Chapitre 7 - Derniers jours d'un libéré
Chère Lisa,
Dans quelques semaines, je serai libre. "Sous condition", ont-ils dit, mais libre tout de même. Libre de sortir marcher, libre de respirer au grand air, libre de toute contrainte. Enfin, pas toutes les contraintes, non ; mon avocate m'a dit que je devrais pointer plusieurs fois par semaine au commissariat et comme toujours « faire profil bas » (c'est son expression favorite). Ah, et je ne devrais pas quitter Paris aussi, ni trop m'éloigner du Quartier latin, mais peu m'importe, tu sais combien j'aime cet endroit, et c'est toujours mieux que Fleury.
Mais putain Lis', je serai LIBRE.
Je te jure, j'ai envie de le crier sous tous les toits, de sauter au plafond, de hurler. Le temps ne m'a jamais paru aussi long que depuis qu'on m'a donné ma date de sortie.
30 août 2024.
Je l'ai noté sur le calendrier, au-dessus de mon lit. Ce lit froid, gris, recouvert du linge propre rapporté par ma mère. Je rêve de ma sortie. J'imagine un grand soleil, voire un rayon lumineux, braqué sur moi. J'irai à la boulangerie. Ou à l'épicerie. J'achèterai des gâteaux, plein de gâteau. Puis j'irai marcher dans Paris, au grand air. Tu te rends compte ? Non, tu n'en rends pas compte. Tu ne peux pas te rendre compte de ce que c'est, d'être privé de liberté, de passer ta vie à attendre, attendre, attendre, de tourner en rond, de se sentir oppressé, d'étouffer, de cet enfermement qui ronge. Mais c'est fini, putain ! C'est fini. Je vais retrouver le ciel, pouvoir l'observer autre part que dans une cour grise. Je vais pouvoir dévorer des croissants chauds, manger autre chose que ces plats dégueulasses qu'on nous sert tous les jours.
J'ai reçu l'accord du juge hier et cela fait des heures que je relis ces phrases.
LIBERTÉ.
LIBERTÉ.
LIBERTÉ CHÉRIE.
Tu viendras me voir ? Tu vas venir, hein ? Par contre, si tu pouvais garder ma libération pour toi, ça m'arrangerait. Je n'ai pas spécialement envie que les autres le sachent. Je n'ai pas l'intention de le crier sous tous les toits. De toute façon, on me demande de reprendre une formation, et vu l'écart qui s'est creusé entre mon passé et mon présent, il y a peu de chance pour que je retombe sur ceux d'avant. Ma mère m'a promis de m'offrir un téléphone et j'ai décidé de n'ouvrir aucun réseau social, d'être invisible, de juste exister dans le présent, dans la vraie vie. Plus de vie virtuelle, comme avant. Plus de risque.
Tu me manques, Lisa.
Tu me manques, mais je me dis que dans quelques jours, le manque sera comblé. Que je pourrais de nouveau te serrer dans mes bras, qu'on pourra tout recommencer. Tu crois qu'on pourra retourner dans cette librairie où je trouvais tous ces livres, en bas de Saint-Michel ? Est-ce qu'elle existe encore ? Tu crois qu'on pourra aller manger une glace au Luxembourg ? Tu crois qu'on pourra faire les cons, devant le Panthéon ?
Je rêve, je sais. J'ai conscience que dehors, rien ne sera comme avant, mais là, tout de suite, j'ai besoin d'y croire. Besoin de gommer les horreurs du passé. Besoin d'oublier que lorsqu'on riait devant le Panthéon, d'autres se moquaient. Besoin d'oublier que Florestan m'a un jour embrassé là-bas puis insulté le lendemain. Tu m'as parlé de lui, tu me dis que je dois le retrouver, lui parler. Mais pour quoi faire ? Il m'a rejeté, trahi. J'ai tout perdu par sa faute. Huit ans de vie, ça ne se rattrape pas. Il a sacrifié notre amour et ma jeunesse. Tu veux que je lui parle pour lui dire quoi ? Pour qu'il me dise « pardon, oups, c'était un réflexe de survie », ou juste « Je ne t'aimais pas, je me suis juste foutu de ta gueule et t'y as cru ». Peu m'importe ses raisons.
Je ne veux plus de notre histoire. Elle n'a jamais eu aucun avenir. Je veux juste avancer, tout recommencer.
Je veux juste vivre. En liberté. Loin de cette prison.
On se dit à bientôt, d'accord ?
À très bientôt, même.
Maël.
