Chapitre 8 - Quartier libre


Béranger m'escorte jusqu'à la cour de promenade. C'est un espace réduit au strict minimum, entre quatre murs gris – tout est toujours entre quatre murs, et tout est toujours gris -, où on nous laisse nous dégourdir les jambes, une fois par jour. Marcher étant considéré comme un besoin vital, c'est un droit pour tout détenu. Béranger est donc obligé de m'escorter jusqu'à ma petite cour grillagée et ombragée. Il est seize heures lorsqu'il pousse la porte qui grince et me fait signe d'entrer à l'intérieur.

— Je n'ai pas de copains aujourd'hui ? lancé-je, l'air de rien.

Parfois, je croise un prisonnier, le temps du transfert, mais c'est rare. Béranger ne répond pas. À la place, il effectue une fouille réglementaire pour s'assurer que je n'aurais pas fait apparaître un objet avec lequel m'évader ou me trancher la gorge pendant qu'il m'emmenait ici. Ses mains palpent mes épaules, descendent sur mes hanches.

— Retourne-toi.

Je m'exécute, mains levées en l'air. Ses gros doigts descendent sur mes cuisses. Avec les années, je me suis habitué, mais je déteste toujours autant qu'on me touche ainsi, comme si mon corps ne m'appartenait pas. Quand il s'est assuré que je ne cachais rien sur moi, il retire les menottes que je porte aux poignets.

— C'est bon, tu peux y aller. Je reviens dans une heure.

Ça aussi, j'ai toujours eu du mal à le digérer : le tutoiement. Moi, j'ai la décence de vouvoyer mes geôliers – pas toujours Bérangère, j'avoue -, mais je m'y emploie la plupart du temps, alors qu'eux se permettent de faire preuve d'impolitesse. Mes parents sont issus de la haute société, ma famille a perdu sa particule, mais nos ancêtres, les De Laroche, n'auraient certainement pas appréciés que l'on enfreigne ces règles de savoir-vivre. Cela dit, je doute que mes ancêtres aient aimé l'idée que l'un d'entre soit un criminel. La preuve, je n'ai aucune nouvelle de ma famille depuis que je suis ici. À croire qu'ils m'ont rayé de l'arbre généalogique.

La porte se referme derrière moi. J'imagine que Béranger va rester derrière, à me fixer à travers la fenêtre teintée, ou qu'il va en profiter pour se payer une sieste. J'ai besoin de me dégourdir les jambes, alors je me mets à trottiner dans la cour (et j'en fais vite le tour). J'effectue ensuite des pas chassés, des ronds de bras, des montées de genoux, des talons fesses. Je détestais le sport avant, mais j'ai très vite compris qu'ici, à part lire et regarder la télé, me battre ou me faire battre, je n'aurais pas d'autre loisir que celui-ci. Je regrette d'avoir été éloigné de Milo, j'aimais bien courir avec lui. J'appréciais aussi Stephan, un vieux Grenoblois, avec qui j'ai partagé ma cellule plusieurs années, avant qu'il ne soit libéré. Je n'ai jamais eu de nouvelles depuis, c'est souvent comme cela. On se côtoie en prison, puis plus rien. Soit les libérés reprennent une vie, et souhaitent effacer cette tache sombre de leur CV, pour tout oublier ; soit ils reviennent, et c'est retour à la case départ. J'ose à croire que si je n'ai pas revu Stephan, c'est parce qu'il s'est rangé. Il en était à son troisième cambriolage quand nous nous sommes quittés et venait de terminer une peine de cinq ans de prison ferme.

Je commence à avoir chaud et retire mon t-shirt. On est au mois d'août et même si le temps est maussade, il fait une chaleur à crever. J'accélère mes foulées, tout en repensant à toutes ces heures passées dans la même cellule que Stephan, à gueuler avec lui « La ferme », à ce connard de Richard, qui dormait à même le sol sur un lit de fortune, et qui ronflait plus fort que la soufflerie. Stephan lui avait pissé dessus une nuit, pour se venger de nous avoir empêchés de fermer l'œil. Richard n'avait pas apprécié, cela s'était réglé à coup de poing, mais au moins, il avait changé de cellule. Je ris à ce souvenir.

De cette prison, je ne garderai pas que du mauvais. Les deux premières années étaient les plus difficiles, je ne parvenais pas à me faire à l'idée que j'étais là pour plusieurs années et que j'avais gâché ma vie. Je voyais cela comme quelque chose d'interminable, dix longues années impossibles à traverser.

Et maintenant...

— 30 août ! murmuré-je. Plus que quelques semaines.

Je continue mes foulées, galvanisé par la perspective de ma libération. Je finis même par faire des pompes, histoire de m'épuiser pour bien dormir et que les jours passent plus vite. L'heure s'écoule trop rapidement et quand Béranger rouvre la porte, mes cheveux sont collés sur mon front, ma nuque dégouline de sueur. Je ne porte plus que mon pantalon, plaqué contre mes cuisses. En me voyant, le gardien plisse le nez, comme dégoûté. J'ignore si c'est la sueur ou ma simple présence qui lui procure un tel sentiment de mépris, mais comme la mort d'Armand a délié ma langue et que j'aime tendre le bâton pour me faire battre, je lui lance :

— Ça vous plaît ce que vous voyez, Béranger ?

Ses yeux deviennent noirs, sa main se dirige vers sa matraque et je la suis du regard. Ça marche toujours sur lui ce genre de chose. Les surveillants sont pourtant habitués aux provocations, ils en entendent tous les jours.

— Rhabille-toi, je te ramène en cellule, m'ordonne-t-il.

— Je ne suis même pas nu, répliqué-je.

Mon sourire s'agrandit, le sien tombe plus bas. Bon...

