Chapitre 5 - Lisa
Mon cher Maël,
Comment vas-tu ?
Moi, ça va. Enfin, ça pourrait aller mieux, mais quand je compare mes problèmes aux tiens, je me dis qu'au fond, je n'en ai pas (sauf ceux que je me crée, comme diraient les parents). Je m'excuse d'avoir mis tant de temps à répondre à ta dernière lettre. Avec le concours, la prépa, le stage, tout a filé trop vite. Et puis, il y a aussi ma coloc' à gérer (vraiment, je ne supporte plus le bordel de Melissandre ni son petit copain, Louka !). Si tu voyais l'état de notre appartement, tu deviendrais dingue.
Tu me manques, Maël. La plupart du temps, je supporte ton absence (tu vas me prendre pour une grosse égoïste), mais parfois, comme ce matin, le manque se fait sentir et je me retrouve comme une conne à pleurer en me préparant pour partir. Mon meilleur ami me manque. Celui avec lequel je faisais toutes mes conneries. Celui qui m'aurait accompagné au bal de terminal, juste pour faire enrager Sofian (à ce propos, sa copine et lui viennent d'avoir un bébé. Oui, à 23 ans ! L'angoisse !!!!!!).
Des fois, je rêve que l'histoire se soit déroulée autrement. Que ce soit toi qui partage cet appartement avec moi, et non Melissandre (vraiment, je ne la supporte plus). Que ce soit toi que j'engueule le matin parce que tu n'as pas fait la vaisselle. Que ce soit toi que je vienne tirer par les oreilles parce que tu n'as pas été foutu d'essuyer le dentifrice dans le lavabo. Que ce soit toi qui vienne me consoler, parce que Mathieu m'a quitté.
Tu sais, Mathieu, le garçon en licence de mathématiques dont je t'avais parlé. Eh bien, on est sorti ensemble quelques semaines. Oui, je sais ce que tu vas me dire : « Une licence de maths, Lis' ! Déjà, ça partait mal ». Le lion ne s'associe pas avec le cafard, les littéraires ne s'accouplent pas avec les matheux. CQFD. C'était mal parti dès le départ. Mais bon, que veux-tu, il était beau Mathieu, avec sa tête de vilain garçon et ses yeux rieurs. Il m'a fait user un paquet entier de mouchoirs, et Melissandre n'a rien trouvé de mieux à dire que « C'était un gros ringard de toute façon ». Alors oui, elle a raison, mais j'étais amoureuse de lui. C'est con l'amour, hein ? Au moins à toi, je peux le dire, puisque tu sais à quel point ça rend bête d'être amoureux. Tu es le premier à le savoir, n'est-ce pas ?
Et en parlant d'amour, il faut qu'on parle de Florestan.
J'ai parfois du mal à savoir si je peux t'en parler. Je ne sais pas ce qui risque de te blesser. Dans tes lettres, tu ne me parles jamais de lui, ni d'Armand, ni de tous les autres. Tu veux seulement qu'on parle de moi. Il faut que je te tire les verres du nez et que je t'engueule, par écrit, pour que tu acceptes de me dire quand ça ne va pas, Maël. Et de me raconter ton foutu quotidien en prison !!! D'ailleurs, à ce propos, je suis désolée de ne pas être venu te voir cette année. Ne m'en veux pas, s'il te plaît. Ce n'est pas que j'ai été trop prise (même si, c'est un peu pour ça), c'est surtout que je ne supporte pas de te voir là-bas. Te savoir enfermé entre ces quatre murs est trop douloureux, les quelques fois où je suis venue, je me suis sentie extrêmement mal en repartant. J'avais l'impression de t'abandonner. Je passais les jours suivants à errer dans les rues, en sentant ta présence partout. Je préfère t'imaginer heureux, loin, dans un autre pays, plutôt que dans une cellule dégueulasse, avec plein de criminels (c'est égoïste, je sais).
Il paraît que Florestan a réussi son concours de médecine et qu'il entame son externat cette année. J'ai croisé Marie-Sophie (je ne sais pas si tu te souviens d'elle ?), elle m'a dit qu'il faisait stage au Kremlin-Bicêtre.
Et puis, j'ai reçu un message de lui, aussi.