Je termine de relire ma lettre, traque les dernières fautes, corrige quelques coquilles et la glisse dans l'enveloppe prétimbrée que mes parents m'ont fournie. Je tente de masquer les soubresauts de mon cœur et les tremblements de mes mains, qui ne cessent de s'agiter depuis que j'ai reçu le papier du juge.
« M. Laroche,
Après réexamen de votre dossier, le procureur de la République a décidé de vous accorder une libération sous condition, prenant effet le vendredi 30 août 2024, sous couvert du respect des conditions citées ci-jointes... »
Cela fait déjà dix fois que je la relis. Peut-être vingt. Ou quarante ? 30 août.
Certaines personnes fêtent leurs anniversaires, moi, je fêterai bientôt ma libération. Si Lisa est partante pour m'accompagner, je suis même prêt à me le faire tatouer sur le poignet. Dans ma cellule étroite, je tourne et retourne sur moi-même, dans des aller-retour interminables. Impossible de lire. Le comte de Monte Cristo est resté ouvert sur mon lit, à la page 102. Je ne parviens pas à me concentrer, les mots ne s'imprègnent pas dans mon esprit, ils le fuient. Je ne pense qu'à l'après, qu'à l'extérieur, qu'à ce que sera ma vie.
Mes parents doivent s'occuper de mon inscription dans une formation. Ce sera sûrement la fac, peu m'importe en fait, même si c'est du droit. La seule chose que je refuse, c'est de suivre ces cours par correspondance. Je ne veux plus rien à distance. Je veux reprendre une vie normale, je veux retrouver une vie sociale et oublier ce passé qui m'enchaîne à mes souvenirs et à Armand.
— Huit ans, Le Brillac ! C'est cher payé pour ce que tu m'as fait ! lancé-je.
Évidemment, Armand ne me répond pas, même si j'ai l'impression de sentir sa présence autour de moi. Son souffle dans mon oreille, sa voix derrière mon dos, la pointe de son stylo, enfoncée dans mes omoplates : « J'vais te saigner à la sortie, sale pédale ». « Va crever », « Baisse les yeux, Laroche ! Baisse ». Je pince l'arête de mon nez et ferme les yeux, ordonne à mes souvenirs de retourner dans la boîte noire, ce coffre-fort que je garde enfoui. Ce coffre-fort dont je suis seul à avoir la clé, une clé qui m'échappe un jour sur deux, surtout de nuit, quand Armand revient murmurer : « Sale pédé ».
— Je vais pouvoir rejouer du piano.
De toutes ces choses que j'ai perdues, je crois que c'est ce qui m'a le plus manqué : la musique. J'ai un vieux MP3 qu'on m'a autorisé à garder, où j'écoute parfois des heures durant des morceaux de Bach, Schubert, Mozart, Beethoven. Je veux les jouer, ces morceaux. Je veux laisser mes doigts courir sur les touches du piano. J'imagine que c'est comme le vélo, cela ne s'oublie pas. Ma mère m'a appris que mon professeur était décédé en 2020 – du covid, apparemment -, mais que je pourrais toujours reprendre des cours de musique, même si cela coûte cher pour les adultes. « Parce que tu n'es plus un adolescent, Maël ». Non, je ne le suis plus. J'ai disparu de la vie réelle à l'âge de seize ans, je reviens huit ans plus tard, à vingt-quatre. Mais contrairement à mes camarades qui ont sûrement tous déjà un appartement, comme Lisa, qui commence à vivre sa vie, moi, je retourne chez mes parents.
Mais cela n'a pas d'importance. Je vais où ils le veulent, tant que ce n'est plus ici. Cela fait deux mois que je ne vois personne, à part Sylvain, et l'autre surveillant du soir ; à part ceux que j'aperçois au loin, lors de la seule promenade autorisée, à part Delphine, quand elle vient. Je veux voir des gens, je ne suis pas fait pour rester seul, je ne l'ai jamais été.
— Laroche ! Promenade ! crie une voix derrière la porte.
Je fronce les sourcils. Ce n'est pas celle de Sylvain, ni même celle du gardien qui partage son service avec lui, et pourtant, cette voix ne m'est pas inconnue.
J'entends un cliquetis, la porte qui se déverrouille s'ouvre :
— Comme on se retrouve, Laroche.
Monsieur J'ai-eu-mon-concours-dans-une-pochette surprise, j'ai nommé Bérangère, m'observe de ses yeux noirs. Je me serai bien passé de le revoir, celui-là.
— Que me vaut le plaisir de votre visite ?
— Échange de service, réplique-t-il. Bouge-toi, je n'ai pas toute la journée.
Toujours aussi aimable, à ce que je vois.
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