Je récupère mon t-shirt et l'enfile, tout en lui jetant un coup d'œil. Il détourne le regard lorsque je croise le sien et revient vers lui, bras tendus, pour qu'il me menotte. Ses doigts m'empoignent et ils me les passent aux poignets, sans aucune douceur. Ce n'est pas comme Sylvain, qui prend toujours soin de ne pas m'abimer la peau. Lui, on dirait qu'il veut me charcuter comme un bouché.

— Aïe ! lâché-je, plus pour la forme que par réelle douleur. Vous ne pouvez pas faire un peu plus attention ? J'ai les poignets fragiles.

— Si tu ne la fermes pas, je demande à ce qu'on te retire tes privilèges.

— Mes privilèges ? ricané-je. Vous voulez parler de cette charmante promenade ?

— Ferme-là.

— « Un détenu ne peut en aucun cas se voir retirer la possibilité d'aller en promenade, même placé en cellule disciplinaire ou à l'isolement ». Code pénal, Article D. 249-2.

Merci Papa pour les cours de droit. Finalement, je vais peut-être accepter de m'inscrire dans cette licence, ne serait-ce que pour pouvoir lutter pour l'amélioration des droits fondamentaux des prisonniers. On a beau nous répéter qu'on possède des droits, qu'on ne peut pas nous les retirer, qu'on doit être considéré comme des êtres humains, malgré nos crimes et nos délits, quand je vois la façon dont certains se comportent avec nous, je doute que cela soit appliqué partout. Je ne vais pas jeter la pierre à tous les gardiens, gérer des prisonniers ne doit pas être un travail facile. Je ne voudrais pas être à leur place, mais je sais aussi que ceux que nous haïssons le plus sont ceux qui prennent un malin plaisir à nous humilier et nous descendre plus bas que terre, tout cela parce que nous sommes incarcérés.

— Je parle de ton isolement, rétorque-t-il.

— C'est un privilège d'être seul ?

Le surveillant resserre fort ses menottes, jusqu'à m'entailler la peau. Il me fait mal ce con, et quand je tente de retirer mes mains des siennes, il s'y agrippe, puis ses gros doigts empoignent mes cheveux avec brutalité. Je tente de me dégager, mais il me maintient contre lui, m'obligeant à m'avancer suffisamment près de son visage pour que je sente son haleine à l'odeur de poisson. Je me débats encore, il serre plus fort et m'arrache un gémissement, parce qu'il me fait mal cet abruti.

— Lâchez-moi ! m'exclamé-je en m'agitant.

— Écoute-moi bien, Laroche ! crache-t-il à mon oreille. Si t'es encore vivant, c'est grâce à moi. J'ai empêché tes petits compagnons de te massacrer dans la cour. Hassani voulait ta peau et vu ce qu'il a balancé sur toi, tu peux me croire quand je te dis que ta vie serait devenue un enfer si tu étais resté dans l'aile pénitentiaire.

S'attend-il à ce que je le remercie ? Si c'est le cas, il peut toujours rêver.

— Tu sais ce qu'on leur fait aux gens comme toi en prison ? Tu sais à quoi servent les petites pédales dans ton genre ?

Oh oui, je le sais. Pas besoin de me faire un dessin, je m'en passerai. Les adultes sont juste de grands lycéens, ils jouent aux mêmes jeux vicieux et sadiques que les adolescents.

— T'es homophobe, c'est ça ? répliqué-je en agrippant ses mains. Tu sais que « constitue une discrimination toute distinction opérée envers les personnes en fonction de leur origine, sexe, orientation sexuelle, particul... ».

— TA GUEULE !

Ses doigts se resserrent plus fort sur mes cheveux. Il m'oblige à m'agenouiller, mes genoux se retrouvent à terre. Je ne suis pas sûr qu'il ait le droit de me malmener ainsi, je suis même sûr que c'est interdit. Pourtant, il continue de me torturer à petit feu. J'ai les larmes qui me montent aux yeux et ne parviens toujours pas à me dégager.

— Ta vie, tu me la dois, alors me cherche pas. Les types dans ton genre, je ne peux pas me les voir, mais je suis payé pour vous garder en vie, tu piges ? Alors, évite de la ramener.

Il me relâche enfin, puis m'agrippe par le bras et me tire derrière lui. Je tente encore de me dégager, mais il serre fort mon bras. « Connard » ai-je envie de hurler. Je n'ai pas besoin de ta protection, je peux me débrouiller seul, j'ai survécu jusqu'ici. J'ai survécu au lycée. J'ai survécu à la prison. Je n'ai pas besoin d'aide. Encore moins d'apprendre que je me retrouve en quartier d'isolement « grâce » à lui. Je ne veux rien devoir à ce type. Rien du tout.

Nous traversons le couloir en sens inverse et il me jette presque dans ma cellule, avant de me retirer mes menottes.

— Ça, je les prends ! déclare-t-il en agrippant mes deux paquets de cigarettes sur la table. En paiement.

— Va te faire foutre ! rétorqué-je.

— Tu devrais surveiller ton langage, Laroche. Si tu veux te réinsérer dans la société, il va falloir apprendre à parler mieux que ça. Papa et Maman n'apprécieront sûrement pas.

La porte claque à son départ. Je reste sur mon lit à me masser les poignets, le cœur palpitant. Ma peau est entaillée, du sang perle. Je n'ai même plus de cigarettes pour me défouler, alors j'attrape tout ce qui se trouve sur mon bureau et les envoie valser sur le sol.

Puis je hurle. Fort, très fort.

30 août.

Quelques semaines.

Ça va passer.

Bientôt, ce sera terminé. Bientôt.

Mais il faut que ça arrive. Vite. Sinon je vais commettre un autre meurtre, volontairement cette fois-ci.  

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