Cela faisait déjà plusieurs fois qu'il essayait de me contacter, mais je l'avais bloqué partout après le procès. Je le haïssais tellement pour ce qu'il t'avait fait que je m'étais toujours bornée à n'accepter aucun contact. Je le déteste toujours d'ailleurs, mais... Quand j'ai ouvert son DM sur Instagram (il a créé un nouveau compte), j'ai découvert ça (je te le transcris) : « Je suis désolé pour ce qu'il s'est passé avec Maël. Tu as le droit de penser que je suis la pire enflure de la terre, une sous-merde qui mériterait de crever, parce que c'est la vérité. J'ai menti, parce que j'avais peur. J'étais incapable d'assumer qui j'étais et j'ai paniqué. Je me suis laissé entraîner par Armand et le groupe. C'était plus facile de prétendre que Maël était coupable, et je m'en veux pour ça. Je m'en veux tellement. Si tu as un moyen de le contacter, dis-lui que j'aimerais le revoir un jour et tout lui expliquer ».
Evidemment, tu te doutes de ce que j'ai fait à l'instant où j'ai terminé de lire ? Je lui ai envoyé un message bien salé, à coup de smileys et un mot long comme mon bras pour lui faire savoir le fond de ma pensée. J'étais tellement en colère de lire ça. Lui vit sa meilleure vie, suit ses études, pendant que toi... Et puis, il reporte toujours la faute sur les autres, ça m'a mise en rogne. Mais ensuite, il a répondu, et j'ai commencé à discuter. Passé les insultes, nous avons fini par nous exprimer à peu près correctement l'un envers l'autre (enfin moi surtout), et il a réussi à me faire de la peine ce con.
Argh ! Je me hais pour ce que je m'apprête à t'écrire, Maël, mais je crois qu'il s'en veut réellement. Il culpabilise, il regrette. Alors, oui, je sais, ça ne change rien. Ça ne va pas effacer ses mots ni ce qu'il a fait. Ni la mort d'Armand. Ni l'endroit où tu es. Mais il regrette, et il faudra que vous en reparliez un jour. Vraiment, il faudra. C'est important pour toi ! Pour que tu ailles de l'avant.
Bon, je dois me dépêcher. J'ai la deuxième épreuve du concours dans une demi-heure (tu sais, je passe le CAPES, pour devenir prof). Si je réussis, j'aurais un stage l'an prochain, puis l'oral. Et sinon, cet été, je vais sûrement descendre sur la Côte d'Azur. De toute façon, tout le monde se barre de Paris à cause des JO. Tu devrais voir, la capitale est toute propre, le métro n'a jamais aussi bien marché. Par contre, tout est encore plus cher qu'avant. Enfin, pour toi, tout sera forcément plus cher de toute façon, tu viens du monde avant le Covid ! Purée, c'est tellement fou !!!
Écris-moi quand tu auras cette lettre d'accord ? Et promis, je vais essayer d'être moins égoïste et de venir te voir.
Tu me manques.
Chaque jour.
J'ai hâte de te prendre dans mes bras.
Prends soin de toi.
Lisa.
PS : Ne me déteste pas trop d'avoir parlé de Florestan.
PS2 : Je t'aime.
PS3 : J'ai glissé un timbre dans l'enveloppe.
Allongé sur mon lit, je lis et relis la lettre de ma meilleure amie. Cela fait des jours que je repasse en boucle ces lignes et je ne sais toujours pas quoi répondre. Surtout pour la partie concernant Florestan. De quel droit se permet-il d'écrire à Lisa ? De quel droit exprime-t-il des regrets et de la culpabilité alors que c'est moi qui ai été condamné parce qu'il n'a pas été capable de dire qu'il m'aimait, et qu'il a préféré faire croire que je l'avais obligé à m'embrasser. Je le déteste. S'il y a bien une personne que je hais plus qu'Armand, c'est lui.
Pourtant Florestan reste mon premier amour.
