie, citadine dans l'âme, a plutôt mal vécu cet exil à l'autre bout de la ligne C. Elle y a finalement rencontré des collègues de travail qui l'ont fait rester. Elle n'a pas redemandé sa mutation cette année, et nous a convié, ma mère et moi, pour réaliser notre spectacle de sensibilisation auprès de deux classes de cinquième et quatrième.
Le RER s'arrête dans une gare entourée par la forêt. De nouveau, ma mère m'aide avec le piano, et nous marchons l'un à côté de l'autre en direction de l'entrée du collège. Les plus jeunes collégiens sont agglutinés devant le portail, les plus âgés font bande à part, le nez rivé sur leurs portables. Ma mère sonne à la grille et s'annonce. À l'intérieur, l'agent d'accueil nous entraîne vers une salle polyvalente où Lisa nous attend avec son proviseur. En me voyant, ma meilleure amie se précipite vers moi, avant de modérer son enthousiasme devant son directeur. Elle se racle la gorge et dit :
— M. Boissier, je vous présente Maël et Stéphanie Laroche. Maël est musicothérapeute et Stéphanie autrice. Ce sont eux qui vont animer l'atelier.
Le principal, un vieil homme souriant, nous serre la main tour à tour. Je demande où nous pouvons nous installer, et Lisa nous désigne le fond de la salle, déjà aménagée pour nous laisser de l'espace. Je m'occupe de déplier mon piano, de le brancher et de vérifier le son des touches pendant que ma mère prépare la vidéo, avec des extraits de texte et d'images qui vont défiler derrière nous pendant la prestation. Nous avons travaillé sur ce livre audio, déclinable en spectacle vivant, pendant plus d'une année. L'éditeur de ma mère nous a accompagnés pour sa publication, et nous profitons d'accords avec l'Éducation Nationale pour le proposer aux professeurs.
— C'est important ce que vous faites, déclare le proviseur en fixant la vidéo de ses yeux surmontés de lunettes rondes. Nos élèves ont bien besoin d'apprendre la bienveillance et l'empathie.
— À verbaliser leurs émotions, aussi, ajoute ma mère en me jetant un coup d'œil.
J'appuie sur une touche du piano en réponse. Elle lève les yeux au ciel, puis termine de tout installer. La sonnerie retente à ce moment-là. Comme toujours lorsque je l'entends, mon corps se crispe durant un instant. J'imagine mes bourreaux, en train de franchir les portes, retiens deux secondes ma respiration, puis souffle. Florestan me répète toujours ça : « Quand vient l'angoisse, inspire et expire, tout va bien se passer ». Armand a cessé depuis longtemps de murmurer dans mes pensées, je suis prêt pour le débat qui suivra cette prestation sonore.
Les élèves entrent dans un tintamarre de tous les diables. Ils s'installent, chuchotent entre eux, raclent leurs chaises, se chamaillent. Lisa frappe dans ses mains pour attirer leur attention, puis se tourne vers nous.
— Un peu d'attention s'il vous plaît. Aujourd'hui, j'aimerais que vous soyez très attentifs, car ces deux personnes vont vous parler, à leur manière, d'un sujet qui peut toucher chacun et chacune d'entre nous.
Elle capte mon regard et je lui souris.
— Comme je vous l'ai dit en classe, Stéphanie Laroche est autrice, et elle est venue ici avec son fils, Maël, qui est musicien, mais aussi...
Elle prend une forte inspiration, se tourne vers ses élèves.
— ... il est aussi mon meilleur ami, celui avec qui j'ai tout partagé, mais que je n'ai pas su aider comme je l'aurais voulu. Alors, les élèves, je compte sur vous pour ouvrir vos oreilles et écouter cette histoire, son histoire, mais aussi celles de milliers d'enfants, qui chaque année, subissent du harcèlement.
Ses mots me touchent en plein cœur. Je pose ma main sur ma poitrine et lui envoie un baiser. Lisa s'assoit à côté d'une petite fille de cinquième, avec des tresses, qui chuchote dans l'oreille de sa copine. Ma mère se tourne vers moi, prête à déclamer son texte. Je pose mes mains sur le clavier pour l'accompagner.
— « Il paraît que la violence ne résout rien, commence-t-elle.
C'est ce que l'école m'a enseigné.
Sauf que les profs ne sont pas avec nous dans la cour de récré.
De victime à bourreau, il n'y a qu'un pas.
Et ce matin-là, tout bascula. »
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