Alors comme ça, il a vraiment réussi son concours, il va devenir médecin ? Ma théorie selon laquelle Amir a appris mon histoire de sa bouche n'est pas complètement abracadabrante au final, même si ce serait une sacrée coïncidence. Je n'ai pas eu le fin mot de cette histoire, je ne sais pas comment il a appris la mienne. Mais peu importe, au fond. Ce qui m'importe, c'est plutôt ce que je ferai ensuite, une fois dehors. Retrouver Lisa ? Prendre une coloc avec elle ? Impossible. Je n'ai pas d'argent, elle entrera en master, et moi en rien du tout. Quant à retrouver Flo, est-ce que j'en ai réellement envie ? « Oui », me crie mon cerveau, la partie qui cherche à comprendre. « Non », répond l'autre, la plus sensée, qui me dit d'aller de l'avant et de l'oublier, qu'aucune parole ne rattrapera le passé. Je n'ai pas besoin de revoir Florestan, je n'ai besoin de revoir aucun de mes bourreaux du lycée, et surtout pas lui. Quant aux autres, ils sont trop nombreux. Ceux qui osent se montrer, qui vous insultent droit dans les yeux, se comptent sur le doigt d'une main. Mais tous les autres, ceux likent en secret, ceux qui chuchotent, ceux qui détournent le regard, ceux qui répandent des rumeurs. Tous ces gens invisibles m'ont sûrement oublié.
Même si moi, je ne les oublierai jamais.
Dans une histoire de harcèlement, tout le monde est responsable. Donc personne ne l'est.
— Laroche ! Repas.
Je me redresse et m'avance vers la trappe qui s'ouvre pour laisser passer le plateau. Je m'étonne d'y trouver Sylvain, il n'est de service que le matin en principe.
— Vous faites des heures supp' ?
— Deux surveillants sont en arrêt, répond-il. Il faut bien combler les trous.
— Burn out ?
— Quelque chose comme ça.
Je récupère le plateau et le dépose sur la table. On m'a rapporté mes affaires, mes livres s'entassent sans aucune logique, mes vêtements aussi, que je n'ai toujours pas rangés. J'étouffe dans cette cellule exiguë. Sylvain s'apprête à repartir, mais je le rappelle. La solitude me pèse. Dehors, il pleut, le ciel est gris. L'hiver fait des prolongations, le mois de mai a oublié d'emmener le soleil avec lui, et j'ai besoin de compagnie.
— Un problème ? demande Sylvain.
— Je me demandais juste... vous avez une vie de famille ?
Derrière la porte, j'entends un éclat de rire, un raclement de roulettes.
— Non, répond-il, mais j'ai une petite amie et nous attendons un heureux événement.
— Oh, félicitations.
J'imagine que c'est ce que l'on dit dans ce cas, non ?
— Merci.
Le silence s'installe. Sylvain ne reprend pas son tour de distribution, il reste près de la porte.
— Comment on devient gardien de prison ? enchaîné-je. Ce n'est pas courant comme métier.
Il rit et se rapproche de la porte. Sa voix se fait plus claire.
— J'ai passé un concours, explique-t-il.
— Y a des concours pour surveiller des prisonniers ?
— Ouais, pas facile en plus.
— Vous voulez dire que Bérangère a obtenu un concours ? Sérieusement ?
Je suis un peu sceptique. Cet homme a un mollusque à la place du cerveau. À moins que le concours consiste à frapper sur des détenus avec une matrape, je ne vois pas comment il a réussi à valider quoi que ce soit. À travers la lucarne de la porte, Sylvain me renvoie une moue amusée. Je note qu'il ne me contredit pas ni ne me reprend sur la légère modification du nom de son collègue.
— Disons qu'ils ont peu de candidats.
— Et vous vouliez vraiment faire ça ? Genre, c'était une vocation ?
— Pas vraiment non, je suis arrivé là par hasard. J'étais largué, j'ai raté mon bac, erré de boulot en boulot et quand on a décidé de s'installer en région parisienne avec ma copine, eh bien, j'ai sauté sur l'occasion. Ça paye bien.
Tu m'étonnes. Ils doivent avoir des primes de risque. Ils mettent l'argent dans la sécurité et n'en ont plus ensuite pour notre confort. À choisir, je n'aurais jamais postulé pour faire ce boulot. Maintenir le calme, inspecter les cellules, fouiller des détenus, régler les disputes. Je lui cite toutes ces tâches ingrates, et vois Sylvain froncer les sourcils.
— Il n'y a pas que la dimension sécuritaire, on est aussi là pour vous apprendre les règles de la vie en collectivité.
— Loupé, ricané-je.
— Et pour dialoguer avec vous.
— Bérangère n'a pas dû lire les petites lignes du contrat.
Mais Sylvain, oui. La preuve, il prend le temps d'échanger avec moi. Je suis ingrat, ce n'est pas le premier à le faire, surtout quand j'étais dans le quartier des mineurs. Là-bas, il y avait aussi des éducateurs, des psychologues et parfois, un enseignant venait nous donner des cours. J'ai passé mon bac à distance de cette manière. On m'a ensuite proposé de suivre des études par correspondance, je m'étais engagé à le faire ; mais dès que je me suis retrouvé dans la section des hommes, j'ai déchanté. Avec les plus jeunes, c'était plus facile de penser à un avenir, à une réinsertion, à des études. Avec les adultes, j'ai très vite compris que c'était impossible. Beaucoup ne sont pas à leur premier séjour en prison et ils savent casser vos espoirs et vos rêves.
Et de toute façon, il n'y a pas de piano ici et je n'ai jamais envisagé aucun autre avenir que celui-là. Mon père a bien tenté de me convaincre de faire du droit, ma mère a proposé que je m'inscrive en lettres moderne « comme Lisa », mais j'ai tout refusé. « Je m'en occuperai plus tard, quand je sortirai » avais-je répondu. Si ce plus tard arrive un jour...
— Et toi, comment es-tu devenu prisonnier ? me demande Sylvain. Était-ce une vocation ou un hasard du destin ?
Je souris. J'aime bien sa formulation, elle est douce, légère, elle ne comporte pas tous ces reproches, cette culpabilité qu'on veut vous mettre sur le dos quand on vous demande « Pourquoi ? Comment ? Qu'est-ce qui t'a poussé à faire ça ? ».
Sa question est pertinente. Étais-je prédestiné à arriver ici ? Est-ce que j'aurais pu l'éviter ? Sûrement oui. Tout aurait pu être évité, si Florestan n'avait pas balancé nos messages privés sur le groupe de la classe. S'il ne m'avait pas accusé de l'avoir embrassé sans son accord. S'il n'avait pas piétiné notre histoire d'amour et mon cœur. Si les autres ne s'étaient pas moqués, n'avaient pas tout repartagé. Si Armand n'avait pas trouvé cela drôle. Si je ne l'avais pas poussé dans cet escalier, ce jour-là.
Avec des « si », on refait le monde.
— J'ai lu votre dossier, Maël, reprend le surveillant. Vous ne devriez pas être ici.
Je souris. Ses mots me vont droit au cœur, mais il a tort. J'ai ma place parmi les prisonniers. Je ne regrette pas de l'avoir tué. Je regrette juste d'y avoir été obligé.
— Je ne suis pas quelqu'un de bien, chuchoté-je.
— Vous vous trompez. Vous êtes quelqu'un de bien, mais vous avez fait une mauvaise chose, parce qu'on vous a poussé à bout. C'est différent.
— Le résultat est le même.
Armand est mort et je suis enfermé ici. Quant à cet isolement, je ne le dois qu'à moi-même. La présence de Milo me manque, j'appréciais vraiment mon codétenu, la solitude est difficile à vivre.
— Est-ce que je peux vous demander un service ?
Sylvain se rapproche encore plus de la porte. J'entends le chariot s'écarter sur le côté, les roues se bloquer. En général, les gardiens marquent une distance de sécurité avec nous. Là, il me suffirait de tendre mon bras pour le toucher, voir l'agripper. .J'apprécie cette confiance qu'il me témoigne.
— Cela dépend du service ?
Je souris. Qu'il n'aille rien s'imaginer, je suis un garçon bien sous tous rapports, si l'on excepte cette tâche d'encre dans mon CV.
— Vous pourriez me ramener des livres ? J'ai terminé tous les miens.
Et je m'ennuie ferme ! Je n'ai pas encore trouvé les mots pour répondre à Lisa, je passe mon temps à tourner en rond dans cet espace réduit au strict minimum et je n'ai plus rien à lire.
— Des auteurs préférés ?
— Alexandre Dumas ! répond-je aussitôt.
J'ai déjà lu Le comte de Monte Cristo, mais je ne serai pas contre le relire. Il paraît qu'un nouveau film va sortir au cinéma, avec Pierre Niney. J'aurais aimé le voir, les critiques ont l'air positives, et j'ai toujours trouvé cet acteur incroyable, en plus d'être canon. Sylvain note ma demande, puis m'annonce qu'il va devoir partir. La trappe se referme, me laissant seul avec mon plateau repas, composé d'un plat réchauffé, sans doute surgelé. Une espèce de hachis parmentier qui baigne dans son jus, à côté d'une tranche de pain rassie. Génial. Vivement que mes parents me rapportent à manger.
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